Nathalie Sarraute – Les fruits d’or Editions Gallimard, 1963. Collection Folio n°390
On assiste à l’encensement par la critique d’un livre « Les fruits d’or », puis à son oubli progressif, voire au mépris qu’il suscite.
Dans ce livre la narration traditionnelle n’a plus cours, le nouveau roman rompt avec la psychologie des personnages, avec le fil du narrateur qui introduisait une certaine continuité dans le récit. Le narrateur omniscient qui connaissait toutes les pensées des personnages, ainsi que tout ce qui pouvait advenir a disparu du nouveau roman. C’est au lecteur de construire le sens à partir des éléments qui lui sont donnés. Il s’agit de capter la sous-conversation qui court sous le récit, les événements ténus qui pour être indicibles n’en ont pas moins une force que le roman classique négligeait totalement. « C’est de cette parole silencieuse – le prédialogue- captée à l’état naissant, toujours précaire et menacée, arrachée de force au silence, à la nuit, au non mesurable temps de nos grands fonds intérieurs, que l’auteur fera la matière première de leur œuvre. »1
Ce qu’il advient par la critique d’un roman, est le résultat d’un jeu subtil de forces. La littérature apparaît ainsi comme « un lieu sacré, fermé, où seul un humble apprentissage, l’étude patiente des maîtres peut donner le droit à quelques rares élus de pénétrer ». Ce sont des rapports invisibles de pouvoir et de domination qui se jouent ici. La culture est la chasse gardée d’une certaine élite qui seule décide qui pourra rejoindre son club très sélect et très fermé. Plus la lecture en est difficile, plus l’œuvre gagne en authenticité. Les arguments d’autorité sont les seuls qui vaillent. On ne vous demande pas ce que vous sentez ou ce que réellement vous en pensez : il faut aimer car c’est aimable. Ainsi en ont décidé ceux qui savent et qui détiennent la vérité. Cette critique n’émet pas une opinion qui pourrait par son statut même être contredite par une autre opinion. La vérité s’impose à tous et ne peut être contestée que par quelques fous qui aiment se vautrer dans le stupre et l’erreur. La vérité n’est pas démocratique car elle n’est pas donnée d’emblée à tous.
C’est tellement rassurant… Il suffit de suivre le chemin tracé, se couler dans le moule, se laisser guider. Pour accéder à ces œuvres, « il fallait se plier à une étiquette sévère, s’incliner très bas, jusqu’à terre, mais qu’à cela ne tienne, ils se sont prosternés… ».
C’est rare dit Nathalie Sarraute, de trouver quelqu’un qui ose avoir son propre goût, qui renonce au confort que donne l’appartenance à un groupe dominant pour rejoindre la contestation, la rébellion et encourir l’opprobre.
« Voyez-vous, cela n’arrive presque jamais de trouver quelqu’un qui ose avoir son propre goût et le dire comme vous…quelqu’un qui aborde une œuvre en toute pureté, sans idée préconçue…je crois que personne ici…Vous les avez entendus…ne s’intéresse à l’œuvre elle-même…A quoi bon, avec eux, discuter…Pas un mot n’est sincère… ».
Cela prouve peut-être qu’il n’y a pas de valeur absolue dans l’art. Le goût esthétique possède les critères de son temps, de la société dans laquelle il s’applique. Il ne peut déterminer un Beau absolu, si tant est qu’une œuvre veuille être belle.
« Les goûts changent. Il y a à certains moments certains besoins. Et après on veut autre chose. Comment voulez-vous empêcher les gens de suivre la mode, ici comme en tout ? Qui se trompe ? Qu’en restera-t-il ? »
Que penser de ce livre ? L’œuvre de Nathalie Sarraute dépasse largement les cadres du Nouveau Roman même si elle en a éprouvé les techniques et fixé les règles dans « Tropismes », son œuvre majeure.
Prend-on plaisir à lire ce livre ? Oui, sans conteste, on se laisse happer par cette histoire sans histoire. On éprouve surtout un plaisir intellectuel car c’est l’argumentation qui séduit, sa virtuosité. Les enchaînements chronologiques sont en fait des enchaînements logiques. Il ne faut pas chercher l’émotion car la rupture est telle que le lecteur ne peut se laisser guider par ses émotions. Le nouveau roman a fait feu de tout bois et n’a pas trouvé la postérité. Pourtant l’œuvre de Nathalie Sarraute mérite largement d’être redécouverte.
De ce mouvement, on dira peut-être comme ce personnage :
« Vous avez l’air de ne pas l’aimer… Moi, je l’ai toujours soutenu. J’ai peut-être eu tort. Bien sûr, ce n’est pas parfait, on peut y trouver des faiblesses, mais je crois, pour ma part, que c’est un livre de valeur. Eh bien, vous-même, peut-être, dans quelques années, vous reviendrez là-dessus, vous vous direz que vous vous étiez montré trop intransigeant. »
1 – Jacques Lassalle –Nathalie Sarraute ou l’obscur commencement