Archives pour la catégorie Q 2 – Ils écrivent dans la peau d’une femme

T’es pas mon genre ! Ou un amour sans résistance, Gilles Rozier/ Gabriel Debray, Chantal Pétillot, et Xavier Béjat au Théâtre Le Local à Belleville

un amour sans résistance

Au cœur de Belleville, dans ce quartier foisonnant et populaire, qui évoque Edith Piaf, Willy Ronis mais aussi les célèbres Triplettes, se niche un théâtre qui est un petit bijou ! Je refuse souvent des invitations ou des services de presse, par manque de temps mais ce partenariat avec le théâtre le Local a été une magnifique découverte à laquelle je ne m’attendais pas.

Dans le texte de la pièce, le sexe du narrateur ou de la narratrice n’est pas précisé.

« Une question en suspens, de sorte que le texte peut être compris de deux manières différentes, comme une relation hétéro ou homosexuelle », explique Gilles Rozier.

Question qui passionne Litterama. La pièce est jouée en alternance par un comédien et une comédienne, Chantal Pétillot, et Xavier Béjat.

Ce soir j’ai vu la version féminine, j’irai bientôt voir la version masculine dont je vous parlerai aussi.

Le texte mis en scène par Gabriel Debray est selon ses propres mots, d « une écriture vive, ciselée, très visuelle, cinématographique, pleine de retournement de situation, comme dans un bon polar. »

D’ailleurs la mise en scène est une réussite, comme tout dans cette pièce. La scène est vivante, elle possède sa propre pulsation, qui s’accorde à celle de la comédienne, son jeu d’ombres et de lumière, devient l’articulation entre la mémoire et le récit au présent, entre le territoire du souvenir, cet homme caché dans la cave, et le lieu symbolique de l’Histoire que la narration fait surgir dans une lumière éblouissante et parfois cruelle.

Ce soir, nous avons vu jouer la merveilleuse Chantal Pétillot, dont chaque mot, chaque geste est une évidence, habitée, transfigurée, faisant corps avec le texte, respirant avec lui, grondant ou se pâmant, dans un jeu presque musical, parfois fluide ou syncopée avec quelques points d’orgue. Un jeu inspiré, dont on ne sort jamais indemne. Une modulation constante du corps et de la voix, un souffle, un grand vent, qui nous emporte, nous, spectateurs dans cette histoire d’amour parfois terriblement sombre. Je crois que ce soir nous avons aimé avec elle, avec la même douceur, la même fureur. Mais cette femme aime-t-elle l’homme qu’elle a sauvé, ou n’est-il que le jouet de son désir, ou simplement un peu de crédit à sa bonne conscience ? Chantal Pétillot joue habilement des ambiguïtés de son personnage et de ses zones d’ombre.

Le visage de la comédienne est parfois si proche des spectateurs qu’il apparaît comme en gros plan. D’ailleurs elle ne craint pas devenir planter son regard dans le vôtre.

Elle m’a fait penser à Marlène Dietrich, avec sa voix de basse, et cette sorte d’élégance.

Je crois que l’amoureux.se de théâtre a le devoir d’être un aventurier, pour aller à la rencontre des théâtres de quartier, vers des pièces qui ne bénéficient pas de la publicité qu’ils mériteraient. Je vais souvent au théâtre, et j’ai rarement été aussi émue.

Bien implanté dans le tissu urbain, Le Local est un lieu de création, d’actions culturelles et de pratiques artistiques amateurs, situé au 18 rue de l’Orillon Paris 11e au cœur du quartier Politique de la Ville Belleville/Fontaine au Roi.  L’association « Ombre et lumière » et ses artistes souhaitent favoriser des rencontres, des échanges et applique des tarifs adaptés à un public aux revenus modestes. Les actions qu’elle met en œuvre cherchent avec la parole, avec « des paroles », à créer des rencontres, des échanges culturels entre les artistes et les publics. Ces paroles s’expriment par différentes formes et provoquent d’autres paroles, elles-mêmes sources de création.

 

Lady Chatterley D.H. Lawrence

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H. Lawrence, Lady Chatterley, Le livre de poche n° 5398 , Editions des Deux-Rives (1955,1980), 384 pages

Lady Chatterley ou L’amant de Lady Chatterley a fait date dans l’histoire de la littérature et dans la construction des personnages féminins par des auteurs. Lady Chatterley est devenue une héroïne, qui s’émancipe de son milieu et  brise les chaînes de son aliénation par la force de sa vie sensuelle.

Je ne sais pas s’il est utile de rappeler le scandale qui accueillit le roman à sa sortie en Angleterre en 1960, le procès qui s’ensuivit, et qui se solda par un acquittement, mais la liberté de ton, la sensualité, et l’érotisme magnifique de ce roman ne pouvaient laisser personne indifférent, et la pudibonderie de l’époque ne manqua pas de s’en offusquer.

Mais la version qui fut ainsi jugée comme outrage aux bonnes mœurs et délit d’obscénité n’est que la troisième version du roman. Il y en eut deux autres, toutes écrites de 1925 à 1928

Lady Chatterley en est la première, à laquelle il manquait quelques pages, le départ en est sensiblement le même, à savoir le retour de la guerre de Clifford Chatterley, mutilé et paralysé dans son foyer auprès de sa femme. Toutefois le titre même annonce la focalisation sur le personnage féminin et c’est ce qui nous intéresse ici.

Lady Chatterley souhaite avoir un amant pour s’épanouir sexuellement,et avoir un enfant;  son mari accepte. Elle entame alors une liaison avec le garde-chasse, Oliver Parkin.

La découverte de l’amour sensuel va transformer l’héroïne profondément. Cet appel à nos forces essentielles et primitives illustre pour D. H. Lawrence sa thèse de la nécessité d’un retour à la vie naturelle et sa critique féroce de la civilisation industrielle déshumanisante. C’est par la sensualité et la sexualité que nous retrouvons ce lien à la vie naturelle, aux forces primitives et harmonieuses qui la régissent. Pas de mot d’amour, ni de serment, ni de conventions n’entravent ce pur élan. Les barrières artificielles forgées par les êtres humains que sont les classes sociales et l’argent n’ont plus lieu d’être. L’être humain dans son authenticité ne se présente plus masqué mais nu, d’une beauté nue et magnifique.

Toute une civilisation judéo-chrétienne contemptrice du corps, et toute une philosophie héritée du platonisme qui font du corps le lieu de la chute, de la déchéance ou d’une pauvreté ontologique se trouvent ici déminées.

Le corps est qui nous sommes, mais il est aussi le lieu d’une forme de spiritualité et d’accord avec le monde, car il est aussi un ensemble de nerfs, de conducteurs tactiles qui nous font accéder aux émotions et à l’amour.

Car il n’y a pas d’amour sans le corps, ou alors n’est-ce qu’une façon hypocrite de masquer notre impuissance. D. H. Lawrence comprend et saisit la sensualité féminine dans sa profondeur et son tumulte. Le titre original devait être normalement « Tenderness » et cet amour en est tissé, tendresse pour le corps et pour nos forces vives.

« Cette fois, et pour la première fois de sa vie, la passion éclata en elle. Tout à coup, des profondeurs les plus intimes de son être, des frémissements surgirent venant des régions où, autrefois, existait seul le néant. S’élevant, se gonflant, augmentant comme une volée de cloches qui carillonnaient en elle de plus en plus frénétiquement, la nouvelle clameur l’emplissait toute entière. Extasiée, elle entendait, sans les reconnaître pour les siens, ses cris à elle, ses cris brefs et sauvages à mesure que se déroulaient ces ondulations splendides, de plus en plus profondes qui, tout à coup, s’échappèrent en une richesse semblable à celle des derniers bourdonnements des grandes cloches. »

Ecrire une femme dans la peau d’un homme – Festival America 2018, avec Omar El Akkad, Néhémy Pierre-Dahomey et Brad Watson

Un écrivain peut-il écrire un personnage féminin, sonder son être, sa chair et endosser son destin ? Quelle est sa légitimité pour évoquer un autre que lui, différent par son genre ? Peut-on parler d’une femme quand on est soi-même un homme ? La question pourrait être inversée en ce qui concerne les femmes qui écrivent, elles, dans la peau d’un homme. je me souviens ici du magnifique roman de Dulce Maria Cardoso, Le retour. .

Pour répondre à ces questions, trois écrivains étaient invités qui, chacun à sa manière, a endossé, le temps d’un livre, la destinée d’une femme.

  

Pierre-Dahomey Néhémy s’est glissé dans la peau de Belliqueuse Loussaint, jeune haïtienne au caractère intrépide, qui tente avec d’autres une traversée clandestine de la mer des Caraïbes pour rejoindre les États-Unis. Brad Watson, lui,  a prêté sa voix et son corps à Jane Chisholm venue au monde avec une malformation, en 1915, dans une petite ferme du Mississippi. Quant à Omar El Akkad, il donne vie à Sarah Chestnut  qui perd son père à l’âge de six ans et doit rejoindre avec sa famille un camp de réfugiés. Elle deviendra une impitoyable machine de guerre sous l’influence de son mentor.

Selon Pierre-Dahomey Néhémy, si légitimité il y a, elle est plutôt d’ordre esthétique, dans un travail artistique de la parole. Ce n’est pas mettre en scène des points de vue mais engager celui du narrateur qui n’est pas sexué. Il s’agit pour lui de chercher une complexité, une nuance. Les écrivains sont souvent invités à prendre la parole, mais cet exercice est très différent de celui d’écrire un roman. Dans l’exercice de l’écriture, l’écrivain fait ce qu’il veut, le personnage devient témoin d’une complexité et non le porte-parole d’un point de vue qui serait celui de l’auteur. Ainsi, lui même ne vit-il pas dans un Haïti qui serait carcéral car il voyage tout le temps, il répond juste d’une vérité de l’entertainement. « Je ne parle pas des femmes, en vérité », avoue-t-il.

Omar El Akkad, donne à Sarah Chestnut  la dimension d’une Antigone, au sein d’une tragédie qui sert à sous-tendre le récit. C’est un livre sur l’universalité de la vengeance, un livre « américain », sorti à l’époque de l’élection de Trump. Cependant, l’écrivain n’a pas voulu faire allusion au président,  l’action se situe dans un monde qui a vu la création d’un nouvel empire géopolitique où le niveau des mers a atteint un seuil catastrophique et permet de penser des guerres qui sont arrivées et qui arrivent encore très loin d’ici… pour les ramener à côté de chez nous, dans notre occident. La souffrance des gens qui vivent de l’autre côté de la planète n’est pas unique ou exotique. Elle nous concerne tous.

Est-elle portée ici par une femme parce que les femmes et les enfants sont les plus vulnérables face à la guerre ?

L’écrivain a la légitimité de s’éloigner de sa réalité. Par exemple, une femme mexicaine, aujourd’hui aurait beaucoup de mal à être entendue.

Miss Jane, au fond, est un portrait de l’Amérique, le Mississippi représente le côté déliquescent de la géographie, explique Brad Watson.

Cette légitimité existe pourvu qu’on soit respectueux et en accord avec soi-même.

« Je me suis posé de grandes questions avant d’entrer dans la peau de cette femme. C’est le livre qui va permettre cette entrée dans le personnage. »

C’est bien le sens du lieu, de la nature, comme les serpents, les marais qui vont donner leur place aux personnages et le rapport d’identification qu’ils permettent. « Ils font le lien entre les personnages et moi ».

Cela représente, pour l’héroïne, le lieu dont elle ne peut sortir, s’enfuir, pour incarner sa vie, son devenir. Pourtant, elle va être portée par quelque chose qui va être son moteur afin de lui permettre d’incarner sa vie, son devenir et ce moteur c’est la vie. Son destin épouse son territoire mais elle ne sera pas réduite au lieu d’où elle vient.

Quelle légitimité éthique pour Omar El Akkad  ?

Ce n’est pas un roman sur les USA, dit-il, confronté à ce type d’injustice, n’importe qui pourrait réagir de la même manière. Cette guerre civile, imaginée en 2075, rend le lointain plus proche.

« Jenny, c’est moi », pourrait dire Brad Watson,« Je n’imagine pas qu’on puisse genrer les sensations« . Les noms des animaux, en anglais, n’ont pas de genre. Quand on crée un personnage, on peut y faire entrer d’autres sortes d’aliénations, d’étrangeté. « It’s an attempt to understand, to empathize »

 

« Longtemps, les femmes ont été cantonnées au rôle de personnages secondaires. Heureusement, les choses ont bien changé. Aujourd’hui, les femmes marquent de leur empreinte la richesse et la diversité de la culture contemporaine. Mais il est encore utile de s’interroger sur la place des femmes dans le monde, ce qui a été acquis de haute lutte et ce qu’il reste à conquérir. Quelle est maintenant la place des femmes dans la fiction ? Écrit-on de la même manière un personnage féminin lorsqu’on est un homme ou une femme ? »

En présence de :

La voix d’Hannah Musgrave – Russel Banks

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Qui est Hannah Musgrave, ce personnage qu’endosse Russel Banks ? Et quels risques peut-elle faire courir à son auteur ? Celui de sombrer sur le versant féminin de sa bisexualité psychique ? Ou cette manière de brouiller les genres, de parler au féminin, n’est-il qu’une tentative vouée à l’échec ? Hannah Musgrave n’est-elle qu’une femme fantasmée par un auteur dont la place d’homme dans la société ne lui permet pas de savoir ce qu’une femme peut vivre avec les contraintes de son sexe ? Mais à ce moment-là, me diriez-vous, aucun auteur ne pourrait se mettre à la place de l’Autre, quel qu’il soit. La littérature n’est-elle pas justement le lieu d’une liberté et d’une expérimentation possible que ne permet pas toujours la réalité ?

Hannah Musgrave dit-elle quelque chose qu’elle n’aurait pu dire sans Russel Banks ?

Ma réponse serait oui. La façon qu’a cet auteur d’explorer la féminité, si tant est que ce mot ait encore un sens, est tout à fait originale et nous allons voir pourquoi.

  

Lorsque nous rencontrons Hannah, elle a presque 60 ans, elle est « vieille et desséchée, une coquille vide en tant que femme ». C’est-à-dire qu’en tant que femme, elle n’existe plus, ce qui ne l’empêche pas d’exister autrement : elle dirige une ferme, a des employées et un certain esprit d’organisation et d’initiative. Elle serait donc une femme plus une autre personne qui ne serait pas femme. Qui donc ?

Mais si nous continuons d’explorer le féminin de cette femme, que trouvons-nous en elle ?

Une femme qui se conduit « comme le font les femmes depuis des temps immémoriaux […], une de ces épouses et mères qui , endeuillées, marchent dans les décombres et dans la désolation laissés par des hommes et de jeunes garçons qui n’ont cessé de s’entretuer ».

Hannah a un père et une mère grâce auxquels elle est devenue qui elle est : une mère qui « divisait les gens entre les chanceux et les malchanceux » et un père pour qui existent « les sur-privilégiés et les déshérités » et qui se bat pour l’égalité des droits. Mais aucun d’eux ne met en cause la société blanche et capitaliste dans laquelle il est né. Ce sont des gens de la bourgeoisie aisée américaine, le père est un intellectuel qui a réussi, médecin, il écrit des livres qui lui assurent une renommée internationale. Il incite Hannah à réfléchir et a des discussions avec elle qu’il n’a pas avec sa propre femme. Il est plus proche de sa fille que de sa femme. Hannah se révoltera, embrassera la cause révolutionnaire jusqu’à entrer dans la clandestinité. Activiste et poseuse de bombe, elle évolue dans un univers presque uniquement masculin. Elle renonce à la vie confortable de la bourgeoisie américaine. Elle a appris à convertir son ennui et son désespoir en motif de lutte. D’autres voies s’offrent à elle car elle naît à une époque où s’engagent les premières grandes luttes féministes. Si sa mère n’en a pas vraiment bénéficié, Hannah, elle, a pu faire des études.

Elle devient mère pourtant, à son tour, mais dit-elle, « je n’avais pas une nature de mère. Contrairement à la plupart des femmes, je ne suis pas née programmée avec des instincts et des compétences de mère ». Il semblerait toutefois que les compétences soient plus de l’ordre de la culture que de la nature car elles supposent un savoir-faire. La maternité n’est pas une expérience heureuse, Hannah se sent « Dépersonnalisée. Chosifiée ».

Elle a bien des compétences mais « il est des choses pour lesquelles j’ai une aptitude naturelle, des talents qui me semblent m’avoir été conférés par mon ADN –pour les maths, la mécanique, la pensée linéaire, les classifications, etc.- des trucs du cerveau droit qu’on attribue d’habitude au sexe masculin[…].

 

Elle a plusieurs identités entre lesquelles elle se perd, et il y a fort à parier que son auteur s’y perd un peu aussi. Qu’est-ce qui relève de la nature et de la culture ? Qu’est-ce qui relève de l’inné et de l’acquis ? On connaît aujourd’hui la plasticité du cerveau, il y a parfois plus de différences entre deux hommes qu’entre un homme et une femme. On sait également qu’un comportement acquis peut modifier le cerveau et qu’il est aussi le témoin de la culture d’un individu. Et qu’une nouvelle éducation, d’autres habitudes modifieront le cerveau dans l’autre sens.

 

Alors Hannah Musgrave bien sûr, ne serait pas la même sans son auteur, elle dit autant de lui qu’il dit d’elle. Il crée une femme au masculin qui revendique cette part d’elle-même mais la sent comme étrangère . Son éducation lui a assené qu’une femme est faite pour être mère, qu’elle a un instinct et des aptitudes pour cela , et non pour les mathématiques ou la mécanique. Elle se sent coupable de ne pas être comme on lui dit qu’elle doit être et se sent écartelée, déchirée entre de multiples identités, dans une sorte de schizophrénie. Comment mieux animer la part masculine d’une femme quand on est soi-même un homme ? Et d’ailleurs pourquoi dans la pensée, la féminité serait-elle toujours associée à la nature et à la passivité et la masculinité à la culture et à l’activité ? Toute une façon de concevoir la pensée, la psychanalyse, enfin bref une façon de penser le monde à revoir.