Archives pour la catégorie Les personnages féminins

Célébrer le féminin et la nouvelle année !

Il ne fallait pas moins d’un duo, un homme et une femme, pour finir cette année 2020 et célébrer la nouvelle qui s’annonce encore si difficile.

Gil Adamy inaugurera une nouvelle exposition en janvier et pour ma part je vais engager de nouveaux projets ! Nous allons donc joindre nos forces et nos voix pour vaincre le mauvais sort et ouvrir des routes nouvelles !

 Gil Adamy m’a gentiment donné carte blanche pour extraire de son œuvre, éminemment politique et poétique, ses figures de femmes sous le charme desquelles je suis tombée. J’avais écrit un très court  texte avec lequel ses figures sont entrées en résonnance dans une forme de complicité inattendue.

Gil Adamy a conceptualisé le terme d’art conversationnel : « Par le biais du tableau, je leur demande d’entrer en conversation avec leur présent et leur avenir collectif, pour répondre à cette question : Quelle société voulons nous pour demain ? C’est le concept d’une « Société à colorier ». En laissant au spectateur la responsabilité de colorier l’avenir au travers des parties en noir et blanc du tableau, je propose le concept de « l’Art conversationnel ». Avec ce dessin en noir et blanc qui reste à colorier, l’Art devient collaboratif, intègre l’autre. »

Je suis donc entrée en conversation avec son œuvre, dans sa partie la plus féminine, la plus poétique, et pour moi, dans ses aspects formels, la plus inventive.

Le plasticien a créé une forme particulièrement intéressante dans son traitement du corps féminin, qu’il met en mouvement jusqu’à le tordre tout à fait, jusqu’à faire apparaître ce qui est habituellement caché. En même temps,  il réhabilite les parties du corps de la femme, soumises au désir inavoué des Hommes parce que liées à  leur ambivalence la plus profonde.

 La beauté d’une chute de reins, l’arrondi d’une croupe, mais aussi l’anus, caché entre deux lunes, accèdent à la même dignité que la face. J’ai pensé inévitablement à Picasso, à son traitement de la figure humaine, qui permet de lire la face et le profil.

D’autre part, entre le corps et le vêtement, s’établit une connivence qui rend obsolète toute forme de hiérarchisation. Le vêtement ne cache pas un corps qui devrait être invisible au regard, mais permet de le comprendre, de le décrypter dans ses aspects les plus formels.

Le vêtement se fait chair, devient une seconde peau, qui vibre en quelque sorte, de « l’intérieur ». Les camaïeu de couleurs animent la toile et lui donnent un tempo.

D’ailleurs il me l’a dit lui-même, ses seules intentions, en sexualisant le vêtement, étaient de permettre l’arrondi, le traitement de la ligne, de l’arabesque.

                Toutes ses figures féminines portent des robes qui épousent étroitement leurs corps et permettent de lire le mouvement.

Et à les regarder ainsi, si belles, j’avais envie, moi aussi, d’être emportée par la danse.

Il y aurait encore beaucoup à dire dans cette conversation avec le peintre, conversation ininterrompue qui ne se clôt jamais sur aucune interprétation.

Je vous laisse la poursuivre, à votre tour.

Gil Adamy exposera sur un autre projet en collaboration avec François Pache à partir du mois de janvier.

Dix Petites Anarchistes – Daniel de Roulet – « Ni Dieu, ni patron, ni mari »

Dix Petites Anarchistes – Daniel de Roulet – Ni Dieu, ni patron, ni mari

Libretto – Editions Bûchet/Chastel, Libella, Paris, 2018

Dix petites anarchistes

A l’instar des « Dix Petits Nègres » d’ Agatha Christie, nos Dix Petites Anarchistes, ouvrières horlogères, émigrant de Suisse à la fin du XIXe siècle vers la lointaine Patagonie pour y bâtir une société anarchiste, « à la vie, à la mort » vont chacune vivre une histoire singulière, tout au long d’un périple qui va les mener de la Suisse à Buenos Aires, en passant par les terres australes, inhospitalières et battues par des vents incessants. La dernière d’entre elles, Valentine, tiendra le récit de leurs aventures dans un carnet vert.

Ces horlogères qui émigrent sont ouvrières et développent une forte conscience politique en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Elles souhaitent inventer un monde meilleur et n’ont pour toute richesse que de petites montres, des « oignons », qu’elles vont céder ou conserver et qui rythment leurs péripéties, la façon dont ils ont été perdus, retrouvés et ont servi à la cause anarchiste.

En effet, on ne retient souvent de l’Histoire, que les succès, les découvertes et les accomplissements. L’émigration est toujours, plus ou moins, la route vers la fortune, et on tait les échecs migratoires. Ici pas d’Eldorado ou de Terre promise, mais une époque où la puissance de l’argent et une société patriarcale broient les femmes qui souhaitent s’émanciper. Les femmes qui vivent seules sont, au mieux, des prostituées.

A Saint Imier, dans une Suisse pauvre où l’industrie horlogère est encore balbutiante, elles ont entendu les discours anarchistes de Bakounine, et réalisé qu’un autre monde est possible.

De ces émigrations souvent forcées, on ne connaît qu’une histoire fragmentaire, quelques lettres et de rares survivants. L’auteur tente ici de redonner une voix à toutes ces oubliées.

On ne peut pas dire qu’elles ont froid aux yeux ces femmes, elles sont fortes et revendiquent ne vouloir « Ni Dieu, ni patron, ni mari ». Elles vivent leurs amours librement, sont entreprenantes et luttent pour l’égalité.  Leur utopie est un principe de vie, et si elles ne posent pas de bombes, elles offrent vaillamment leur poitrine aux balles dans les manifestations.

En France, c’est la fin de la Commune et son lot de déporté.e.s, de violence, d’iniquités, dans une société cruelle où les inégalités sont criantes. Mais c’est aussi le début de la révolte.

Les anarchistes se démarquent des autres mouvements politiques et contestataires : « pas d’avant-gardisme, abolir tous les pouvoirs, la démocratie n’est pas le vote mais la recherche du consensus ».

En effet, l’Anarchie n’a pas pour vocation de prendre le pouvoir, au contraire, elle cherche à s’en tenir éloignée.

On croise dans ce roman Malatesta, Bakounine, Nathalie Le Mel et quelques autres, qui vont secouer les consciences et organiser la lutte.

Sur un bateau, elles rencontreront, détenue dans une cage, Louise Michel  en route vers Nouméa.

Il faut quelques pages pour entrer dans ce livre, ensuite, on se laisse emporter et captiver par ces portraits de femmes fortes,courageuses et intelligentes, parfois émouvantes et aussi par la peinture de toute une époque passionnante par le foisonnement et la force des idées qui vont naître et bouleverser le monde.

Libretto propose encore et toujours de beaux textes. Merci.

Une nouvelle Miranda, libérée du patriarcat étouffant de « La tempête » de Shakespeare. A l’opéra…

Miranda, en latin, veut dire « celle qui doit être admirée ».

A L’Opéra Comique, le semi-opéra (alternance du parlé et du chanté, genre populaire au XVIIe siècle) conçu par Katie Mitchell, Cordelia Lynn et Raphaël Pichon à partir d’œuvres de Shakespeare et Purcell (mais aussi de Matthew Locke, Orlando Gibbons, Jeremiah Clarke, et aussi Ann Boleyn…), remet à l’honneur Miranda, unique personnage féminin de The tempest de Shakespeare.

Cet opéra est  une création originale de la metteuse en scène Katie Mitchell , de la dramaturge Cordelia Lynn, et du chef d’orchestre Raphaël Pichon .

Qui est donc Miranda, fille unique de Prospero, élevée de manière libre mais soumise au pouvoir des hommes ?

« Violée, abusée, mariée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant » elle représente une figure du martyre féminin, et de son statut de victime dans une société patriarcale qui la violente. les femmes, ici, utilisent  » le désir de vengeance, la violence, l’invective, le reproche, la déploration « .

Dans cet opéra, Miranda organise un faux suicide (une noyade) afin de revenir demander des comptes aux hommes qui ont marqué sa vie et se venger.

D’objet de convoitise, elle devient sujet de la narration.

La critique (essentiellement Télérama) pointe un certain manichéisme dans ce huit clos (étouffant ?) où les femmes sont toutes des victimes et les hommes tous des salauds. Mais il faut dire que dans la pièce de Shakespeare, c’est bien la violence de ce monde d’hommes qui sert d’armature au récit. Et il me semble que la librettiste voulait rééquilibrer le monde un peu patriarcal de Shakespeare.

Seul lueur d’espoir du récit, Ferdinand, le mari de Miranda, s’exclame :  « Je veux trouver un moyen d’aimer qui ne blesse pas. Un amour sans douleur. Sans craintes »

mezzo : Kate Lindsey (Miranda); soprano : Katherine Watson (Anna, épouse de Prospéro) ; ténor : Allan Clayton (Ferdinand); soprano (14 ans) Aksel Rykkvin (fils de Miranda); baryton : Marc Mauillon (le pasteur)

Orchestre : ensemble Pygmalion

Miranda, faible et fragile femme dans la Tempête de Shakespeare ?

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Créateur :John William Waterhouse; Crédits :Sotheby’s

« Vous parlez comme si Miranda n’était qu’une poupée de chiffon. Comme si elle était couchée, jambes écartées, affalée sur les meubles et totalment offerte avec, sur elle, une pancarte disant : « violez-moi ». mais ça ne se passerait pas ainsi.

« Premièrement elle est forte. Elle n’a pas été engoncée dans des corsets ni coincée dans des pantoufles de verre et d’autres choses de ce genre à la cour. C’est un garçon manqué; depuis l’âge de trois ans, elle escalade toute l’île. […]

« Ce n’est pas tout. Prospéro a déjà dit qu’il avait enseigné à Miranda bien plus que ce que d’autres jeunes filles peuvent apprendre […]

in Margaret Atwood « Graine de sorcière ».

 

Lady Chatterley D.H. Lawrence

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H. Lawrence, Lady Chatterley, Le livre de poche n° 5398 , Editions des Deux-Rives (1955,1980), 384 pages

Lady Chatterley ou L’amant de Lady Chatterley a fait date dans l’histoire de la littérature et dans la construction des personnages féminins par des auteurs. Lady Chatterley est devenue une héroïne, qui s’émancipe de son milieu et  brise les chaînes de son aliénation par la force de sa vie sensuelle.

Je ne sais pas s’il est utile de rappeler le scandale qui accueillit le roman à sa sortie en Angleterre en 1960, le procès qui s’ensuivit, et qui se solda par un acquittement, mais la liberté de ton, la sensualité, et l’érotisme magnifique de ce roman ne pouvaient laisser personne indifférent, et la pudibonderie de l’époque ne manqua pas de s’en offusquer.

Mais la version qui fut ainsi jugée comme outrage aux bonnes mœurs et délit d’obscénité n’est que la troisième version du roman. Il y en eut deux autres, toutes écrites de 1925 à 1928

Lady Chatterley en est la première, à laquelle il manquait quelques pages, le départ en est sensiblement le même, à savoir le retour de la guerre de Clifford Chatterley, mutilé et paralysé dans son foyer auprès de sa femme. Toutefois le titre même annonce la focalisation sur le personnage féminin et c’est ce qui nous intéresse ici.

Lady Chatterley souhaite avoir un amant pour s’épanouir sexuellement,et avoir un enfant;  son mari accepte. Elle entame alors une liaison avec le garde-chasse, Oliver Parkin.

La découverte de l’amour sensuel va transformer l’héroïne profondément. Cet appel à nos forces essentielles et primitives illustre pour D. H. Lawrence sa thèse de la nécessité d’un retour à la vie naturelle et sa critique féroce de la civilisation industrielle déshumanisante. C’est par la sensualité et la sexualité que nous retrouvons ce lien à la vie naturelle, aux forces primitives et harmonieuses qui la régissent. Pas de mot d’amour, ni de serment, ni de conventions n’entravent ce pur élan. Les barrières artificielles forgées par les êtres humains que sont les classes sociales et l’argent n’ont plus lieu d’être. L’être humain dans son authenticité ne se présente plus masqué mais nu, d’une beauté nue et magnifique.

Toute une civilisation judéo-chrétienne contemptrice du corps, et toute une philosophie héritée du platonisme qui font du corps le lieu de la chute, de la déchéance ou d’une pauvreté ontologique se trouvent ici déminées.

Le corps est qui nous sommes, mais il est aussi le lieu d’une forme de spiritualité et d’accord avec le monde, car il est aussi un ensemble de nerfs, de conducteurs tactiles qui nous font accéder aux émotions et à l’amour.

Car il n’y a pas d’amour sans le corps, ou alors n’est-ce qu’une façon hypocrite de masquer notre impuissance. D. H. Lawrence comprend et saisit la sensualité féminine dans sa profondeur et son tumulte. Le titre original devait être normalement « Tenderness » et cet amour en est tissé, tendresse pour le corps et pour nos forces vives.

« Cette fois, et pour la première fois de sa vie, la passion éclata en elle. Tout à coup, des profondeurs les plus intimes de son être, des frémissements surgirent venant des régions où, autrefois, existait seul le néant. S’élevant, se gonflant, augmentant comme une volée de cloches qui carillonnaient en elle de plus en plus frénétiquement, la nouvelle clameur l’emplissait toute entière. Extasiée, elle entendait, sans les reconnaître pour les siens, ses cris à elle, ses cris brefs et sauvages à mesure que se déroulaient ces ondulations splendides, de plus en plus profondes qui, tout à coup, s’échappèrent en une richesse semblable à celle des derniers bourdonnements des grandes cloches. »

Portrait de femme – Madeleine – Pierre Lemaître, Couleurs de l’incendie

Couleurs de l'incendie

Les couleurs de l’incendie – Pierre Lemaître – 03 janvier 2018

Ce second volet de la trilogie inaugurée par « Au revoir là-haut », prix Goncourt 2013, fait la part belle aux femmes, et surtout à l’une d’entre elles, Madeleine, la fille de Marcel Péricourt dont les obsèques sont célébrées en ce mois de février 1927.

Eduquée comme l’étaient les femmes de la grande bourgeoisie des années trente, Madeleine ne sait rien faire, on peut dire qu’elle a juste appris à lire et à peine à compter, et surtout à dépenser l’argent que lui octroie l’Homme de la famille, son père, qui n’a pas cru bon de l’initier aux arcanes de son empire financier. Elle est la maîtresse de maison, organise repas et réceptions quand cela est nécessaire et dirige la domesticité de la maison.

Les femmes vivent à travers les hommes, et réussissent à travers un bon mariage qui seul peut leur assurer la prospérité.

Madeleine, à la mort de son père, jeune divorcée d’un mari passablement indigne, a tout le profil d’une possible victime, prisonnière d’un monde dont elle ne connaît pas les rouages. Elle est aveugle à ce qui se passe autour d’elle mais aussi en elle.

Cette cécité conduit au drame, Paul, son fils, se jette de l’immeuble familial, et l’élucidation de ce drame, la ruine qui va l’accompagner, vont permettre à Madeleine de prendre son destin en main.

Pour cela, elle va se servir des hommes, des autres, pour assouvir sa vengeance et punir les coupables, dans un machiavélisme qui n’a rien à envier à celui des hommes ambitieux, cupides et corrompus qui l’entoure.

D’ailleurs les rapports de force s’organisent autour des hommes, une femme seule ne peut rien faire, et Madeleine, dans ce contexte,  saura armer son bras. Mais les couleurs de l’incendie illuminent une Europe décadente, antisémite et violente qui fait écho à ce drame familial et social.

Ce second volet de la trilogie est particulièrement réussi. Pierre Lemaître orchestre savamment son récit, ménage le suspense et n’est pas avare de retournements de situations. Il fait progresser la narration de manière implacable à la façon d’un piège qui se resserre inexorablement et qui procure bien des frissons au lecteur. A lire et à suivre …

Selon la Presse, le troisième volet se situerait dans les années quarante, et l’auteur, emporté par son sujet, envisagerait même de poursuivre cette fresque jusqu’au tome 10 (1920-2020). Lire ici !

David Ebershoff – Danish girl

Danish girl de David Ebershoff traduit de l’américain par Béatrice Commengé , 200, et 2001 pour la traduction française, Editions Stock Collection poche Libretto, n°401

Vignette Les hommes sont des femmes comme les autresQu’est-ce qu’être un homme, ou une femme ? Pourquoi en certains êtres le sexe psychique ne correspond-il pas au sexe biologique ? Et pourquoi est-il si difficile parfois de respecter les limites étroites assignées à chaque sexe ? Cette assignation d’une identité sexuelle a des conséquences que personne n’ignore : des statuts et des rôles bien différents sont attribués à chaque sexe auxquels il doit  se conformer sous peine d’être exclu du groupe social.

A Copenhague, en 1925, Einar Wegener et Greta Waud sont mari et femme et tous deux peintres. Un jour Greta, en l’absence de son modèle, demande à Einar de revêtir une robe et des bas et de poser pour elle. Einar est troublé, et de cette confusion naît Lili, qui petit à petit va prendre la place d’Einar.

Einar se sent femme, d’ailleurs lorsque Lili paraît, tous les regards masculins se tournent vers elle.

Il va devenir le premier homme à changer physiquement de sexe. Einar Wegener deviendra Lili Elbe.

Les études sur le genre ont démontré que nous avons tous tous cinq identités sexuelles : chromosomique, anatomique, hormonale, sociale et psychologique qui coïncident ou non, révélant des identités ambiguës ou hybrides. C’est le cas de l’intersexualité.

Le chirurgien chargé d’opérer Einar découvrira que celui-ci possède des ovaires. En fait la confusion des genres que ressent Einar est confirmée par son intersexualité. Il est une personne de troisième sexe. Il est à noter que l’Allemagne depuis le 1er novembre 2013 est devenue le premier pays à donner le droit d’inscrire la mention « sexe indéterminé » sur le certificat de naissance d’enfants nés intersexuels afin de ne pas les condamner au choix d’une chirurgie corrective qui gommerait définitivement les caractéristiques biologiques de l’un des sexes.

Cette question de l’identité est passionnante parce qu’elle est au cœur de toute vie d’Homme.

Le roman est très bien écrit et se lit d’une traite, l’intrigue ménage savamment le suspense et ferre le lecteur. Un très bon moment de lecture…

  

Lili Elbe vers 1920                                              en 1926 (Photos Wikipédia, licence creative commons)

Madame Bovary, rhabillée par Paul Emond, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps.. A voir si vous êtes près de Paris…

Il faut voir ce formidable spectacle, où le texte, adapté par Paul Emond révèle des aspects certainement insoupçonnés jusque là. La mise en scène instaure un décalage qui permet de souligner les ridicules ou les faiblesses des personnages, les contre-emploi sont également très réussis et on y croit complètement. L’humour est bien présent et fait de cette histoire une sorte de tragi-comédie où l’on rit volontiers parfois.  La musique, et notamment la performance de Gilles-Vincent Knapps à la guitare (Conservatoire de jazz) donne une coloration et une atmosphère souvent envoûtante. C’est vraiment très réussi.

Du mardi 08 mars 2016 à 19h00  au jeudi 30 juin 2016 à 19h00…

« Quatre comédiens vont conter, chanter, incarner la grande épopée d’Emma Bovary. La révolte romanesque, le combat instinctif d’une femme qui refuse de se résigner à sa condition et cherche, quel qu’en soit le prix, à faire l’expérience sensuelle et exaltante d’une vie où figurent l’aventure, le plaisir, le risque, la passion et les gestes théâtraux.
Une femme, trois hommes, un récit inexorable comme une tragédie, flamboyant comme un drame, mordant comme une comédie.

BOVARYSME, nom masculin : capacité de l’homme à se concevoir autre qu’il n’est.

Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle.
Gustave FLAUBERT 1858″

Masculin/féminin : une nouvelle définition – Bifteck de Martin Provost

bifteck

On retrouve dans ce livre, un univers merveilleux, une sorte de réalisme mêlé de fantastique qui fait penser au courant littéraire latino-américain initié par Gabriel García Marquez, le réalisme magique « genre qui insère des éléments magiques et des événements surnaturels dans des situations se rattachant à un cadre historique et géographique avéré. » Ce courant littéraire a fait de nombreux émules et Carole Martinez et Véronique Ovaldé, en France, présentent dans leurs romans des caractéristiques similaires en les insérant dans un univers typiquement féminin. Martin Provost, à son tour, écrit un texte qui mêle à la fois les deux univers : il emprunte au réalisme magique des éléments réalistes puisqu’il s’agit de l’histoire d’une famille, les Plomeur, à Quimper, où l’on est boucher de père en fils. Le cadre historique est la Grande Guerre qui fait rage et dévore ses enfants mâles. André est donc le seul mâle à Quimper, capable de faire « chanter la chair » celle qui se pavane sur les étals de sa boucherie, mais aussi la chair esseulée des femmes. D’ailleurs « la force d’aimer du tout jeune étalon était telle qu’être aimée une seule fois suffisait pour que l’on eût l’impression d’être aimée pour toujours ».

Mais la Grande Guerre se termine et les maris reviennent, provoquant une certaine panique chez ces dames qui ont gardé de leurs ébats, un souvenir plus tangible que quelques soupirs… Les marmots ne cessent d’affluer devant la boucherie dans des paniers déposés nuitamment  et André en voit sa vie bouleversée.

« Preuve vivante que l’instinct maternel n’appartient pas qu’aux femmes, il jouait les deux rôles à la fois. En précurseur, il comprit que l’homme n’était pas seulement homme, et la femme pas seulement femme, mais bien sûr l’un et l’autre, comme la lune, solidaire du soleil, partage le même ciel. »

André fait donc l’expérience en lui-même d’une nouvelle dimension qui intègre masculinité et féminité, une façon d’être au monde qui rétablit l’unité originelle et une façon d’être aux autres qui rétablit une bienveillance profonde à l’égard des deux sexes : la guerre des sexes annoncée par Nietzsche a fait long feu.

Peu de distance chez ce père qui regroupe ses enfants « en un seul corps indissociable », aime les voir « se lover contre lui », aime les serrer à les étouffer.

Que penser de ce mélange des rôles, de ce père qui ignore toute distance (les psychologues et psychanalystes ne mettent-ils pas en avant la distance nécessaire au père qui représente la règle et la loi, confondant peut-être un fait culturel avec une réalité biologique.) D’ailleurs dans la nature, il y a de nombreux pères qui s’occupent longtemps de leurs petits. « Il existe également dans la nature, des pères qui portent les petits, et les mettent au monde, par exemple l’hippocampe. La mère s’éclipse dès la ponte des œufs, que le père recueille, comme cela arrive parfois dans certaines familles humaines…Chez les oiseaux, le partage des tâches (couvaison, nourriture) est très souvent, sinon presque toujours, assumé à égalité entre le mâle et la femelle. »

Les éléments magiques ou fantastiques apparaissent alors : les bambins sont au nombre de 7, sans mère qui plus est, et André endosse alors la figure de l’Immaculée Conception. Les sept petits poucets sont remplacés  ici par sept bambins bercés par André, comprenant déjà que « l’amour d’un père a plusieurs visages ». Mais la ressemblance entre certains bambins et leurs mères risque d’être compromettante et la vie de cette famille monoparentale est à nouveau bouleversée. Il leur faut fuir…

J’ai bien aimé ce conte, cette fable sur ce père nouvelle mouture, ses relations avec ses enfants même si sur la fin le récit s’essouffle un peu. La fin est une assez belle métaphore sur la mort et le plaisir mais elle n’est pas totalement convaincante. Ce récit est souvent plus profond qu’il n’y paraît, redéfinit les rôles du père et de la mère, puisque ce sont les mères ici qui laissent leurs enfants, plutôt qu’elles ne les abandonnent, à la garde et à l’amour du père. Ce père mobilisant en lui toutes les ressources de ce qu’on appelle la féminité pour éduquer et aimer ses enfants. Il montre que ce que l’on appelle féminité n’a pas vraiment de sens, c’est autre chose, un élan dans chaque être qu’on développe plus ou moins selon l’environnement social et culturel (cf les papas-poules).

La porte des enfers- Laurent Gaudé /Renversement du personnage de la mère

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineLaurent Gaudé est un auteur toujours imprévisible. Aucun livre ne ressemble à un autre et dans ce livre-ci le personnage de la mère opère un renversement de la piéta, de la madone qui est particulièrement intéressant.

Un couple uni éclate à la mort de leur enfant unique victime d’une balle perdue dans un règlement de comptes à Naples . Le père accablé erre dans la ville tandis que la mère, folle de douleur, n’accepte pas la mort de son fils et demande au père d’aller le chercher…jusqu’en enfer.

Le récit bascule alors et raconte l’épopée du père dans sa descente vers les enfers. Il va chercher son fils et le trouve après un périple plein de dangers. Mais qu’adviendra-t-il d’eux, le retour est-il possible et la tragédie s’annuler ? Rien n’est si sûr…

 Ce beau livre de Laurent Gaudé, magnifiquement écrit, avec une maîtrise remarquable de la langue et de la construction du récit, pose la question du deuil et de la séparation. Ce moment de souffrance est aussi le moment de la rupture dans l’ordre des générations, et de la transmission. Le père n’apprendra plus rien à son fils et ne pourra plus lui léguer son expérience et son savoir . Aussi est-ce le monde qui meurt ce jour-là dans le dernier souffle de l’enfant.

L’auteur nous livre aussi une vision très personnelle des enfers, en rupture avec l’enfer chrétien bien qu’il utilise, même s’il s’en défend, un vocabulaire qui rappelle cet héritage : les âmes qui attendent, qui pleurent, qui gémissent. Mais ce sont plus des références mythologiques que mystiques. A chaque deuil, ce sont des morceaux de nous-mêmes qui meurent avec les défunts, mais aussi des morceaux d’eux qui restent en nous. Notre mémoire est le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Aussi ce roman n’est-il pas sombre, car la mort permet de penser la vie, de construire du sens, et d’appréhender une question largement évacuée par les sociétés occidentales dévorées par le consumérisme.

La littérature est aussi cette quête du sens. La mère maudit le monde plusieurs fois, elle ne se résigne pas à la mort de son fils, sa colère est sa manière de garder son fils vivant . A l’instar de cette mère, la littérature est cette bataille pour donner vie et souffle aux grandes questions qui agitent le Monde. Laurent Gaudé dit dans une interview qu’il veut faire entrer le monde entier dans ses livres, et intégrer des personnages qui n’y ont pas accès habituellement parce qu’ils sont des exclus. Ces personnages un peu cabossés par la vie permettent d’explorer toute la gamme des sentiments . On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Et c’est un peu vrai. Pas tout à fait cependant, je pense à cette écriture des bonheurs minuscules de Philippe Delerm par exemple.

C’est aussi une belle histoire d’amour, même si le couple éclate dans un premier temps avec la mort du fils, un lien ou un fil invisible qui est celui de la narration les tient unis ensemble, et c’est peut-être cela qui est, à mon avis, le plus beau dans la littérature.

Interview de Laurent Gaudé

Les femmes dans les romans : Le club des incorrigibles optimistes

incorrigibles-optimistes

 

Jean-Michel Guenassia – Le Club des Incorrigibles Optimistes Le livre de poche – Editions Albin Michel 2009

Jean-Michel Guenassia est né en 1950. Après avoir été avocat puis scénariste et auteur dramatique, il se consacre en 2002 à l’écriture du Club des Incorrigibles Optimistes qui lui demandera six ans de travail.

Cet article a été écrit lors de mon année en tant que jury sur Terrafemina.com. Ayant changé de blog, j’ai souhaité le conserver et le publier à nouveau. Récemment, Jean-Michel Guénassia a ajouté quelques précisions en commentaire que je souhaite intégrer à cet article.

Tout d’abord, l’auteur avertit : « Le Club n’est pas du tout une autofiction ou un roman autobiographique. C’est Michel Marini qui s’exprime en permanence, même si je partage avec lui son amour d’Henry James et quelques autres idées, (mais je suis le seul à les connaître). Ce sont ses idées, ses aphorismes. Et qu’il faut prendre en les rapportant à son âge et à l’époque. »

Je ne ferai pas de critique sur ce blog de ce livre que j’ai adoré mais sur Terrafemina.com puisque j’ai le grand plaisir d’être jurée cette année. Je me suis donc amusée à regarder de plus près les personnages féminins du livre car Jean-Michel Guenassia fait de fréquents clins d’œil à l’image que les femmes ont dans les romans. Les personnages féminins sont des personnages secondaires : ce roman est un roman d’hommes et raconte avant tout le passage de l’enfance à l’adolescence du narrateur qui a 12 ans au début de l’histoire et 17 à la fin. Les figures masculines que sont essentiellement son père et ses amis exilés vont lui permettre de se forger une identité et de grandir. Les figures féminines servent de contrepoint ou de négatif comme le personnage de la mère avec lequel s’opère la rupture.

Cet éloignement, nécessaire pour le jeune homme, lui permet d’investir d’autres figures d’attachement : son amie Cécile et plus tard Camille. 

Quant aux hommes exilés qui ont quitté leur famille, il s’avère difficile pour eux de vivre à nouveau des relations amoureuses. L’image de la femme est dans ce contexte politique de l’URSS très liée au sacrifice et aux enfants. Elles seront abandonnées ou trahies. A charge pour elle de se débrouiller et de survivre si par chance, elles ne sont pas arrêtées.

 

Attention, ce qui suit n’est pas une critique du livre.

Sur fond de rock’n’roll et de guerre d’Algérie, photographe amateur, joueur passionné de baby foot puis d’échecs mais par-dessus épris de littérature, Michel, jeune adolescent lit tout le temps, en marchant, en cours, dans les toilettes, enfin partout. Il raconte son adolescence, ses premières amours et aussi la rencontre qui le marquera à tout jamais, d’exilés  qui ont fui les pays communistes : Igor, Léonid, Sacha, Imré et les autres.

JM G : « L’époque est caractérisée par une misogynie et un machisme écrasants (aucune femme dans le gouvernement de De Gaulle en 1958, ni dans les gouvernements suivants de Michel Debré quand CDG sera président ). »

Cet univers uniquement masculin (aucune femme n’est acceptée au club de joueurs d’échecs appelé club des Incorriginbles Optimistes) est éclairé en contrepoint par ces femmes dont l’exclusion révèle bien le sort qui leur est réservé et dans la narration et dans l’Histoire. D’ailleurs si aucune femme n’est acceptée dans ce club de joueurs d’échec qu’est le club des Incorrigibles Optimistes c’est qu’elles représentent une menace de désordre : désordre amoureux, et rivalité qu’engendre le désir de conquête.

Ce monde finissant, préfigure le nouveau monde qui naîtra après 68 dans la littérature  :

«  Peut-être que la nouveauté du roman moderne, miroir de son époque, est d’avoir permis aux femmes de se renier elles aussi, de trahir comme les hommes et de devenir solitaires ».

Qui sont-elles ces filles et ces femmes ?

1ère pensée profonde

« Les grands écrivains ont remarqué la supériorité des femmes sur les hommes et leur ont donné une maîtrise psychologique instinctive. »

La première d’entre elles, Juliette, est une incorrigible bavarde, constamment habitée par « le flot ininterrompu de mots qui sortait de sa bouche sans qu’on puisse l’interrompre. »

Son frère a du mal à la supporter. Elle est futile, frivole, ne rêve que de toilettes et de colifichets. D’ailleurs le narrateur l’évite souvent et la rembarre encore plus souvent.

La mère de Michel : femme de caractère, autoritaire, froide, un peu hautaine, issue de la moyenne bourgeoisie. Elle est distante avec ses enfants avec lesquels elle n’a pas de véritable relation. Elle tranche , décide mais écoute peu. Elle représente la femme d’entreprise moderne, qui prend son destin en main et qui doit se faire sa place. Mais elle apparaît assez antipathique tout au long du livre

Martha, la mère de Tibor : hongroise, elle cultive le raffinement sous toutes ses formes, son ambition est de vivre, parler, marcher, manger, s’habiller comme une parisienne. Elle est très proche de son fils qui est homosexuel. (Il y a un raccourci de cette femme à son fils qui est un peu ambigu).

Marie Besnard, criminelle, monstrueuse.

2eme pensée profonde

« Les grands romanciers ont constaté que, si les femmes obtiennent des hommes des serments absolus, la plupart du temps, les hommes sont parjures. »

La mystérieuse Cécile prépare un doctorat sur Aragon, lit des tas de livres, est capable de travailler des après-midis entiers. Elle est maigre, mange peu, se nourrit de café au lait. Elle est l’amoureuse du roman, amoureuse entière et tourmentée, sur le fil du rasoir.

JMG : « On sent poindre ce qui deviendra le féminisme de la fin des années 60 et surtout des années 70, et dans le roman, c’est Cécile qui porte ces idées. « 

Les femmes des exilés :elles sont restées au pays, ont entièrement les enfants à leur charge, doivent divorcer pour ne pas être trop inquiétées par le Parti. Elles n’ont pas droit à la liberté et encore moins à la rédemption.

Florilèges d’autres pensées profondes de l’époque

La misogynie ambiante n’est pas un vain mot : les femmes sont de vraies girouettes, elles changent d’avis constamment et sont versatiles. Elles n’ont pas de cervelle donc ne sont pas intelligentes.

« Elles disent blanc le matin, le soir c’est gris et le lendemain, elles ont changé d’avis. »

Remarque qui légitime tous les abus et qui est dans la mentalité de l’époque :

« Tu ne connais rien aux femmes. C’est quand elles disent non qu’elles pensent oui ».

Si une femme refuse, en fait elle accepte. Il faut toujours interpréter. Ceci légitime la plus parfaite goujaterie, l’insistance déplacée, le harcèlement.

En résumé : Dans ce roman qui traduit bien l’atmosphère et les préjugés de l’époque, les femmes sont méprisées, abandonnées, trahies (pas par l’auteur bien sûr). Elles sont victimes de la misogynie fortement ancrée dans les mentalités. Et l’auteur en rend parfaitement compte dans ce roman.  Mais les années 70 et le féminisme sont annoncés par deux personnages de femme : la femme qui entreprend, la mère, et Cécile, intelligente, et passionnée.

Avec beaucoup de subtilité, Jean-Michel Guenassia dépeint les derniers soubresauts d’un monde moribond, sur le plan politique et social et l’avènement d’un autre dont on ne sait pas encore grand-chose…

J’aimerais le citer en conclusion :

« J’ai voulu écrire un livre sur la trahison, thème qui sous-tend le récit. Et que les seuls personnages qui ne trahissent rien ni personne sont les trois femmes de ce roman : Hélène, Cécile et Camille. »

Mais sur ce thème-là, il y aurait encore beaucoup à dire…

Je remercie l’auteur en tout cas d’avoir apporté ces précisions. Il faudrait le compléter car je n’ai pas parlé de Camille.

La femme de hasard – Jonathan Coe

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Jonathan Coe – La femme de hasard ( 1987), folio, Gallimard, 2007 pour la traduction française

 Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineImaginez une vie où tout serait soumis au hasard ! Il n’y aurait plus de place pour l ‘élection ou la prédilection : vous choisiriez vos vêtements, votre nourriture ou vos amis au hasard qui les mettrait sur votre route. Et c’est lui également qui déciderait de votre destin.

Vous en remettriez totalement à lui et vous n’auriez plus besoin de choisir : un ami en vaudrait un autre, les amours seraient interchangeables (d’ailleurs y aurait-il encore de l’amour ? ) dans une sorte de déterminisme aveugle et total. « L’apologie du détachement, serine un des personnages, vis ta vie comme elle est censée être vécue. A moitié endormi, de préférence. »

Mais peut-être avec un peu de chance auriez-vous rencontré l’homme ou la femme de votre vie mais peut-être pas. Vous baigneriez alors dans une bienheureuse indifférence … Bienheureuse ?

« Rien de grand ne s’est fait sans passion » assurait Hegel. Et s’il est vrai que la passion peut faire souffrir, l’ennui, lui, peut vous tuer. A ne rien espérer, vous ne serez pas déçus, c’est sûr, mais vous n’avez aucune chance d’être comblé. Prévert disait que l’espoir est « une sale petite maladie » qui conduit à l’inaction mais elle permet au moins d’accueillir ce qui répond à nos attentes avec bonheur. Le gai désespoir que prônait Marguerite Duras n’est pas à la portée de tout le monde et peut-être ne lui a-t-il pas si bien réussi…

Jonathan Coe nous raconte ici l’histoire de Maria, jeune fille qui rêve d’une vie tranquille et sans histoires, à la manière de son chat Sefton car « Sefton lui semblait avoir tout compris à la vie, sur tous les plans. Les buts de son existence étaient peu nombreux, et tous admirables : se nourrir, rester propre, et par-dessus tout dormir. Maria se disait parfois qu’elle aussi pourrait être heureuse, si seulement on pouvait lui permettre de se restreindre à ces trois sphères d’activité. » Maria se rêve à l’abri des désordres de la passion car elle est hostile « à l’idée d’être contente ou exaltée sans raison. »

Elle va être, dés lors, le jouet des événements, ballottée au gré des rencontres, indifférente à la vie et aux autres. Jusqu’au jour où ce bel équilibre est menacé par l’amour et un homme…

Jonathan Coe interpelle le lecteur, le prend à partie joue avec lui, appuie parfois où ça fait mal.

Au fond qui n’a jamais vécu ces sombres périodes d’ennui, si profondes qu’à peine un fil vous rattache à la vie ? Qui n’a jamais goûté au soleil noir de la mélancolie, qui ne s’est jamais perdu au cœur de ce spleen si cher à Baudelaire  ?

Cela a pu durer une heure, un jour, un mois, plus longtemps peut-être. Le talent de Jonathan Coe est d’en faire le fond d’un caractère et d’une vie.

Car, existe-t-il des vies où il ne se passe rien, où l’on va inexorablement de désillusion en désillusion ? Oui, répond en filigrane Jonathan Coe, il y a des gens véritablement seuls et désespérés dont la vie est une longue suite de jours : « Plus que cinquante ans à tirer » pense Maria.

Vous pouvez toujours attendre, personne ne viendra, vous pouvez toujours crier, personne ne vous entendra.

Vous n’aurez pas d’autre vie, pas d’autre chance. A bien y réfléchir, vous ne risquez pas grand-chose avant de mourir : le seul risque que vous prenez est de vivre, tout simplement, de vous déchirer sur quelques épines, de mourir de désespoir (pas plus d’une heure !), de vous abîmer dans quelques grands bonheurs, de suffoquer de joie ou de bonheur une fois par décennie. Tout bien considéré, ce n’est pas si terrible.

Vous dire que j’aime l’écriture de Jonathan Coe serait presque un euphémisme. Son écriture a une « plasticité » qui lui permet d’habiter totalement un personnage d’homme ou de femme, une capacité d’empathie, une ironie mordante mais jamais méchante… Je lirai tous ces livres, livres en bois, livres en fer, ou alors je vais en enfer…

La première œuvre de Jonatahn Coe, il devait avoir une vingtaine d’années…

Les rêves des femmes : L’oratorio de Noël de Göran Tunström

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Il faudrait pouvoir écouter ce roman comme une musique, entendre les voix qui le traversent comme autant de chants qui montent des profondeurs de l’être, voix d’hommes et de femmes qui se marient dans cet oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach.

Göran Tunström disparu le 05 février 2 000 à l’âge de 62 ans mérite de figurer parmi les Immortels.

Solveig, soprano qui doit chanter dans l’Oratorio de Noël à Sunne, n’arrivera jamais à destination. Les destins de son mari Aron, de son fils Sidner, puis de son petit-fils Victor vont se déployer, s’orchestrer à la manière d’un Oratorio dans un récit ample et polyphonique. Selon l’encyclopédie La rousse, « Les traits dominants des oratorios allemands restent […]la prééminence du commentaire sur l’action, l’intériorisation du drame vécu par la conscience du chrétien. »

A l’origine du drame est ce chant qui n’aura pas lieu, cette femme qui ne parviendra pas a délivrer son chant, et dont la voix féminine sera sans cesse reprise dans un motif subissant à chaque fois d’importantes variations : Fanny que ses rêves tiennent loin de la vie et de l’amour, Tessa qui « a lu trop de livres » que des espoirs démesurés conduiront à la folie.

Les hommes dans ce livre sont tout attente, car « Pour Aron tout avait été fermé avant qu’il la rencontre, le monde n’avait pas voulu de lui. […] Il l’avait vue forcer les choses une par une, les rendre riches, étincelantes de significations. Il s’était installé dans le monde des mots. »

Les femmes sont des initiatrices qui donnent leurs rêves aux hommes : « Pour le rêve de Fanny il était devenu père. Pour le rêve de Tessa, il avait appris l’anglais et atterri à l’autre bout de la terre ». Les femmes sont celles dont les mots font advenir des mondes.

Sidner au désespoir confie à son journal : « Parmi toutes les voix qui parlent en moi, je reconnais parfois la mienne. Elle est néanmoins encore si faible et fatiguée d’essayer de se faire entendre au milieu du vacarme que soulèvent les autres. Je me suis vendu au sommeil et au silence. »

Qu’est-ce que l’amour, sinon « une conversation possible »? Tessa qui rêve d’entamer cette conversation pour la première fois avec un homme, sent que « Les mots gonflent, enflent dans ma bouche »

Et Selma Lagerlöf figure tutélaire de son livre, vieille déjà, confie :

«Tu voulais savoir comment c’est d’écrire un livre. C’est fatiguant! C’est comme s’obliger à traverser un désert: de longues étapes sans une seule goutte d’eau, sans un arbre sous lequel se reposer. Puis tu arrives dans une oasis : le langage coule à flots, chaque feuille s’ouvre, tout veut devenir poésie. Écoute-les, elles chantent maintenant! Et le stylo vole sur le papier, tu te retrouves dans une sorte de tropiques des sentiments. Et pense à tout ce qu’un seul être saisit avec ses yeux, à combien chacun de ses gestes est chargé de passé, d’un avenir inconnu, et à cette fragilité douloureuse que peut être celle du présent: comme une fragile touffe de linnée boréale coincée entre deux rochers en mouvement.»

J ne sais si quelqu’un lira cet article jusqu’au bout mais il me semble utile de répéter que la langue de Göran Tunström traduite par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach est une musique, la plus belle qui soit…

J’avais dédié cet article en son temps de publication à Anne du blog « Des mots et des notes » pour son challenge « Voisins/voisines ».

Une maison de poupée Ibsen – La femme-objet

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Une maison de poupée est un drame en trois actes écrit par Henrik Ibsen dans la collection Théâtre de poche du Livre de Poche en 1990 pour l’introduction et et la traduction de Marc Auchet, professeur au département d’études nordiques de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Il est l’auteur également d’études sur la civilisation et la littérature danoises des XIX et XXe siècles.

Elle fut pour la première fois publiée en 1879 à 8000 exemplaires et suscita de vives et nombreuses polémiques.

Nora est une femme-objet, un charmant petit « étourneau » selon son mari qui lui parle à la troisième personne comme si elle était absente, une poupée, dit-elle, avec laquelle on s’amuse.

Nora par amour pour son ami, afin de le sauver de la mort, contracte une lourde dette et commet un faux en écriture. Krogstad qui est son débiteur, devient celui par qui le chantage arrive. Nora attend de son mari une grandeur d’âme égale à la sienne, hélas…

C’est avec ce texte qu’Ibsen acquit une renommée internationale. Lors de sa sortie l’opinion fit de lui un défenseur de la femme et du féminisme, ce qui n’était peut-être pas tout à fait son intention. Il voulait, dit Marc Auchet, faire une « peinture de caractères », et œuvrer pour une cause qui concernait l’être humain en général, son affranchissement des codes sociaux en vigueur par l’affirmation d’un individu, d’une personnalité qui s’exprime librement.

Toutefois dans cette pièce, Ibsen exprime bien son indignation face à la femme-objet, poupée avec laquelle on joue, « pour laquelle tu voulais redoubler d’attention ; puisqu’elle était si fragile et si vulnérable » dit Nora. La jeune femme veut réfléchir par elle –même, « pour essayer d’y voir clair ». Elle veut désormais sortir du rôle que la tradition et une société matérialiste lui ont assigné. Les lois sont écrites par des hommes et la conduite des femmes est jugée selon des critères masculins : la femme n’a nulle place dans ce qui lui est édicté. La morale qu’Ibsen prête aux femmes « généreuse, spontanée et subjective » opposée à celle des hommes « froide, calculatrice, intéressée » ferait bondir bien des féministes aujourd’hui et présente de vagues relents d’essentialisme.

Marc Auchet raconte qu’Ibsen vouait un culte à la femme et que cela s’expliquait par la richesse des relations établies avec sa propre épouse qui l’a soutenu constamment dans son travail, faisant preuve d’indéniables qualités intellectuelles et d’une culture étendue pour une femme de l’époque, due certainement à son statut de fervente lectrice.

Les femmes dans les romans : la voix de Yun-Xiang (Les témoins de la mariée de Didier van Cauwelaert

didier van cau

Une femme arrive de Shangai pour épouser un célèbre photographe. Les témoins du futur époux doivent l’accueillir à l’aéroport. Ils n’ont en main qu’une photographie en noir et blanc d’une fille qui est « l’incarnation parfaite de la banalité » : silhouette plate, cheveux raides et sourire sans charme. Ces témoins sont au nombre de quatre, Lucas bouddhiste paraplégique, militant, Jean-Claude, faible et amoureux éconduit, Marlène, galeriste malheureuse en amour et Bany enfant abandonné dans un vignoble à la naissance. Tous les quatre vont tomber sous le charme de cette femme venue d’Asie chargée, ni plus ni moins, de les faire accoucher d’eux-mêmes.

            Cette femme va bouleverser leur vie ! Elle est une accoucheuse d’âmes, ce qui n’est qu’une prolongation de sa fonction biologique première ! Mais elle est aussi une terrible séductrice, un être hybride, transformée et façonnée par la société de son temps.

            De la madone à la bimbo, il y a certes un pas, conséquent à franchir, mais aucune contradiction n’épargne nos sociétés consuméristes. Imaginez peut-être une créature « à mi chemin Jackie-Kennedy geishaentre Jackie Kennedy  et une geisha de Playboy relookée haute couture ». Hum, phantasme quand tu nous tiens… Entre la vierge et la putain, la femme pudique, maternelle et la femme charnelle, un brin perverse et infiniment désirable, l’image de la femme suit quotidiennement de grands écarts que toutes les femmes, malheureusement, ne sont pas capables d’exécuter au quotidien. Mais je vous le dis moi, c’est bien DOMMAGE ! D’ailleurs, le sport, la chirurgie esthétique et la haute couture peuvent vous y aider. Si vous n’y parvenez pas, avouez que c’est tout simplement que vous manquez d’un peu de VOLONTE !

            Il faut préciser aussi que si cette femme plaît aux hommes, elle chavire aussi le cœur (et le corps) des femmes. Au fond, cette femme est une guerrière des temps modernes, une guerrière qui veut l’amour et qui utilisera tous les moyens mis à sa disposition (passions communes, joie de vivre, forces toniques et besoin de protection)  pour réussir. Mais qui est Yun-Xiang ? Pourquoi a-t-elle quitté la Chine ? Esclave moderne ? Manipulatrice ?

            Mais je vous vois venir, vous allez me rappeler que je vous parlais d’une fiancée, d’une futur mariée, et que soudain, je vous embarque dans un discours incohérent sur la vierge, la putain, la bimbo et TUTTI QUANTI ! J’en vois même certains m’accuser de féminocentrisme !

            Pour le savoir, il va vous falloir lire ce savoureux petit livre (183 pages) qui je pense va beaucoup vous amuser. Pas de temps mort dans ce récit mené tambour battant par Didier van Cauwelaert, beaucoup d’humour, un savant mélange de clichés (juste ce qu’il faut) et d’ironie !

La voix de Kyoko – Murakami Ryu

Kyoko

Vignette les grandes héroïnesKyoko est née des mains de son créateur, Ryû Murakami, écrivain à la réputation sulfureuse, qui utilise dans ses romans le sexe, le sadomasochisme, la drogue, la guerre comme « moyens d’éclater la conscience de soi ». Mais ici, dans ce livre, il abandonne ce procédé pour se laisser prendre à la beauté, la grâce et la force de son héroïne.

Kyoko, jeune fille élevée près d’une base militaire, décide d’aller à New-York pour retrouver le jeune GI qui lui a appris à danser. Elle va revoir son héros dans des circonstances tragiques mais l’accompagnera avec courage vers sa destination finale. « Elle passe, comme une brise légère, au milieu de réfugiés, d’exilés, de malades du sida et d’homosexuels ».

Une narration éclatéepermet de suivre son périple. Sept narrateurs différents racontent le moment ou les circonstances où ils l’ont rencontrée et livrent ainsi, chacun à sa manière, un aspect de sa personnalité.

Elle permet aussi de battre en brèche un certain nombre de préjugés sur les Japonais, le plus courant et le plus tenace, selon lequel on ne peut jamais savoir ce que les Japonais pensent en les regardant. Ce n’est pas le cas de Kyoko en tout cas, qui est particulièrement expressive : son visage exprime la joie , la tristesse de manière si intense que ceux qui la regardent en sont particulièrement touchés. La voir triste « c’était comme si la fin du monde était arrivée ». Elle possède une telle présence, qu’elle en devient presque « éthique », comme si la force et la pureté de son âme forçaient le respect et empêchaient qu’on lui fît du mal.

Mais l’essence de l’expressivité de Kyoko réside en fait dans la présence d’une ombre derrière son sourire. Elle a appris « que pleurer ne change rien », que « personne n’est plus fort que le chagrin et la solitude ». Et ce savoir, au lieu de l’amoindrir, de l’affaiblir, lui donne une certaine force. Son regard a un « éclat perçant ».

Elle est capable de se contrôler, même quand elle est au bord du désespoir, ou complètement désemparée. Et cette force peut-être appelle la compassion. Sa volonté est inébranlable et elle juge selon ses propres critères pour élaborer des choix très personnels ; elle n’est pas du genre à suivre le plus grand nombre. « c’était quelque chose de grand qui la poussait en avant, la faisait réfléchir, agir ». Mais la nature en ce qui concerne les femmes n’est jamais loin, car Kyoko, selon un des témoins « sentait, pensait et agissait en suivant un courant puissant et naturel. » Mais ce concept qui tout au long de l’histoire a servi à assujettir la femme à des déterminismes surtout culturels subit ici une légère modification, une sorte d’indétermination dans le contenu qui laisse toute liberté à l’héroïne.

Tout en elle est subtile et fragile : elle possède une « voix de canari dans un sac de soie », de longues jambes fines, des lèvres délicates et bien dessinées et des traits réguliers.

Mais l’auteur abandonne là les clichés de la féminité : Kyoko ne déteste pas boire un coup à l’occasion et a passé quelque temps à conduire des camions au Japon. Elle est une femme moderne qui, si elle n’a pas abandonné l’arme de la douceur, a conquis aussi des qualités viriles.

Mais surtout, elle danse merveilleusement le cha-cha-cha, le mambo et la rumba colombienne. Elle représente merveilleusement une  femme japonaise moderne, creuset où se mélangent la sensualité des danses latines occidentales, et le raffinement de la culture japonaise.

On sent l’auteur terriblement amoureux de son héroïne, et son écriture sous le joug de ce sourire mystérieux et puissant… L’écrivain est  captif d’un personnage qui lui échappe toujours, qui ne s’enferme pas dans le roman et qui une fois le livre refermé, continue à danser inlassablement dans notre mémoire…

« Kyoko est une fable sur l’espoir et la renaissance.

J’espère que tous les gens qui vivent une situation difficile et désespérante et refusent de s’y laisser enfermer, continuant à chercher un moyen de s’en libérer, seront touchés par cette oeuvre, et y puiseront du courage. »

Ryû Murakami , 4 octobre 1995, L.A.