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A la rencontre de deux femmes : Eliane Viennot et Marguerite de Valois

Résultat de recherche d'images pour "eliane Viennot marguerite de valois"Eliane Viennot est une chercheuse infatigable, spécialiste de Marguerite de Valois et engagée dans une somme « La France, les femmes et le pouvoir », entre autres. La redécouverte d’écrits de femmes et notamment ceux de Marguerite de Valois m’a donné envie de lui poser quelques questions.

A.G.R  (Litterama) : Quel est l’itinéraire personnel et professionnel qui vous a conduite à Marguerite de Valois ?

Eliane Viennot : Le hasard. Quand j’ai fait ma maîtrise, que je voulais faire « sur les femmes », la première enseignante que j’ai trouvée (qui acceptait de tels sujets) m’a proposé de travailler sur Brantôme, sur l’amour et le mariage dans l’œuvre de Brantôme. Quelques mois plus tard, j’ai compris que la femme à laquelle ce mémorialiste dédiait toutes ses œuvres, cette Marguerite de Valois, était celle que moi je connaissais sous le nom de « reine Margot ». Or les deux personnages — celui dont parlait Brantôme et celui que j’avais dans la tête — n’avaient rien à voir. Cela ma intriguée. J’ai décidé de comprendre ce qui lui était arrivé pour qu’il en soit ainsi.
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 A.G.R  (Litterama) : A-t-elle souffert de la réputation que lui a faite Alexandre Dumas ?

Oui et non. Marguerite de Valois a commencé à être un sujet d’étude à partir de la seconde moitié du 18e siècle. Après le succès de La Reine Margot (1845), elle l’est en partie restée pendant quelques décennies, mais de plus en plus d’historiens ont décidé que c’était un sujet indigne, et elle a été abandonnée des chercheurs et chercheuses durant la presque totalité du 20e siècle. Bien d’autres romanciers ont travaillé, après Dumas, à sa « chute » dans l’ornière. Au 20e siècle, elle n’est plus un sujet d’étude, mais elle est un sujet de bavardages pseudo historiques incessants, de romans de gare, comme les Histoires d’amour de l’histoire de France de Guy Breton (c’est le pire).

A.G.R  (Litterama) : Quelle est la postérité que vous lui souhaiteriez ?

Eliane Viennot : La plus juste possible : une postérité qui s’appuie sur ses actions, ses écrits, ses mérites…

A.G.R  (Litterama) : Quels sont les goûts de Marguerite en matière de littérature à son époque ? Que lit-elle?

Eliane Viennot : Elle a lu énormément de choses, mais elle n’en parle pas précisément donc c’est difficile de savoir quoi exactement. Elle a grandi au temps où la Pléiade brillait à la cour. Ronsard a écrit une bergerie qu’elle a joutée, et elle cite (mal) Du Bellay. Elle s’est nourrie de Plutarque, comme tous ses frères, et la Vie des hommes illustres se devine en transparence dans ses écrits. Elle a d’ailleurs demandé à Brantôme d’écrire sa Vie… Elle a lu beaucoup de philosophes (surtout des néoplatoniciens), elle dit à quel point la lecture l’a réconfortée quand elle était gardée à vue au Louvre dans les années 1570 — mais elle a sûrement en tête les longues années passées à Usson. Ses contemporains la considéraient comme un puits de sciences, et en plus elle s’intéressait à tout. Il faut lire aussi les dédicaces qu’on lui a adressées (certaines sont en ligne sur le site que je lui ai consacré): elles disent beaucoup des relations intellectuelles que « ses » auteurs entretenaient avec elle.

A.G.R  (Litterama) : En quoi ses Mémoires, et ses différents écrits, présentent-ils un intérêt pour l’histoire littéraire ?

Eliane Viennot : Ses Mémoires sont à l’origine du genre des mémoires aristocratiques. Ils ont paru en 1628, et tout de suite le livre a été célèbre. Quarante ans plus tard, des témoins disent encore que « le livre est dans toutes les mains ».

A.G.R  (Litterama) : Est-ce un geste unique à son époque ? D’autres femmes parmi ses contemporaines se sont-elles essayé à cet exercice ?

Eliane Viennot : Elle est la première, mais elle ne savait pas qu’elle était en train d’inventer un genre ! Le début de ses Mémoires montre qu’elle ne fait que répondre à Brantôme, qui lui a envoyé un discours sur sa vie. Elle dit « stop », là, vous vous trompez, je vais vous expliquer la véritable histoire, comme ça vous pourrez retoucher votre discours. Mais elle s’est prise au jeu. Puis, en revenant à Paris, elle a laissé tomber le texte, elle avait mieux à faire, sans doute. En tout cas elle ne s’est pas occupée de le laisser en bonne forme pour la postérité. D’où le fait qu’on n’en possède qu’un morceau: toute la fin manque.

A.G.R  (Litterama) : Vous avez créé deux collections, « La Cité des dames » et « L’École du genre », aux Publications de l’université de Saint-Étienne, quels ouvrages recommanderiez-vous plus particulièrement ?

Eliane Viennot : Je trouve tous ces livres importants. La première collection a remis en circulation des textes très difficiles d’accès, soit parce que non réédités, soit parce que reparus dans des collections très onéreuses. L’édition des Mémoires en est à son troisième retirage, celle des Enseignements d’Anne de France au deuxième. C’est la preuve que ces textes ont circulé, été étudiés. La seconde collection a fait connaitre  beaucoup de travaux étrangers, et en général des problématiques tout à fait pionnières. Elle a participé la diffusion des études sur le genre — et de la prise de conscience de l’intérêt des travaux sur la longue durée; car c’est une caractéristique de cette collection.

A.G.R  (Litterama) : Vous êtes une chercheuse particulièrement active et engagée, quelles initiatives auprès du grand public  manquent encore pour diffuser les résultats de la recherche ? Cela pourrait-il contribuer à changer les mentalités ?

Eliane Viennot : Il faudrait que les directions officielles de la recherche suivent ! Et que des enseignements pérennes soient mis en place, au lieu de dépendre de la bonne volonté de quelques enseignantes. Aujourd’hui en France, il y a toujours aussi peu de chaires d’études féministes (ou de genre) qu’il n’y en avait dans  les années 1980 ! Personnellement, tout le travail que j’ai réalisé à Saint-Etienne (enseignement, recherche, éditions) est annulé par mon départ à la retraite. Tout s’arrête.

A.G.R : De tous les livres que vous avez écrits ou ceux auxquels vous avez participé, quel est votre « bébé », celui qui vous a coûté le plus, et dans lequel vous vous retrouvez totalement ? Lequel en priorité nous recommanderiez-vous ?

E.V : J’ai beaucoup aimé faire l’édition des écrits de Marguerite, notamment celle de sa correspondance, qui était très inconnue du monde de la recherche et qui ne peut plus être contournée à présent.

L’autre travail très important est ma recherche sur La France, les femmes, et le pouvoir

J’y suis depuis plus de vingt ans, et ce n’est pas fini: le volume 4 devrait paraître d’ici peu, et je dois confectionner le dernier volume. Au bout du compte, nous disposerons d’une histoire de  France des relations de pouvoir entre les femmes et les hommes.
A.G.R : Pour finir, qu’aimeriez-vous dire aux lecteurs de Litterama ?

E.V :  Lisez des autrices !

Photo Eliane Viennpt : Nattes à chat [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)%5D, de Wikimedia Commons

Entretien avec Maram el-Masri / Mureille Szac

Cinq questions à Sophie Krebs

Sophie-Krebs litteramaAnis : Comment écrivez-vous? Avez-vous des rituels ?
Sophie Krebs :  J’écris dans le silence le plus pur que je puisse trouver (aucune musique et personne autour de moi excepté mes chats et chiens). Jamais assise à un bureau ni à une table, toujours allongée soit sur un lit, soit dans un canapé. Le plus souvent seule dans ma ferme perdue au milieu de 10 hectares…Toujours avec un crayon noir et une gomme, dans des cahiers choisis avec grand soin…Sinon plus basiquement : quand je trouve le temps…car malheureusement comme nombre d’entre  nous, je ne sais pas encore faire autrement… Ah ! j’oubliais…j’écris bien sûr à haute voix… pour mieux entendre comment sonne la phrase, puis la strophe, puis le  chapitre… 

  Anis : Pourquoi écrivez-vous ?
Sophie Krebs :  L’envie d’écrire s’est imposée à moi très naturellement et j’avoue que le bébé n’était pas programmé !…mais comme j’écrivais déjà depuis plus de 10 ans pour les  enfants de la musique verbale (textes parlés écrits rythmiquement) je pense que j’ai juste lâché la transcription rythmique pour ne garder que les mots…Le rythme est bien sûr toujours là, mais il n’est pas transcrit. J’ai conscience que mon cheminement vers l’écriture est donc très spécial; ceci explique aussi le fait que j’écrive obligatoirement à haute voix… Je ne me suis jamais dit « Je vais écrire »…Je n’aurais jamais osé !

  Anis : Quels sont es auteurs qui vous ont marqué ou ceux (ou celui) qui vous a donné envie d’écrire ?
 Sophie Krebs : Je vais sûrement vous décevoir, mais mon envie d’écrire ne s’est absolument pas faite au travers d’un (ou plusieurs) écrivain. J’adore lire bien-sûr et ce depuis  toujours. Je lis actuellement 6 ou 7 romans par mois…et j’ai mes écrivains chouchous, mais ils sont très nombreux : Proust, Duras, Simone De Beauvoir… etc

Plus proche de nous et très actuel pour moi Claudie Gallay… Mais ils sont vraiment trop nombreux pour en sortir « un » du « tout »… Et j’avoue que je serais plus à

 l’aise de vous parler de compositeurs…Si cela peut vous intéresser, je ne me lasse pas de Chopin (en ce moment ses Ballades pour piano) et de Schumann…

Par contre voici mes dernières lectures adorées :

 -« Le petit tailleur de shorts » d’Yvon Le Men

– « L’Arpenteuse »d’Isabelle Mestre

– « Enregistrements pirates » de Philippe Delerm

 – « Seule Venise » de Claudie Gallay

 « Le déferlantes » de Claudie Gallay (que je relis régulièrement chaque année)

Anis : Pensez-vous qu’il existe encore aujourd’hui un « plafond de verre » pour les femmes qui écrivent ?
SK : Le jour où le plafond de verre disparaîtra, nous devrons fêter ça ensemble !!! 🙂

Anis: Quels sont pour vous les grands textes de femmes qui ont marqué l’histoire littéraire?
SK : Quitte à choquer : les textes des chansons de Barbara… et Piaf !

 Sinon bien sûr Simone de Beauvoir et Marguerite Duras…

Entretien avec Moïra Sauvage

Moira-Sauvage

Il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir de rencontrer Moïra Sauvage, une femme pleine d’énergie, à l’œil pétillant, chaleureuse et communicative. J’arrivais, un peu intimidée, mais elle a su très vite me mettre parfaitement à l’aise.

  Moïra sauvage est journaliste et écrivain, auteure de «  Guerrières ! A la rencontre du sexe fort » et « Les Aventures de ce fabuleux vagin ».

Anis : Bonjour Moïra, je voulais savoir quelle est votre relation à l’écriture, à ce type particulier qu’est l’essai ?

Moïra Sauvage : J’ai toujours aimé écrire. Et j’ai cette chance, j’écris facilement. En ce moment, je trie mes papiers et j’ai retrouvé des textes, des poèmes que j’écrivais à l’adolescence. L’intérêt pour le journalisme est né de ma curiosité, et de mon envie de partager et de transmettre ce que j’avais appris.

J’avais envie avec « Guerrières » de faire connaître les choses formidables que les femmes faisaient dans le monde.

Mon plaisir, en fait, c’est de créer, je peins également, et j’ai mis au monde quatre enfants ! Un enfant ou un livre, c’est un peu pareil, on a le plaisir de regarder ce qui n’aurait pu exister sans nous puisque c’est nous qui l’avons créé. On peut écrire pour soi un journal intime, mais pour le reste, on a envie d’être publié ; on a besoin de cette reconnaissance.

Anis : On compare souvent la création à la maternité.

Moïra Sauvage : Oui, je ne sais pas si c’est vouloir laisser sa marque sur la terre mais créer c’est le plus grand bonheur.

Anis : Il semble que les femmes écrivent moins d’essais que de romans. A votre avis, à quoi cela est-il dû ?

 Moïra Sauvage : Les causes sont historiques, évidemment. Les femmes étaient la plupart du temps cloîtrées chez elle. C’est à partir du XIXe siècle que les choses ont commencé à changer même s’il y avait peu de femmes qui faisaient des études. Et puis dans leur quotidien elles étaient plus amenées à parler d’elles-mêmes, à analyser leurs sentiments. C’est une question d’éducation et de culture.

Anis : Avez-vous des rituels d’écriture?

Moïra Sauvage : Non, pas vraiment, mais j’ai un endroit pour écrire, une chambre de bonne de six mètres carrés dans lequel je m’isole pour écrire.

Anis : Quelles sont les auteures qui vous ont influencée?

Moïra Sauvage : Virginia Woolf et j’ai été bouleversée à la lecture d’une canadienne, Carol Shields, dont j’ai lu les romans et qui parle de la vie quotidienne des femmes. Toutes les féministes américaines des années 70, et aussi le rapport Hite, de Shere Hite qui m’a beaucoup appris.

En France, Simone de Beauvoir bien sûr, et Elizabeth Badinter. Je préférais les américaines aux féministes françaises car elles avaient un style plus direct, et étaient plus faciles à lire.

Anis : Pensez-vous que les femmes soient moins représentées que les hommes ?

Moïra Sauvage :Je suis les actions de « LA BARBE » et à chaque fois que je tourne les pages d’un magazine, d’un journal, je compte le nombre de femmes. Dans le cinéma aussi, à peine une réalisatrice dans la sélection officielle de Cannes. Quant aux écrivaines, ce sont les journalistes littéraires qui choisissent de les mettre en avant ou pas. Mais personne ne se rend vraiment compte de cette invisibilité des femmes.

Anis : Oui elle est intériorisée depuis si longtemps, et par les femmes elles-mêmes. Mais pourquoi les femmes sont-elles moins reconnues ?

Moïra Sauvage : Il y a un a priori sur l’écriture des femmes, on les accuse souvent de sentimentalisme. Les a priori sont dans la tête des éditeurs, des journalistes, des attachés de Presse.

Anis : Y a-t-il, selon vous, une écriture féminine ?

Moïra Sauvage : Je n’aime pas ce terme car il est dévalorisé. Tout ce qui est féminin est dévalorisé. L’écrivain crée avec sa vision du monde, et les femmes ayant eu un vécu assez différent de celui des hommes , elles l’ont forcément traduit dans leurs œuvres.

Anis : Pourquoi avoir écrit « Guerrières », pourquoi ce titre ?

Moïra Sauvage : Pour moi, c’était une évidence. Depuis le début. Curieusement, je ne vois pas le mot « Guerre » de Guerrière, car bien sûr la guerre c’est l’horreur. Pour moi, c’est très politique. C’est une femme qui lutte, épanouie. Elle n’est plus soumise si elle est guerrière. Au début, c’était montrer que les femmes étaient capables d’être vraiment fortes.

Anis : Merci Moïra, j’ai vraiment été ravie de vous rencontrer.  

                                          les-aventures-de-ce-fabuleux-vaginGuerrieres

Réédition de ‘Trois guinées » aux éditions Blackjack. Entretien avec Léa Gauthier

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Anna G : Vous rééditez « Trois guinées » de Virginia Woolf aux éditions Blackjack que vous avez fondées en 2008 et vous en êtes également la traductrice, qu’est-ce qui a motivé ce projet ?

Léa Gauthier : En fait, une seule traduction de ce texte avait été réalisée par Viviane Forester en 1976 et le livre édité par les éditions des femmes puis repris en 10/18 était épuisé depuis quelque temps. De plus, je me suis aperçue que si ce texte était extrêmement important dans les études anglosaxonnes (les gender studies en particulier), et s’il avait été une référence dans les mouvements pour la défense des droits des femmes dans les années 1970 en France, beaucoup de personnes de ma génération (j’ai 36 ans) et a fortiori de plus jeunes, ne le connaissaient pas. Je trouve important de redonner à ce texte sa place et sa visibilité. 
Il est vrai que je suis à la fois éditrice et traductrice de ce texte, cela peut sembler étrange, je l’entends. Pour vous parler un peu de moi, je suis en fait philosophe de formation, j’ai enseigné à l’université après mes études, puis j’ai quitté l’université pour m’occuper du magazine Mouvement, magazine dédié à la création contemporaine, où je suis restée sept ans. J’ai ensuite quitté ce magazine, pour fonder Blackjack éditions, dans l’intention de défendre des textes, des auteurs, des démarches et des artistes, mais dans un temps différent que celui imposé par la presse. Blackjack éditions est une aventure singulière qui ne se calque sur aucun modèle préexistant. Blackjack, pour des raisons simples de déontologie, ne publiera jamais un livre que je pourrais signer en tant qu’auteur. En revanche, traduire est un travail de passeur, comme celui d’éditeur. Je pensais qu’une nouvelle traduction de ce texte était nécessaire et j’ai eu envie d’être doublement passeur avec Trois Guinées, c’est finalement aussi simple que cela. 

Anna G : Virginia Woolf est plus connue du grand public comme romancière, or «Trois Guinées » n’est pas un roman, quelle est sa place selon vous dans son oeuvre ?

Léa Gauthier : Je crois vraiment que dans le cas de Virginia Woolf, il n’y a pas grand sens à scinder sa production en catégorie. L’ensemble de ses textes procède d’un même geste d’écriture. L’on a souvent dit que Trois Guinées est une suite d’Une chambre à soi, mais je crois que ce n’est pas exact. Virginia Woolf en parle d’ailleurs très clairement dans son Journal, elle souhaitait écrire un ouvrage The Pargiters qui a en fait donné lieu à deux livres : Les années et Trois Guinées, et pour Virginia Woolf ces deux textes n’en font qu’un. De plus, même s’il y a beaucoup de citations, Trois Guinées est une oeuvre de fiction, c’est une fiction épistolaire et pamphlétaire. Les personnages mis en scène dans ce texte sont des constructions littéraires, ce ne sont pas des personnages réels. Certes elle dit « je », mais ce « je » n’est pas évidemment Virginia Woolf ; quant à l’homme à la lettre duquel elle répond, il est également une construction. Trois Guinées n’est pas un roman, mais Virginia Woolf a largement contribué a faire exploser la notion classique de l’écriture romanesque ; c’est aussi là qu’est son talent. En ce sens, et sous un angle littéraire, Trois guinées, avec Les années et Entre les actes, appartient au dernier geste d’écriture de l’un des plus grand auteur du 20 e siècle.

Anna G: On perçoit rarement Virginia Woolf comme théoricienne, « Trois guinées » est-il seulement un pamphlet selon vous ou a-t-il l’envergure et la rigueur d’un texte politique ? Quelles sont à votre avis ses lignes de force (ou/et ses faiblesses) ?

Léa Gauthier : Je ne crois pas que Virginia Woolf soit une théoricienne. Trois Guinées n’est pas un texte théorique, en revanche c’est l’un des textes dans lequel Virginia Woolf est le plus frontalement politique. Pour Viginia Woolf, il n’y a pas a séparer la raison des sensations ou des émotions, il n’y a pas à séparer l’Histoire des histoires. Trois Guinées est une oeuvre éminemment littéraire, dont la construction est d’une finesse redoutable. Ainsi pour répondre plus directement à votre question je dirai que Trois Guinées est une fiction politique. C’est un texte possédant beaucoup d’humour, jouant parfois d’ironie. Pour ne lui retirer aucune de ces dimensions je crois vraiment qu’il importe de ne pas le considérer comme un texte théorique. Certains lecteurs pourraient trouver que le recours aux citations alourdit le texte, mais Virginia Woolf orchestre une vraie polyphonie.

Anna G :  Quelle est l’actualité de ce texte aujourd’hui ? N’est-il pas daté ? Peut-il entrer en résonance avec les préoccupations des femmes aujourd’hui ?

Léa Gauthier : Comme je vous le disais, je suis une femme de 36 ans et ce texte est entré en résonance avec mes préoccupations au point que j’ai voulu non seulement le rééditer mais le retraduire. Pourquoi ? Au-delà de ses qualités littéraires, Trois Guinées affirme la valeur de la contribution politique et sociale des personnes qui n’appartiennent pas aux classes dominantes et dirigeantes. Dans ce texte, Virginia Woolf affirme la puissance de la société des outsiders. Or ces outsiders sont des personnes dont l’histoire s’est construite en marge, dans l’ombre des valeurs dominantes que sont la compétition, l’appropriation et l’exclusion. Bien sûr cette fiction épistolaire est porté par un « je » qui est celui d’une femme, appartenant à la classe des gens cultivés. Mais si l’on envisage la puissance allégorique d’une fiction littéraire, cette société des outsiders peut également nous aider à remettre en perspective les choses. Dans une perspective post coloniale, par exemple. Ce texte est un appel à la dissidence, l’affirmation de la puissance de ceux qui ne sont pas aux pouvoirs. Alors bien sûr il y a la question de la place des femmes, mais la portée politique de ce texte dépasse largement la question strictement féministe. Dans ce texte Virginia Woolf s’oppose aux principes d’assimilation et affirme la richesse des différences. Les femmes doivent entrée dans les universités, dans la vie active, elles doivent avoir leur place dans la vie culturelle mais de manière singulière. Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres et c’est dans l’affirmation des différence que les principes de domination, d’exclusion et de compétition peuvent être contrecarrés… N’est-ce pas une thèse d’une étonnante actualité ? Je ne crois pas du tout que ce texte soit daté, ou alors Les lettres persanes, par exemple, le sont.