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Les femmes et la littérature : Carole Martinez

Je suis très très lente, je mets près de dix, quinze ans pour un roman, en fait, entre le moment où je commence à raconter et la fin de l écriture. Parce qu’avant d écrire,  je raconte, et mon histoire mûrit dans les yeux des gens auxquels je la raconte. Et c’est dans leur écoute, que je trouve la force et le désir d’aller plus loin. Je suis une conteuse, je fais ma Shéhérazade, et il y a des gens extraordinaires,  à qui on a envie de raconter plus longtemps. Alors on va plus plus loin, et l on se dit, il ne faut pas oublier ce qu’on vient d inventer pour eux . En général, je ne note pas, et si ça ne tient pas, c’est que l’histoire n était pas assez forte, mais petit à petit, normalement l’histoire se fait comme ça. Quand finalement je me mets à écrire, il se passe autre chose, et c’est assez étonnant d’ailleurs car l’histoire écrite n’est pas celle que j’ai racontée. C’est le fil même de l’écriture qui va me conduire ailleurs.

Carole Martinez, Meulan-en-Yvelines, le samedi 9 avril 2022

Coeur Cousu de Carole Martinez

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Le mot texte vient du latin textus, de texere, tisser. Celui qui conte, qui raconte est celui qui tisse, qui met ensemble, et fait naître l’histoire et le sens. Celui qui a une histoire, naît et meurt, a donc un début et une fin, un sens, une direction. Frasquita, l’héroïne de cette histoire, hérite de sa mère une boîte que se transmettent de mère en fille, les femmes de la famille,  depuis plusieurs générations.  Cette boîte est rempli de fils et d’aiguilles. Frasquita n’est pas celle qui raconte, celle qui tisse, car c’est Soledad, sa fille, qui aura pour rôle de transmettre l’histoire familiale, celle qu’on lui a racontée et qui s’est déroulée dans sa plus grande partie avant sa naissance.

Frasquita est celle qui coud, qui répare, qui recoud, qui fait tenir ensemble les deux bords du monde, l’ici et l’au-delà. Elle ne répare pas les blessures, car la cicatrice aussi fine soit-elle garde la mémoire des souffrances passées. Simplement elle recoud. Parfois le fil casse et l’homme et son désir qu’elle avait ainsi rassemblés, se séparent à nouveau.

Dans ce roman qui est aussi le récit d’une folle équipée, d’un voyage et d’une fuite, les femmes ne sont pas épargnées, victimes des traditions d’une Espagne du sud ancestrale et archaïque, où la religion se mêle de traditions païennes héritées des temps encore plus anciens et d’un fervent mysticisme. Les rencontres sont toujours manquées entre les hommes et les femmes dans cette société rigide où le plaisir est interdit et seule la procréation est valorisée pour la survie du groupe. Cette histoire se passe pourtant à l’époque de Pasteur, apprend-on avec surprise, tant on se croirait encore au Moyen-Age.

D’ailleurs l’une des filles se demande à un moment du récit si ce que ces femmes se transmettent à travers cette boîte n’est pas tout simplement leur douleur.

Mais cette société se fissure : bouleversements politiques, guerre civile, nouvelles idéologies font trembler ses bases. Car l’histoire de Carole Martinez se nourrit d’éléments empruntés à l’histoire, et possède une veine parfois réaliste, mêlée au merveilleux, à la magie des contes et de la poésie. C’est pourquoi certains critiques le rangent dans la tradition latino-américaine du réalisme merveilleux.

L’écriture de Carole Martinez sait rester légère malgré la gravité parfois du propos.

Ce roman a été un parfait coup de cœur. J’ai beaucoup aimé son écriture, très poétique et le texte s’orne de magnifiques métaphores. Une belle découverte, à lire absolument.

Carole Martinez – La Terre qui penche

Carole Martinez

Carole Martinez – La Terre qui penche roman Gallimard 2015

Dans ce roman, Carole Martinez continue, à sa manière, d’explorer les méandres des destins des femmes aux prises avec les interdits de la société patriarcale. Rappelons son magnifique et passionnant projet : écrire une histoire romancée des femmes dans un même lieu pendant plusieurs siècles ! On se retrouve à nouveau au domaine des Murmures, au XIVe siècle, après un bond de plus d’un siècle (En effet, En 1187, le jour de ses noces, Esclarmonde avait refusé d’épouser le jeune homme choisi par son père et demandé à être recluse), nous sommes en 1361, Blanche est morte, et le récit alterne en deux voix, celui de la Vieille Ame, et celui de Blanche elle-même.

Il y a toujours chez cette auteure, l’utilisation du merveilleux, du fantastique, enlacé à un réalisme historique d’une grande précision. Elle utilise toujours la même langue poétique, tissée de douceur et des violences du temps, de désir et de désespoir. Elle file parfaitement ses métaphores mais sait aussi allier la simplicité à la richesse de son écriture. Si ses personnages sont sensibles à la magie, s’ils ont ce pouvoir visionnaire, ils ne délaissent pas pour autant les outils de la raison afin de lutter contre le fanatisme ou l’obscurantisme qui règnent dans leur société comme dans la nôtre.

Blanche veut écrire mais son père lui interdit. Le diable guette les femmes, êtres faibles et déraisonnables, qu’il faut tenir loin du pouvoir.

« C’est d’être fille d’Eve qui me retient ! » s’insurge Blanche, « La mauvaise a désobéi à son père et nous sommes toutes punies depuis. Cette chienne nous a condamnées à ne plus rien cueillir ! Je ne prends pas les gens ou les choses à pleines mains comme un homme, je rêvasse, je me trouble et je ne me risque pas ! »

Roman d’initiation, Blanche va être conviée à un voyage qui sera aussi l’instrument de sa libération.

Carole Martinez ménage quelques retournements assez intéressants. Blanche est en quête d’identité et cherche patiemment des renseignements sur sa mère. Elle veut apprendre qui elle est, d’où elle vient.  La fin reste ouverte et on a hâte de savoir la suite, où de sauter encore quelques siècles à la suite de la plume bienheureuse et agile de Carole Martinez.

Les femmes au Moyen-Age : Carole Martinez / Du domaine des murmures

Du-domaine-des-murmures

En 1187, le jour de ses noces, Esclarmonde refuse d’épouser le jeune homme choisi par son père. Elle choisit d’être emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château et de consacrer sa vie à Dieu. Elle défie ainsi l’autorité de son père qui n’hésitera pas, pour se venger, à perpétrer le crime le plus odieux…

Mais Chut, n’en disons pas plus. Esclarmonde se charge, par-delà les siècles, de nous guider dans les méandres de son existence au château des Murmures.

D’ailleurs, que pouvait espérer une jeune fille de 15 ans au Moyen-Age ? La liberté des femmes était restreinte : Esclarmonde n’a pas le droit de franchir l’enceinte du château, prisonnière de ses murs, sous la tutelle de son père auquel elle doit obéir aveuglément. Elle ne peut choisir son mari car tous les mariages sont des mariages arrangés et servent à renforcer les alliances entre familles. Une fois mariée, elle passera de la tutelle de son père à celle de son époux, et sera accablée de grossesses sa vie durant, si elle survit à ses couches.

« Ma matrice le projetterait dans l’avenir, il labourerait ma chair comme il faut pour que sa gloire pût s’y enraciner, pour que sa descendance fût forêt, beaux garçons qui, prenant sa suite, porteraient son nom… ».

Nulle question de sentiment, l’amour est « affaire de femmes ». Les sphères du masculin et du féminin sont fortement cloisonnées, le féminin représentant à la fois le mystère, l’inconnu, mais aussi la faiblesse et l’imperfection première d’être femme.

Femmes que l’on assomme de « règles et de fables » pour les faire tenir en place, pour museler leur désir de liberté.

Esclarmonde n’a pas d’autre choix pour échapper à son destin de fille que de mourir au monde. « La seule route que ce temps m’ait laissé est un chemin intérieur… » explique-t-elle. Mais pour autant gagnera-t-elle la liberté ? Ne quitte-t-elle pas un vêtement trop petit pour s’engoncer dans un autre ? Son statut de sainte la protègera-t-il vraiment ? Les ornières de ce chemin intérieur que veut suivre Esclarmonde pour sembler moins dangereuses n’en sont pas moins profondes à qui voudrait s’écarter du chemin. Esclarmonde en fera malheureusement l’expérience dans un destin tragique et tourmenté.

«  Comment pouvait-on tant apprendre, tant changer, tant souffrir, tant vieillir, en si petit espace. »

Carole Martinez confirme son indéniable talent dans un magnifique récit, porté par cette voix de femme, qui s’adresse à nous par-delà les siècles, dans lequel elle ne manque pas de nous mettre en garde :« Certes ton époque n’enferme plus si facilement les jeunes filles, mais ne te crois pas pour autant à l’abri de la folie des hommes. »