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Catherine Benhamou – Ana ou la jeune fille intelligente

Catherine Benhamou Ana ou la jeune fille intelligente des femmes Antoinette Fouque, Paris, 2016

J’ai rencontré la belle écriture de Catherine Benhamou, lors d’un apéro littéraire organisé par une autre belle écrivante, Sarah Pèpe, à travers la lecture publique de « Nina et les managers », lecture vivante et jouée,  du texte qu’il m’avait fallu interroger et avec lequel j’étais entrée en résonance et aussi dans une forme de connivence, si tant est que l’écriture est charnelle et parle autant au corps qu’à l’esprit.

Cela faisait longtemps que je souhaitais lire et voir « Ana ou la jeune fille intelligente », j’avais manqué les dernières représentations à Paris, et je me promettais de lire ce texte car Catherine Benhamou, à l’instar de quelques rares autres,  a ce talent de faire vivre un texte dramatique sans représentation. Les mots créent assez d’espace et de liberté pour créer des images, il s’incarne avec force dans notre lecture intérieure, il s’anime et se joue, pour nous seul.e.s, spectateur ou spectatrice. Il se met en scène. A la lecture, j’entendais les voix, je jouais tous les personnages.

La puissance et la poésie de ce texte, sa mélancolie, lui donne une certaine autonomie et surtout, une grande beauté.

D’une histoire somme toute banale, une très jeune fille mariée  à un homme plus âgé qui vit en France, Catherine Benhamou, crée un conte universel. Il possède une belle oralité et le texte se dit, se murmure, se joue, à haute voix ou dans le langage intérieur. D’ailleurs n’est-il pas enracinée dans la tradition orale de ces femmes tenues hors de l’écriture, « Ana comme analphabète » ?

Et c’est un conte entendu enfant, qui nourrit l’Idée qui la poursuit.

« Il était une fois une jeune fille si intelligente qu’on l’appelait Ana l’intelligente… »

Catherine Benhamou anime depuis plusieurs années des  ateliers avec des femmes en situation d’illettrisme : « Dans ces ateliers, on s’intéresse aux mots, on joue avec eux, on les apprivoise, on les écoute ; ils nous entraînent dans des histoires. 

Les personnalités de ces femmes, leur état de dépendance, d’enfermement, mais aussi leur courage et leur volonté, ce qu’elles m’ont livrée d’elles à travers les exercices, tout cela m’a inspiré le personnage d’Ana, qui parvient à changer sa vie grâce aux mots ».

Au cours d’écriture, Ana joue avec les mots, en décortiquant mariage, elle trouve « rage », « laisser tout en plan ouvrir la porte et partir ».

Son rêve ? Voir la Tour Eiffel. Quelques cailloux en poche, un jour, elle se décide.

Les mots ont-ils le pouvoir de changer nos vies ?

Pour le savoir, il faudra lire et entendre la voix d’Ana. Une voix essentielle dans le monde d’aujourd’hui …

ANA ou la jeune fille intelligente a été créée au Théâtre de l’Opprimé à Paris le 20 mars 2013 dans une mise en scène de Ghislaine Beaudout. La pièce a été interprétée par son auteure du 14 mars au 17 avril 2016 au Théâtre Artistic Athévains et également joué en 2019.

A propos des flèches perdues : la forme épistolaire comme forme dramaturgique/ Marie Pierre Cattino

D’où est partie l’écriture de ce texte ?

J’ai commencé des recherches sur la guerre d’Algérie par la lecture de lettres de soldats écrites à leur marraine de guerre.

Et puisque le théâtre interroge la forme, je me suis posée la question de savoir comment me servir de ces kilomètres de lettres lues pendant des mois.

L’histoire apparaît comme un territoire où se définit la vie et la mort : tout d’abord, on ne sait pas où l’on est – un peu comme si les personnages nous plongeaient dans un lieu unique -, et par leur chuchotement, leurs témoignages, la révélation de leur histoire, ils nous font entrer dans leur univers.

Plus l’écriture avançait plus le besoin de jouer entre l’avant de la scène et l’arrière de la scène se sont imposées dans mon imaginaire, et idée de proche-lointain m’a permis de raconter l’histoire avec différents niveaux de langages, passant du « je » au « nous.

Les personnages qui apparaissent au fil du texte sont tous solidaires les uns des autres. Aucun n’est un électron libre. Ils participent tous de la réalité de l’autre.

Et au fil du temps, les questions de la place de « l’intime» et du «communautaire », se sont agencées jusqu’à ce que l’histoire des deux amoureux se définisse.

Les intentions d’écriture

Le corps est morcelé au rythme de l’écoulement de longs mois de cette guerre. Il est abasourdi, au ras du sol. Il ne marche pas, il rampe. L’identité a besoin de se raccrocher à du solide, de se demander plus que jamais :

« Qui suis-je ? »

La question a été de concilier, au travers des lettres réinventées, les moments de guerre.

Par petits bouts, le corps se définit mais jamais entièrement. Le soldat est pris au dépourvu. Quand il fuit, ce sont ses jambes et ses pieds, les plus importants, et puis vient son ventre quand il crie, quand il souffre, sa tête aussi quand il cherche ou traque son ennemi ou est traqué lui-même.

Pour le soldat, la première chose qui lui vient à l’esprit, c’est laisser parler son corps qui souffre, qui a chaud, qui respire mal, qui a froid, qui ne comprend pas…

La clarté du désert jusqu’à l’aveuglement du soldat. : Le moment où il paraît en pleine lumière, c’est le moment où il est aveuglé par sa propre démesure. Et cette question lui revient en plein visage :

« Que sommes-nous venus chercher ici, à part notre propre errance ? »

Dans la mort, on s’en va par morceaux, les organes s’affaiblissent jusqu’à devenir silencieux, le cœur ne bat plus, les poumons ne respirent plus… La mère du garçon qui a grandi aussi aura à mener ce combat-là.

Dans ce texte le temps est étiré. Des personnages oscillent entre vie et mort :

La marraine de guerre s’efface pour laisser la place à la femme du soldat ; la femme devient la mère du garçon qui a grandi, puis meurt ; les soldats, pour certains, flirtent avec la mort avant de devenir des hommes. Certains la côtoient, d’autres s’éteignent.

Tous, sauf le garçon qui a grandi, se sont effacés peu à peu.

Les lettres ont le pouvoir de faire revivre un temps les êtres qui ont disparu. J’ai donc recomposé des lettres à partir de bouts de vies. La forme épistolaire employée comme forme dramaturgique. A travers cette forme-là, j’ai pu donner la parole aux morts et aux vivants, le temps de l’écriture de cette pièce.

Les flèches perdues/ lecture par Marie-Pierre Cattino

Les flèches perdues – Marie-Pierre Cattino

Les flèches perdues – Marie-Pierre Cattino Koïné éditions, 2012

Les flèches perdues - Marie-Pierre Cattino - Koine - Grand format - Place  des Libraires

J’ai rencontré cette œuvre dans des conditions très particulières : j’étais à Marseille et nous avions longé la mer avec ma fille pendant des kilomètres, nous émerveillant de la découverte de cette ville offerte à la Méditerranée, lorsque nous sommes arrivées devant le Mémorial des Rapatriés d’Algérie par César, cette immense pâle d’hélice qui semble tutoyer le ciel, et qui symbolise la traversée de la Méditerranée qu’ont du faire les rapatriés en 1962 pour rejoindre Marseille.

Deux ou trois semaines avant, j’écoutais la chanson de Camélia Jordana, « Dans mon sang un peu de bruine, Toujours lavait mes racines »

Et gravement, à la télévision, Emmanuel Macron parlait de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité, suscitant tollé et polémiques, plus rarement quelques approbations et hochements de tête.

La flèche tirée par l’autrice n’a pas été perdue, elle m’a atteinte en plein cœur.

Je ne suis qu’une lectrice, ni critique littéraire, ni encensoir, mes émotions créent les conditions de ce partage entre un.e auteur.e et moi.

La pièce raconte l’histoire de trois jeunes gens, dont deux jeunes hommes partis faire leur service militaire en Algérie en 1956, et l’attente, les embuscades, l’incompréhension face à cette guerre qui ne dit pas vraiment son nom : « pacification… ». « On était là pour maintenir l’ordre, pas pour foutre le bordel ! » s’indigne le frère de Claire.

Ce sont des lettres échangées à la place des cœurs entre Paul et Claire, sa marraine de guerre. C’est le silence autour des mots, les mensonges par omission qui peuplent les missives entre les deux jeunes gens. Le talent de l’autrice est de suggérer, de tisser avec nos souvenirs, avec ce que nous savons ou pas de cette guerre, de nous relier à notre histoire.

Je suis souvent allée chercher des informations au sujet de cette guerre que je connaissais si mal. Cette lecture m’a engagée sur des chemins que je n’avais pas encore vraiment pris, sur une partie de ma mémoire que j’avais occultée.

Elle prouve q’un texte dramatique peut vivre un temps sans représentation si ses mots sont vibrants, si un flux, comme une marée, traverse le texte.

Nous faisons alors notre propre mise en scène, nous peuplons ce lieu encore fantôme de créatures que nous agitons d’abord en tous sens. Mais les silences qui peuplent le récit délimitent et bientôt organisent l’espace de notre scène imaginaire, lui conférent un sens et quelques directions.

Une belle lecture, merci.

Leïla Sebbar : Travail de ménagère, travail d’écrivaine (1986)

SEBBAR-MAEF

 Leïla Sebbar: Travail de ménagère, travail d’écrivaine (1986)

Texte de Leïla Sebbar

L’ordre de la maison est aussi tyrannique, jubilatoire ou meurtrier, que l’ordre de l’écriture.

Une femme est capable de souffrir, soudain, d’insomnie réelle, si la vaisselle a été oubliée dans l’évier, si le fond de la cocotte, brûlée par accident n’a pas été récuré énergiquement à temps, ou si elle n’a pas retrouvé, à la place où elle devait être rangée, au moment du grand nettoyage de printemps, la couverture d’enfant dont elle a absolument besoin, là tout de suite…

Tout objet domestique déplacé, contrevenant à l’ordre établi par celle qui fait le travail, au jour le jour, devient un objet de torture mentale. Et comme les objets ne manquent pas dans une maison…

sébastien Pignon

Pour une femme qui écrit, les obsessions ménagères se trouvent transposées dans sa pratique d’écrivain. L’emploi du temps, de l’espace, du corps domestique, les gestes pour corriger, décrasser, ranger, mettre et remettre en place, harmoniser, les manières qui accompagnent ces gestes, on les retrouve exactement chez la ménagère et chez l’écrivain. La production finale sera différente dans la forme et la fonction de l’objet, mais la similitude dans l’ordonnancement du matériel graphique pour le livre, ou du matériel ménager pour la maison est frappante lorsqu’on y regarde de près. Par ailleurs, les effets du travail d’écriture, pour celle qui a accompli les gestes appropriés suivant le rituel imposé à elle-même, la ménagère ou l’écrivain, qui a travaillé et organisé le travail, rituel dépendant des humeurs et des principes de la maîtresse d’oeuvre.

La ménagère comme l’écrivain, travaille pour un résultat quel qu’il soit, qui lui donnera la certitude ou l’illusion, comme on voudra, qu’elle a accompli une oeuvre aussi vitale qu’une oeuvre d’art. Par sa maîtrise sur les objets de ménage ou d’écriture, elle a réussi à faire une maison, à faire un livre; grâce à une conduite disciplinaire de maintien de l’ordre suivant ses propres critères esthétiques, elle a observé avec obstination son idée de l’harmonie, de la grâce, du charme d’une chambre ou d’une page écrite, d’une maison ou d’un livre.

Ainsi, elle a créé, elle a donné forme et force à un espace qu’on lit des yeux et du corps, livre ou maison.

Comme une maison, un livre est un lieu de vie, un lieu à vivre; même si on sait que la ritualité du ménage, de l’écriture protège contre la folie et la mort, contre l’angoisse de ce qui est à refaire chaque jour, on voudrait croire à l’éternité. Une maison, comme un livre, est un lieu de vie mouvant à créer et recréer sans fin, dans la joie ou le malheur.

Je ne peux écrire que si j’ai un matériel de travail accumulé depuis des mois, engrangé et rangé dans des sous chemises, chemises, cartons étiquetés, comme un fonds de maison complet et ordonné qui servira à alimenter les repas quotidiens. Fonds de maison disponible, à portée de la main, où on peut puiser sans perte de temps, au moment voulu. Fonds de maison conforme aux principes de l’Économie domestique, aux manies culinaires de la maîtresse de maison.

Les chemises volumineuses sont tout près, sur une table chinoise à deux étages, à gauche, prêtes à déverser, dans l’ordre, les notes nourricières pour les textes de longue durée. C’est dans la maison, dans une pièce de la maison, dans un coin de cette pièce, à une table ronde posée contre la fenêtre, que j’écris le mieux. Ailleurs, dehors, dans des lieux de passage, cafés, brasseries, gares, j’écris des textes brefs, je prends des notes, comme on mange dans un Mac-Do. Dans la maison, j’ai besoin d’être seule, sans enfant, ni personne qui me sollicite pour me détourner de mon attention obsessionnelle… Il me faut absolument, à droite de la table, le fouillis ordonné dans le temps, des panneaux où sont affichés, par étapes successives, les images, les objets disparates, indispensables à tel ou tel moment du travail: photographies de presse, cartes postales coloniales, étiquettes, timbres , écussons régionaux, cartes de géographie, paquets de cigarettes Camel, boutons de mercerie, plumes sergent-major, photographies d’enfance, paysages algériens… Je regarde ces panneaux surchargés, surpiqués d’épingles, comme on regarde une armoire ou un vaste placard qu’on ouvre largement pour le plaisir de voir, dans un certain ordre, la vaisselle ou le linge, disposés suivant l’emploi, la taille, la forme ou la couleur et par nécessité. Ces panneaux mythologiques ou réels changent avec le livre, comme varie l’agencement d’une pièce à vivre, d’une cuisine, d’une chambre, selon la saison, l’humeur, l’occasion, mais là aussi par nécessité.

Pour un travail de longue durée, il faut de longues journées, de

longues heures, un temps souple, étale qui s’organise d’après le désir et le besoin, comme lorsqu’on décide de préparer un plat, un dessert sophistiqués ou que la journée entière sera consacrée à la couture. Alors on se lève tôt, c’est un jour faste, on n’a pas envie de rester couchée. Seule dans la maison et dans le silence, la table de travail offerte, je vais écrire plusieurs heures de suite, longtemps, interrompue par un café italien au comptoir du Rond-Point, jusqu’à deux heures de l’après-midi. Je déjeunerai sans la radio, un peu vite et j’écrirai jusqu’au soir où je saurai qu’il est tard, parce qu’il fait presque nuit.

Le bloc de papier pelure blanc et lisse est posé en travers de la table, le stylo Parker noir à côté du bloc. J’aime écrire à la main et que la plume glisse, très vite, très longtemps sur la surface pleine de la page, presque sans marge. Je ne tape pas à la machine. Je ne veux pas apprendre. Je tiens à cet archaïsme, comme une ménagère qui se sert encore d’un moulin à légumes manuel alors qu’on lui a offert un robot-Marie efficace et rapide. Comme si j’étais plus près des mots, plus près de la matière avec ce vieux stylo ordinaire dont la plume s’est usée du côté gauche parce que je n’arrive pas à le tenir droit.

Je ne relis pas le jour-même ce que j’ai écrit; je réserve ce plaisir au lendemain matin où, à nouveau seule, je viendrai m’asseoir à la table, devant les feuilles écrites la veille. De la même manière, une femme en cuisine, en couture diffère le plaisir jusqu’à la jubilation finale, secrète, solitaire. L’objet est terminé suivant ses rites à elle, comme un enfant qu’on sort de soi, achevé, prêt à vivre avec les autres.

Texte paru dans Présence de Femmes:
Gestes acquis, Gestes conquis. Alger: ENAG, Hiver 1986.

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