Maria Judite de Carvalho – Ces mots que l’on retient – Minos La Différence 2011
Ce court récit (95 pages) a été publié en 1988, en portugais, sous le titre « As palavras poupadas », dix ans avant sa mort, et fait donc partie de la dernière partie de l’œuvre de l’auteure. On y retrouve les thèmes qui traversent toute son œuvre : l’incommunicabilité, le silence, le côté tragique de l’existence et l’impuissance sociale des femmes.
Graça revient dans la maison paternelle après la mort de son mari. Elle se souvient de ce père autoritaire et inflexible qui l’a chassée autrefois et ne lui a jamais pardonné qu’elle lui dise la vérité.
Ce récit est d’une richesse absolue, surtout après avoir lu les brillantes analyses de Maria Gracia Bessete[1], professeure d’université à la Sorbonne, dans son analyse des grands thèmes qui parcourent l’œuvre de l’auteure.
Le récit s’articule autour de deux thèmes, celui du corps souffrant des femmes, et celui de l’incommunicabilité entre les êtres. D’ailleurs on ne sait pas vraiment quels sont ces mots « ceux qu’elle avait dits et ceux qu’elle avait tus », cette économie de mots car, curieusement, la trahison apparente est d’abord celle des corps, avant de s’opérer à travers les mots. La trahison de l’ordre établi, des conventions sociales car les corps livrent « une étroite bande de vérité ».
Les corps trahissent, la maladie par exemple à laquelle elle est condamnée à son adolescence, la maladie de son mari et sa mort. Les corps disent la souffrance plus que les mots. C’est plutôt leur absence qui doit nous alerter, il porte tous les mots que l’on ne dit pas.
Ce qui est dit n’a aucune importance, ce sont des « formules de politesse bourgeoise », des « petits discours plus ou moins didactiques, truffés de proverbes, de lieux communs et de citation ». Ils ne disent rien de nous-même de nos aspirations ou de nos désirs, ils sont incapables de dire l’amour, dans cette société corsetée, où la parole maîtresse est celle du père.
Maria Gracia Bessete interprète ainsi ce rapport au corps « excrit », « corps malade ou vieilli, qui permet de dégager une représentation souvent aliénée de la femme, enfermée dans sa condition subalterne, façonnée par l’idéologie d’une société patriarcale. »[2]
Les mots ont un poids, ils pèsent, mais lorsqu’ils sont dits, ils acquièrent une incroyable légèreté : « La phras était dite. Enfin pas très bien d’accord, mais elle était finalement sortie, elle avait pris son vol, était entrée dans les oreilles de quelqu’un, et c’était cela qui comptait. Elle l’avait pensée pendant des années, puis avait fini par la jeter au fond d’un tiroir (elle ne savait que faire de cette chose gênante et inutile) et l’avait oubliée, la phrase, bien sûr, pas l’image qui, elle, avait été photographiée et accrochée à tout jamais au mur de sa mémoire. »
« Car jamais elle n’a dit ce qu’elle aurait voulu dire, mais toujours des choses différentes et inutiles, qui se forment en elle sans qu’elle s’en aperçoive et qui viennent mal à propos ».
Graça n’a pas droit à la parole qui exprimerait sa singularité, ou son désir. Le désir est ravalé au rang du corps, ou il est hystérisé. La parole doit faire d’incroyables détours, prendre des intermédiaires, afin que les mots soient dits et répétés et donc déformés.
D’ailleurs, la mère de Graça est morte, et souffre certainement du « manque fondateur du modèle [3]maternel », et également d’une parole transmise dans le dialogue maternel.
Et de cette inquiétude, de cette angoisse du manque, de l’absence, de ce désir de mort, « sans rien au bout du chemin, sauf le bout du chemin », il faut s’arracher et continuer à avancer coûte que coûte, « ouvrir la bouche », dire…
[1] Maria Judite de Carvalho « Une écriture en liberté surveillée » Introduction et Du corps excrit : Tanta gente, Mariana… Maria Graciete Besse
[2] Ibidem page 17
[3] ibidem