Archives pour la catégorie Femmes françaises

Marie-Louise Gagneur – 1832 – 1902

Détail – Portrait Galerie des gens de Lettres

Née Marie-Louise Mignerot en 1832, Marie-Louise Gagneur a publié des essais, des nouvelles et plus de vingt romans. Membre de la Société des Gens de lettres, elle œuvre pour la féminisation des noms de métiers, lutte pour l’égalité des droits des femmes, et dénonce le sort injuste qui leur est fait depuis la Restauration, les plaçant sous la tutelle de leur mari, et leur interdisant de divorcer.

Ses propositions sur la féminisation du nom d’écrivain sont rejetées, sous prétexte que ce métier n’est peu ou pas exercé par les femmes. Elle mourra à l’entrée du siècle, en 1902, quelques mois après avoir reçu la Légion d’Honneur.

Elle dénonce l’éducation des femmes dans les couvents auxquelles on fait subir un véritable lavage de cerveau, visant à les rendre parfaitement soumises à Dieu et à leur mari. Son expérience du couvent nourrira son anticléricalisme.

Les éditions « talents hauts » publie un inédit, « Trois sœurs rivales » , roman feuilleton  du journal « La presse » de juillet à août 1861 dans lequel « elle place les premiers jalons de son combat en faveur de l’émancipation des femmes »[1].

En outre le site Gallica lui consacre un long article sous la plume de Roger Musnik avec des liens vers ses œuvres désormais dans le domaine public.

Elle mérite d’être redécouverte, la littérature est pour elle une arme de combat, qu’elle manie avec une redoutable efficacité et sa vie est passionnante à lire (Voir Gallica).


[1] Préface d’isabelle Pasquet

Rosemonde Gérard ( 1866-1954)

Rosemonde Gérard ( 1866-1954) Photo credit : Wikipedia

Je me souviens d’une conversation passionnée avec Jacques Fournier, ancien directeur de la Maison de la Poésie de saint-Quentin-en-Yvelines (Il a fait tout un travail biographique et des lectures autour de Rosemonde Gérard), et sa compagne, au sujet de la pièce qui faisait grand bruit à l’époque autour d’Edmond Rostand, et dans laquelle Rosemonde Gérard, compagne de l’écrivain, jouait un rôle tout à fait mineur. Ce qui prouve combien les processus d’invisibilisation des œuvres de femme sont encore vivaces dans nos sociétés.

Or, Rosemonde Gérard était loin d’être une inconnue dans le domaine des Lettres. Son premier recueil poétique, Les Pipeaux, la fait connaître en 1889 et la même année elle épouse Edmond Rostand.

Par la suite, elle publie d’autres ouvrages, notamment l’Arc-en-ciel en 1926, Les Papillotes en 1931, Féeries en 1933, et Rien que des chansons en 1939.

Elle a écrit aussi pour le théâtre, Un bon petit diable avec son fils Maurice, et des pièces comme La Robe d’un soir, La Marchande d’allumettes, ou La Tour Saint-Jacques.

D’ailleurs la vie de Rosemonde Gérard ne se résume pas à sa vie amoureuse, car elle en eut plusieurs.

Non, sa vie se lit dans ses poèmes, dans ce feu sacré qu’elle entretiendra toute sa vie.

Nous connaissons tous ces quelques vers : « Car vois-tu, chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain. »

Ils font partie d’un très beau poème « Lorsque nous serons vieux ».

J’ai appris par Diglee, et son magnifique recueil dont je vous conseille la lecture « je serai le feu », aux éditions « la ville qui brûle », qu’elle avait entrepris le projet littéraire d’un recueil de poèmes exclusivement composé de poétesses, Les Muses françaises publié en 1943 chez Fasquelle éditeurs.

En 1901, elle est nommée chevalier de la Légion d’honneur

Elle fait partie du jury Femina en 1939.

Cathe­rine Wein­zaep­flen, Ismaëla

Cathe­rine Wein­zaep­flen, Ismaëla, Edi­tions des Femmes — Antoi­nette Fouque, Paris, 2023, 128 p. 

Ismaëla a quitté le Mexique pour un futur meilleur aux États-Unis. Dans ce trajet pour l’exil, elle risque sa vie . Et elle rencontre l’amour. Elle s’arrache à ce cocon douillet alors que rien ne l’assure qu’elle trouvera un travail et un logement à son arrivée dans un pays qui ne veut pas d’elle.

Ismaëla n’est pas une « perdante », mais une femme pleine de vie, qui malgré l’aridité de son existence et les privations qu’elle endure pour envoyer de l’argent à sa famille, est toujours en éveil. Elle observe, raisonne, et des pensées la traversent, des flux qui ont la beauté de cette mer qu’elle regarde le plus souvent de loin.

A travers son regard, apparaît Los Angeles, prise dans le brouillard, à cinq heures du matin ou floutée par la vitre d’un bus, une ville où les inégalités sont criantes, et où se côtoient d’extravagantes propriétés et des logements misérables.

Les souvenirs, les odeurs, les couleurs du Mexique, viennent rythmer le récit, lui donnent une douceur et un balancement qui effacent la grisaille des jours sans joie.

Et au cœur de cette femme, qui ne se résume jamais à sa pauvreté, palpite une vie secrète, d’infinis mouvements, la pulsation du désir. Et l’émerveillement. Elle est éblouie par la beauté de certains lieux, par les fontaines, les sculptures, par la facilité avec laquelle sa fille s’adapte à ce nouveau monde.

Elle savoure les petits matins et les moments où le ciel s’éclaire, l’odeur des hibiscus. Elle est incroyablement vivante.

A travers ses rencontres, elle fait l’expérience d’autres vies que la sienne, d’autres mondes, d’autres manières d’être femme.

L’autrice parvient à nous captiver, à travers son regard, à nous intéresser aussi aux problématiques sociales et politiques soulevées par la situation des émigré.e.s mexicain.e.s.

Plus largement, elle fait écho aux migrations que connaît l’Europe qui accueille, plus ou moins mal, ses réfugié.e.s. Elle rappelle cette injustice fondamentale dont souffrent les populations qui ne trouvent ni le travail, ni la sécurité, ni l’éducation dans leurs pays minés par la corruption, la guerre, et une pauvreté endémique.

Tout s’incarne en Ismaëla, tout devient, proche, palpable, et cette colère qu’elle dit ne plus pouvoir éprouver, nous la prenons avec nous, pour qu’elle puisse continuer à gronder et à secouer le monde.

Laurène Marx Borderline love/ «  Chez moi les femmes elles se passent l’amour et la beauté comme une maladie. »

Je retrouve l’écriture de Laurène Marx, après la lecture de  « Pour un temps sois peu », intense et profonde.

Cette écriture des bords, de la limite-frontière, mais aussi de la ligne, qui si elle démarque relie aussi les bords entre eux dans un savant travail de couture, travaille cette notion de frontière, d’identité, qui nous donne forme et en même temps nous déforme et nous ampute. La couture c’est le travail de création mais aussi de réparation de l’autrice. C’est également une visée vers un au-delà et un deçà qui n’est pas soi mais qui nous institue. Je repense à cette formule de Nietzsche qui disait que l’homme devait faire de lui-même une œuvre d’art, et j’ai cette impression d’une autrice qui d’œuvre en œuvre se crée et se recrée.

Je n’ai jamais vu aucune de ses pièces jouée mais de texte en texte, la rencontre devient inévitable avec la chair des mots.

Le texte de la pièce relate la rencontre entre une jeune femme et une autrice, son double peut-être, à laquelle elle livre le récit de sa vie, afin de retrouver son amoureux perdu, peut-être pour lui expliquer ce qu’est cet amour qui fait mal en elle, pour en faire la genèse et comprendre ce qui le rend si dangereux pour elle et pour les autres. La confession , en même temps qu’elle délivre son message, délivre de tout mal.

«  Chez moi les femmes elles se passent l’amour et la beauté comme une maladie. »

Les métaphores s’organisent autour de l’odeur ( du corps, du tabac, de l’alcool etc.) , la saleté qui recouvre comme une seconde peau  les organes, le corps, omniprésents, de cette mère qui « a pris l’habitude de vivre dans un coin de son corps » et dont la beauté est la malédiction qui la condamne à n’être qu’une apparence et un sortilège, jusqu’ au corps de ce père, qui déborde, qui pue et  prend tout l’espace en passant par ce cousin dont la peau et les organes le fuient.

Elle dénonce ces amours toxiques, qui sont seulement des projections de soi-même en l’autre, de cette volonté de rendre l’autre heureux malgré lui, de force, de soumettre à travers son désir et d’appeler cette violence radicale de l’amour.

«  Je ne veux pas qu’on m’aime mais qu’on ait peur de m’aimer » dit la narratrice.

Dans cette transmission malheureuse, au sein d’une société où parfois s’organise la haine des femmes, « une femme apprend à fuir dans sa tête et à rester dans son corps », à ne pouvoir s’échapper d’elle-même, mais celui-celle qui se sent femme dans sa tête est tout aussi coincé.e dans son corps. Voir, avec quelle férocité, l’histoire de nos sociétés, depuis le XIXe siècle a interdit leur féminin aux hommes. Dégoupiller les normes du genre, c’est peut-être décrasser nos têtes et nos pensées. C’est peut-être aussi traverser la frontière.

Une langue avec ses fulgurances, sa poésie et toujours cet humour féroce qui fait la nique au malheur.

A lire ! A voir !

Cécile Sauvage ou l’ardeur d’aimer Le 17/09/2022 à Paris

Lecture

Par des extraits de ses recueils, la Cie donne à entendre la voix de la poétesse Cécile Sauvage (1883-1927), pour découvrir le parcours de sa vie : son entrée en poésie, la naissance de son fils aîné, sa relation passionnelle avec son éditeur, la guerre…

Avec la Cie à Hauteur 2 voix, Véronique Elena Malvoisin, comédienne et Jacques Fournier,

Credit photo : DR

Cécile Sauvage, grande poétesse dont œuvre commence à être redécouverte, est une femme de lettres française, née à La Roche-sur-Yon le 20 juillet 1883 et morte à Paris le 26 août 1927.

Cécile Sauvage est la mère du musicien Olivier Messiaen. Elle chante la mère Nature, distributrice de fleurs et d’étoiles. « La poésie de Cécile Sauvage est une poésie de plein air et de plein vent », écrit Jean de Gourmont en 1910. La neurasthénie va assombrir ses dernières œuvres. (source wikipedia)

Je t’apporte ce soir…

Je t’apporte ce soir ma natte plus lustrée

Que l’herbe qui miroite aux collines de juin ;

Mon âme d’aujourd’hui fidèle à toi rentrée

Odore de tilleul, de verveine et de foin;

Je t’apporte cette âme à robe campagnarde.

Tout le jour j’ai couru dans la fleur des moissons

Comme une chevrière innocente qui garde

Ses troupeaux clochetant des refrains aux buissons.

Je fis tout bas ta part de pain et de fromage;

J’ai bu dans mes doigts joints l’eau rose du ruisseau

Et dans le frais miroir j’ai cru voir ton image.

 Je t’apporte un glaïeul couché sur des roseaux.

Comme un cabri de lait je suis alerte et gaie ;

Mes sonores sabots de hêtre sont ailés

Et mon visage a la rondeur pourpre des baies

Que donne l’aubépine quand les mois sont voilés.

Lorsque je m’en revins, dans les ombres pressées

Le soc bleu du croissant ouvrait un sillon d’or;

Les étoiles dansaient cornues et lactées ;

Des flûtes de bergers essayaient un accord.

Je t’offre la fraîcheur dont ma bouche était pleine,

Le duvet mauve encore suspendu dans les cieux,

L’émoi qui fit monter ma gorge sous la laine

Et la douceur lunaire empreinte dans mes yeux.

(Tandis que la Terre tourne, 1910)

« Mêlés dans un même nid de ronces » – Les roses sauvages – Carole Martinez

Editions Gallimard, 2020 – Collection folio n°7036

« Nous faisons nos choix en lisant, Lola sera un bouquet composé à partir de quelques mots écrits et de vos propres souvenirs, de vos matériaux intimes. Elle sera notre œuvre commune, notre enfant, conçue dans le mitan du livre où nous dormons ensemble, lecteur et auteure, mêlés dans un même nid de ronces. »

De ces frontières poreuses entre le livre et moi, j’ai franchi le seuil de la chambre de Lola, postière  boiteuse et solitaire. Je contemple l’armoire bretonne qui palpite, je sens son odeur de vieux chêne, elle bat de ses cœurs en tissus, amassés là, sur les étagères. Les secrets qui les habitent bruissent dans la pièce, petite mélodie invisible, les mots se pressent, comme des lèvres sur le tissu, amoureusement.

L’autrice regarde elle aussi, entrebâille l’armoire, afin que l’histoire puisse commencer. Mes doigts incertains tournent les pages du livre.

Il faudra bien que ce cœur saigne, qu’il s’ouvre, afin que le monde retrouve sa cohérence. Que les mots s’en échappent, voraces, en équilibre sur un fil qui à chaque fois se déroule et menace de casser.

« De l’écriture à la lecture, tout circule, de l’auteur au personnage et du personnage au lecteur, les frontières sont poreuses ».

L’histoire de ces femmes, sauvages et libres qui reprennent possession de leur corps, trament et tissent notre féminin, le féminin du monde, sans lequel rien n’advient, tremble comme une image à la surface de l’eau. Y affleurent les tourments de l’autrice, sa vie aux prises avec l’inquiétude et la fragilité de l’amour.

« Je me suis réfugiée ici, dans cette histoire, pour fuir la mort de l’amour éternel. »

Ce danger de la page, de ce qui pourrait « nous sauter à la gorge et nous étouffer » si nous ne prenions pas garde, si la page et le livre nous absorbaient tout à fait dans la profondeur de ses mystères, et que l’univers réel perde ses contours, se dilue et se crevasse.

La nécessité d’une amarre, de l’amour, de n’importe quel amour … qui puisse solidement nous tenir.

Avec Carole Martinez, lire est faire œuvre commune, « mêlés dans un même nid de ronces », c’est entamer une conversation qui se poursuit de livre en livre, qui jamais ne cesse et toujours s’approfondit, se creuse, se fait, et se défait, pour renaître encore et encore.

Parole d’autrice : Carole Martinez

« Un roman n’est pas un mensonge, puisqu’il ne se présente pas comme la vérité, même s’il s’en donne les apparences. il peut pourtant contenir plus de réalité qu’un témoignage, permettre de toucher à l’intime, de dire ce qui ne saurait être dit autrement. »

« Dans le silence de mes cahiers, un monde a germé qui ressemble plus ou moins au nôtre, un monde fait de bric et de broc, mon héroïne s’y niche entre les lignes, et peu importe si j’use de tiges de ronces pour dire les liens profonds qui la ligotent, d’un peu de suie pour dessiner ses yeux, de morceaux de ferraille pour lui bricoler un corps. »

in « Les roses fauves », Editions Gallimard 2020

Les femmes et la littérature : Carole Martinez

Je suis très très lente, je mets près de dix, quinze ans pour un roman, en fait, entre le moment où je commence à raconter et la fin de l écriture. Parce qu’avant d écrire,  je raconte, et mon histoire mûrit dans les yeux des gens auxquels je la raconte. Et c’est dans leur écoute, que je trouve la force et le désir d’aller plus loin. Je suis une conteuse, je fais ma Shéhérazade, et il y a des gens extraordinaires,  à qui on a envie de raconter plus longtemps. Alors on va plus plus loin, et l on se dit, il ne faut pas oublier ce qu’on vient d inventer pour eux . En général, je ne note pas, et si ça ne tient pas, c’est que l’histoire n était pas assez forte, mais petit à petit, normalement l’histoire se fait comme ça. Quand finalement je me mets à écrire, il se passe autre chose, et c’est assez étonnant d’ailleurs car l’histoire écrite n’est pas celle que j’ai racontée. C’est le fil même de l’écriture qui va me conduire ailleurs.

Carole Martinez, Meulan-en-Yvelines, le samedi 9 avril 2022

Carole Martinez à Meulan-en-Yvelines, qu’on se le dise !

Samedi 9 avril à 15h, la bibliothèque multimédi@ et mon amie Karine reçoivent la romancière Carole Martinez pour son dernier roman Les roses fauves publié en 2020 chez Gallimard. Cette rencontre sera suivie d’une dédicace. Karine étant une très talentueuse intervieweuse, la rencontre sera forcément intéressante. L’écriture de Carole Martinez est belle, puissante. Elle fait partie de ces autrices qui ont fortement marqué le paysage littéraire français et dont je suis une lectrice assidue !

Entre autres, vous pourrez lire les chroniques de :

Coeur cousu

Du domaine des murmures

La terre qui penche

Entrée libre, il n’est pas nécessaire de l’avoir déjà lue pour assister aux échanges. INFOS au 01 30 95 74 23

Carole Martinez et Karine Josse

Placement libre – Ella Balaert/« Inventer ce n’est pas mentir, c’est ouvrir l’espace, laisser de l’air aux choses, aux gens. »

Placement libre – Ella Balaert – 2016, des femmes, Antoinette Fouque

« Inventer ce n’est pas mentir, c’est ouvrir l’espace, laisser de l’air aux choses, aux gens. »

De deux billets en placement libre, Ella Balaert fait surgir et orchestre avec brio un questionnement philosophique sur la liberté, sur la place qui nous est assignée à chacun dans la société et sur les mécanismes de l’exclusion qui broient les individus.

Une femme réserve deux places au théâtre pour aller voir son idole, Denis Macaret, et à la réception de ses billets, elle s’aperçoit qu’ils sont en placement libre. Les deux jours qui précèdent la représentation , elle doit lutter contre l’angoisse, et réfléchir sur sa propre vie.

La totale liberté, prônée par le capitalisme libéral nous rendrait-il  « expulsable », « éjectable », « expatriable » renforçant la loi du plus fort, soumettant les plus faibles à la « loi de l’empoigne » dans le théâtre du monde ? Ou la liberté est-elle conquête de sa propre place sans qu’elle nous soit assignée, d’un individu sans destin, ivre de désir et soumis à l’incertitude ?

De cette maxime shakespearienne, « Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. », le personnage féminin tente, sous forme de provocation, une autre : « Trouve ta place dans ce monde ou quitte-le ». Injonction ambigüe et radicale, dérangeante même. Je l’ai comprise ainsi : malgré les embûches, invente ta place. Impose-toi. Mais elle suggère aussi le désespoir de ceux qui ne trouvant aucune place en ce monde, renoncent à jamais, et décident d’en finir.

Des différents déterminismes qui jouent pour ou contre nous : socio-économique, biologique, psychique, peut-on faire des leviers ? Ou est-on condamné.e.s  au placement réservé, « à vie ou presque » ?

Et que dire de ceux qui passent d’un monde à l’autre ? De la fille d’ouvriers qui rejoint un monde d’intellectuels, se sentira-t-elle à jamais étrangère, coupable d’être à la mauvaise place ?

Sera-t-elle condamnée à jamais « à couper sa salade au couteau » ?

L’emploi du « tu » dans la narration, organise l’analyse, aussi précise que celle d’un entomologiste. Le tu est la petite voix intérieure que nous avons tous, celle de la conscience, qui réconforte, qui admoneste, qui vitupère ou qui réconforte.

J’éprouve, avec les œuvres de cette autrice une forme de connivence ; ma lecture entre profondément en résonance avec elle.

Je pourrais dire beaucoup d’autres choses, tellement ce roman est brillant et affûté ; on y sent aussi la colère, un souffle brûlant qui insuffle aux mots une respiration dans les phrases, autour des phrases.

« J’ai écrit ce roman dans une grande colère et une réelle inquiétude. Je le dédie à toutes celles et à tous ceux qui se sentent excl-e-s du monde, qui n’y trouvent pas, ou plus, leur place, pour qu’ils ne retournent pas cette injustice contre eux-mêmes ou contre autrui. » Ella Balaert

Sursum Corda – Véronika Boutinova/ Ver à soie Virginie Symianec éditrice

Sursum Corda est un roman attachant, parfois déconcertant, tissant les voix de deux amoureux aux personnalités originales, fortes et sensibles, séparés par des frontières qui sont autant géographiques que métaphysiques ou psychologiques.

Virginie Symianec tente de « Dérouler les fils – y compris de la pensée -, les attacher au métier, les tresser, les entrelacer, tisser des liens – du texte donc -, y compris avec d’autres sociétés, explorer les trames de nos imaginaires et les raisons de nos solitudes, c’est bien là ce que font concrètement tous les éditeurs. » Elle possède un souffle profond. Infatigable chercheuse, elle mérite votre intérêt et un bon accueil.

Littérature de l’ailleurs, d’un ailleurs proche et douloureux, qui pose la question, chère à l’éditrice, du mouvement en littérature : textes  » comme des invitations sans cesse renouvelées à concevoir l’écriture comme le témoignage d’une quête, d’un déplacement ou d’un décentrement propres aux multiples formes de l’expérience exilique. »

Zuka est le fruit d’une histoire violente et contrariée, contraint au déplacement forcé durant l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie (1991-95). Jusqu’à sa réannexion par les croates, la Krajina de Knin, où il est né et a grandi, était majoritairement peuplée de Serbes qui ont expulsé la population croate en 1991 et a été reconquise par les forces croates durant l’été 1995. L’amour peut-il être le lieu d’une résilience, lorsque deux êtres ont vécu des événements traumatisants ?

Comment l’Histoire nous modèle-t-elle à nos corps défendant ? Comment l’amour, qui est une histoire de corps, incarne-t-il ou sublime-t-il les violences de l’Histoire ?Zuka et Charlotte sont séparés une grande partie du temps, dans une Europe aux frontières étanches, mais lorsqu’ils se retrouvent, leur bonheur est toujours en équilibre, sur un fil, au bord de la fracture. Ils cherchent à garder « le lien cosmique » qui les unit, mais ne peuvent pas plus vivre l’un avec l’autre, que l’un sans l’autre.

Charlotte vit dans une péniche, qui se délabre, mouvement arrêté sur cet élément fluide. Elle pourrait larguer les amarres; mais quelque chose l’en empêche qui est de l’ordre du lieu et de l’appartenance.

Ce roman est le roman de leurs voix, de leur amour, de leurs contradictions, de leur grandeur et leurs faiblesses. A écouter, à lire, aux éditions du Ver à soie.

Le printemps des poètes/Le désir féminin – Laurence Délis

On navigue à vue de rêves

Allongés nus sur un lit d’herbe folles, au milieu des maringouins assoiffés

Le soleil joue d’ombre et de lumière

Sur nos corps impatients.

La tête en friche

Eloignés des normes et des habitudes de ce monde

On navigue à vue de rêves

L’un énergumène

L’autre schizophrène.

On danse l’air de l’autre

Comme nos sourires en vie de nos corps.

Chairs aimées

Assoiffées de baisers

Et de tendresse éternelle

Nos étreintes au goût de folie belle.

On navigue à vue de rêves

Encore.

L’un énergumène

L’autre schizophrène.

Quant à la nuit, peaux rassasiées, âmes nourries, panses comblées de fruits de lambrusque

Le sommeil nous gagne.

Bon

Jour

Dans

Tes

Bras.

Romancière, poétesse, plasticienne, Laurence Délis possède de multiples cordes à sa sensibilité qu’elle fait vibrer avec beaucoup de talent.

Sa galerie d’art : http://artscad.com/@/LaurenceDelis

son blog : Palette d’expressions

Cet obscur objet du désir ou l’écriture désirante/ Marie-Pierre Cattino (1/3)

L’écriture et le désir en 3 épisodes, écrit par Marie-Pierre Cattino que je remercie pour cette belle participation au printemps du désir et de la poésie.


Ce qui me vient d’emblée, c’est l’expression, « ce pâle objet du désir », tirée du roman de Pierre Louÿs, que Buñuel et Carrière ont métamorphosé à l’occasion de leur adaptation au cinéma. De pâle à obscur, cette mécanique amoureuse est érodée car parle du côté de l’homme, pas de la femme. Tentations et tentatives répétées d’un amour non accompli. Le personnage féminin, la belle Conchita, promet à l’homme sans jamais le satisfaire. « La femme et le pantin », de Pierre Louÿs, est devenu : « Cet obscur objet du désir », cet insoumis. Cela se passait en 1977, à l’heure où l’amour se consommait encore.
Là où aujourd’hui le sens de la culpabilité n’est plus fondé sur l’interdit, mais sur l’injonction à jouir, là où il y aurait ratage si l’on ne parvenait pas à posséder l’autre, le désir ne serait-il alors plus que le pâle reflet de ce que l’autre veut bien nous concéder ? La part de l’inconnu reste entière. La psychanalyse nous demande de nous dévoiler, de nous mettre à nues, de nous raconter allongées sur un divan, mais malgré la parole déliée, le désir reste à l’aune de ce quelque chose parfois inavoué. Nous ne sommes pas dans l’acte mais au cœur même de la pensée.
Mais qu’en est-il du désir d’écriture ou de l’écriture désirante ? Ecrire, se retirer, un temps, du monde, comment, dès lors, le désir peut-il advenir dans la solitude ? L’écriture où l’on y cherche l’infiniment désirable. Est-ce entre désir et frustration que s’ébranle quelque chose ? L’insensé est en train de se jouer là.


Tout naturellement, je reviens vers Marguerite Duras. Il est tard, je ferme les yeux. Et soudain je l’entends très distinctement :
« La femme, c’est le désir ».
Le désir. Sa manière de l’écrire est toujours vivace. Elle n’a jamais cessé d’être contemporaine en se nourrissant de cet instant.
« J’avais 15 ans, le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance ».
L’expérience est dépendante du corps : « C’est là dans ce petit champ de chair que tout s’est passé et que tout se passera».
Le personnage durassien ose vivre sa vie telle qu’elle l’entend et s’exprimer dans sa sexualité. Une histoire d’un crime passionnel, une histoire d’amour, de passage à l’acte.

à suivre…

Printemps des poètes : le désir féminin (4) Dominique Aury

Les fils qui m’ont attachée

Sont plus fins que des cheveux

Si la main les tire un peu

Qui les a pris à poignée

J’entends répondre sans voix

La captive volontaire

La muette la prisonnière

Que je cache au fond de moi

Son sang me brûle les veines

Des épaules aux genoux

Elle se tait mais c’est nous

Qui perdons ensemble haleine

Si les fils incandescents

Leur réseau de moi détachent

Si l’étreinte se relâche

Par quoi je vais respirer

Je deviendrai cendre éteinte

Scorie poudre et sable au vent

Gravats débris pavement

Sel de gemme asphalte peinte

Pour me renforcer en terre

Au plus proche au plus commun

Pour que la chaleur des mains

Se refroidisse à la pierre

Et que me marche dessus

Le roi qui m’a caressée

Déchirée brûlée jetée

Vide défaite et rompue

Dominique Aury, née en 1907 et morte en 1998, est l’autrice d’Histoire d’Ô. Elle a assuré la fonction de secrétaire générale de La Nouvelle Revue Française, a été traductrice en langue anglaise, mais aussi poétesse.

Songe à la douceur – Clémentine Beauvais/ Justine Heynemann

Les saisons de l’amour / Clémentine Beauvais – Songe à la douceur

Un jeu un peu torturé de chronique en vers libre ! 🙂

Clémentine Beauvais accomplit un tour de force littéraire et un travail formel de grande ampleur à travers ce roman en vers libre inspiré de l’œuvre d’Alexandre Pouchkine.

Elle parvient à traduire dans un récit universel, les troubles, les atermoiements et les émerveillements du sentiment amoureux à travers les personnages de Tatiana et Eugène qui se rencontrent au début de l’adolescence, se perdent lors d’un événement tragique pour se retrouver par hasard dix ans après.

Une petite merveille littéraire qui continue de faire son chemin, en livre de poche, et a permis selon certains de « secouer la littérature », de réconcilier poésie et roman, de faire sentir la musicalité et le rythme de la langue, tout en jouant avec délectation avec l’histoire littéraire et la mise en réseau du patrimoine et matrimoine littéraire.

Elle prouve aux jeunes et aux moins jeunes que la culture n’est pas ennuyeuse, que des liens se tissent entre les œuvres, de manière parfois souterraine, et qu’à travers le temps et l’espace les thèmes sont universels.

La réflexion sur la forme et son possible carcan, surgit au détour de cette lettre d’amour écrite par Tatiana, convoquant les vers de Ronsard, Charles Baudelaire, Victor Hugo, Aragon, Arthur Rimbaud, Marie-Hortense de Villedieu et quelques autres. Le personnage s’interroge à la fin de cet exercice épistolaire :

 » Parfois, s’aperçoit-elle, on veut trop bien faire,

Faire alexandrin quand on peut faire libre. Faire rime quand on peu faire résonance. Faire écrit quand on peut faire ému. »

L’autrice crée un univers romanesque et poétique dans lequel la forme ne sacrifie ni au fond, ni à l’émotion.

Toute une réflexion passionnante sur le fond et la forme, sur les contraintes d’écriture, (que l’on songe à l’OULIPO par exemple), qui selon certains stimulent la créativité et selon d’autres épuisent le fond, ce que l’on a à dire, en faveur de la forme (la façon de le dire), en contraignant la pensée à enfiler un costume parfois trop étroit.

Un pur bonheur de lecture.

Je viens d’apprendre que ce roman est adapté au théâtre par Justine Heynemann avec six jeunes comédien·nes et musicien·nes de la compagnie Soy.