Je ne sais comment j’ai lu ce livre… Amoureusement si je puis dire, lovée autour de la belle écriture de Clélia Anfray, suspendue au rythme de sa prose qui est comme un souffle à la fois léger et puissant. « Le coursier de valenciennes » est un de ces livres qui pour moi a été presque une expérience charnelle.
L’histoire en est simple : Simon Abramovitch doit remettre un paquet d’un de ses camarades de camp à sa famille – un poème et une lettre. Il l’ rencontré au camp de Klein Mangersdorf où tous deux étaient détenus et Simon seul en a réchappé. Il rencontre deux femmes dont « le beau regard de ciel flamand » va faire basculer son existence.
L’écriture de Clélia Anfray a ce talent singulier d’épouser les contours de cet homme – Simon- de marcher à son pas, à la fois lourd mais assuré. On se métamorphose, on devient cet homme brisé par la guerre mais qui n’a pas oublié tout espoir, on sent dans son corps l’écriture de l’attente et cette faim intérieure prête à tout dévorer. L’auteure sait rendre compte de « ces affaires de perception », son écriture est comme la parole Mme de Viéville pour Simon :
« […]Valenciennes, sous l’effet de la parole de Mme Viéville, avait repris des couleurs. »
Le monde prend une autre épaisseur que seuls les mots ont le pouvoir de lui donner, « Son austérité grise s’était dissipée d’un coup, d’un seul, comme par magie pour ainsi dire. »
L’écriture a aussi ce battement de fièvre, cette légère crispation due à la douleur des personnages :
« Renée s’arrêtait parfois pour regarder la paume de sa main droite qu’elle compressait de son pouce gauche pour apaiser une vive douleur. »
« Le style c’est l’homme», a dit Buffon. Clélia Anfray aurait pu me raconter n’importe quoi, je l’aurais suivie. La forme de sa phrase, son rythme, son épaisseur, sa douceur, ou parfois une certaine sauvagerie retenue, est la forme de sa pensée. Une forme de pulsation qui est la vie même, le sang dans nos veines, le chaos des émotions, les douleurs infimes et qui donnent une vie incandescente à ses personnages.
Une auteure est née…
L’auteure s’est inspirée de l’histoire de Pierre Créange qui est mort dans ces conditions, qui a réussi à écrire dans les camps et dont les poèmes ont été rapportés par la suite par un codétenu.
Isabelle Stibbe, née à Paris en 1974, a été responsable des publications de la Comédie-française, puis du grand Palais. Elle est aujourd’hui secrétaire générale de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet. Bérénice 34-44 est son premier roman.
Bérénice, jeune adolescente juive, veut être comédienne envers et contre tous : elle affronte la colère de ses parents, fourreurs juifs d’origine russe, et quitte la maison familiale sous la malédiction de son père. Sa passion du théâtre l’habite toute entière et son plus grand désir est d’intégrer la Comédie Française. Rien ne résiste à la force de sa vocation : arrivée première au conservatoire à l’âge de quinze ans, elle entame une fulgurante ascension sous la tutelle du grand Louis Jouvet. Au cœur du Paris de l’Occupation, Bérénice va jouer son destin.
Bérénice a la force des tragédiennes, elle joue sa vie sur scène et force le destin. Elle veut être la plus grande, quitte à défier le temps et l’Histoire, et sur scène elle est toute puissante. Folie, démesure, orgueil ? L’art peut-il être au-dessus de la vie ? Le destin de l’individu est-il une puissance supérieure qui s’accomplit en dépit des aléas de l’Histoire, ou selon le mot célèbre de Marx , « L’homme fait(-il) l’histoire qui le fait. » ?
Bérénice ne veut pas entendre le bruit des bottes, elle ne veut pas voir le danger ; elle refuse de coudre l’étoile jaune sur ses vêtements ou de déclarer qu’elle est juive. Sa volonté est implacable : rien ni personne ne semble pouvoir la faire plier.
Pourtant, toute démesure (l’hybris) peut entraîner la chute, celui qui la commet est coupable de vouloir plus que la part qui lui est attribuée, de désirer plus que ce que la juste mesure du destin lui concède.
Bérénice refuse la loi juive, refuse le destin qu’on lui a tracé.
« Tu crois que tu auras des enfants si tu es actrice ? Quel mari normal voudrait épouser une femme qui embrasse d’autres hommes sur scène ? », s’indigne sa mère.
Isabelle Stibbe nous avertit d’emblée : elle ne racontera pas cette histoire à ses enfants, elle ne pourra pas témoigner de ce qu’elle a vécu. Bérénice est une héroïne tragique qui doit sa grandeur à sa lutte contre des forces qui la dépassent et la feront succomber. Le titre annonce la fatalité d’un destin (34-44). Elle devra sacrifier son bonheur individuel à la lutte collective. La tragédie est toujours une histoire dont on connaît la fin. L’héroïne aura-t-elle lutté en vain ?
Si le destin de Bérénice est exemplaire, et s’il nous touche autant, c’est qu’il dit quelque chose de nous tous, et de ce qui nous fait Homme : le refus de plier, de rester à sa place, d’accepter l’inacceptable. Notre part de déraison, si précieuse, qui nous conduit à créer d’autres mondes que ceux qui nous sont donnés, est également celle qui nous donne le courage de suivre nos valeurs au péril parfois de nos vies.
Si folie il y eut , elle fut du côté de ceux qui brisèrent à jamais les destins de millions d’Hommes, sous prétexte qu’ils n’étaient pas ce qu’ils auraient dû être.
« Merci mon Dieu de m’avoir faite femme », s’écriera un jour Bérénice en parodiant la prière juive du matin.
Merci Isabelle Stibbe pour ce très beau roman, qui pour emprunter un thème tant de fois exploité, réussit à en faire un récit d’une grande originalité aux accents de la tragédie, qui nous émeut, nous transporte, et nous rend à la fin un peu plus grand.
Prix Simone Veil 2013.
Je remercie Clarisse et les éditions Serge Safran pour l’envoi de ce livre.
La Comédie Française à Paris (Photo credit: Wikipedia)
Maram al-Masri – Elle va nue la liberté – Editions Bruno Doucey
Dans ce recueil, sorte de carnet intime, Maram al-Masri nous fait entendre la voix blessée d’une femme dont le pays natal souffre terriblement dans la chair des hommes et de des femmes qui luttent pour la liberté. Elle guette chaque jour les vidéos sur Facebook ou YouTube et nous les donnent à re-voir à travers des mots écrits tels des instantanés : « saisirun instant par les mots, mettre en lumière un « détail », faire ainsi« arrêt sur image », c’est une façon d’exprimer le mouvement de lavidéo et de le figer sur le papier, de fixer l’instant et de le mettre en perspective. »
La guerre ravive d’autres blessures dont celle de l’exil,tenace et enfouie :
« Mon corps était ici et mon âme là-bas. J’ai éprouvéde la joie, de la douleur aussi. Et même une sensation de culpabilité de ne pasêtre sur place, bien que je vive en France depuis longtemps ».
Un très beau poème dit ce déracinement :
« Nous, les exilés,/Rôdons autour de nos maisons lointaines/Comme les amoureuses rôdent/Autour des prisons,/Espérant apercevoir l’ombre /De leurs amants. »
De toutes les atrocités de la guerre, la mort des enfants est la plus terrible, « Les enfants de Syrie,/emmaillotés dans leurs linceuls/comme des bonbons enveloppés. »
Mariam crée des images saisissantes, « Tout fuit. /Même les arbres », et on sait l’urgence d’échapper à la mort, aux tirs, aux embuscades. « Sauf la faim. », ajoute-t-elle plus loin, un peuple dans la guerre ne peut même plus choisir entre deux morts. Mourir pour la liberté ? La faim tue comme les balles.
Ces poèmes sont plein du bruit et de la fureur de la guerre, « le bruit de la peur et du froid ».
Terrible recensement : 15 mars 2013 : 5 000 femmes dans les prisons syriennes :
« Que faites-vous, mes sœurs,
Maram al-Masri (Photo credit: Wikipedia)
quand vos seins gonflent
et durcissent de douleur ?
Quand la souffrance
Déchire
Votre ventre
Que la tristesse vous inonde
et que le sang
coulant entre vos jambes
noircit, durcit.
Que faites-vous de l’odeur ?
Comment faites-vous, mes sœurs,
Quand vos règles arrivent
Dans les prisons froides
Et obscures
Maram al-Masri (Photo credit: Wikipedia)
Dans les prisons où l’on frappe et l’on torture
Dans les prisons où vous êtes
Entassées
Enchaînées ?
Que faites-vous, mes sœurs,
Lorsque la rage coule dans vos yeux ?
J’ai été prise totalement par l’écriture de Maram al-Masri qui m’a accompagnée plusieurs jours, recueillie avec elle, en pensée avec tous les syriens qui luttent face au cynisme froid d’un pouvoir assassin. Quelle est véritablement le pouvoir des mots et de la
poésie se demande-t-elle ? Il est de tenir les consciences éveillées, de
faire en sorte que les hommes partout savent qu’ils ne sont pas seuls.
Peut-être le silence est-il le pire des assassins.
Maram lit ses poèmes un peu partout, Paris cette semaine, Achères jeudi prochain, dans le 78.
Rendez-vous sur le site des éditions Bruno Doucey pour connaître toutes les dates.
Ce recueil est le travail également de l’éditrice Murielle Szac.
Je la remercie pour l’envoi de ce livre et lui renouvelle mon admiration pour son travail et celui de Bruno Doucey.
Et comme tous les dimanches, .
Martine, , ce dimanche, nous présente une poétesse, Maria Desmée, née en Roumanie. Elle s’est établie en France en 1985, et se dédie particulièrement à la création plastique et poétique.
Kénizé Mourad Dans la ville d’or et d’argent, Editions Robert Laffont 2010, Le livre de poche 2012.
Cette lecture a fait parfaitement écho au livre de Moïra Sauvage « Guerrières ! A la rencontre du sexe fort » car il s’agit vraiment ici de l’histoire d’une guerrière, Hazrat Mahal, quatrième épouse du roi d’Awadh, au nord de l’Inde, qui fut à la tête du soulèvement du peuple et mena jusqu’u bout cette première guerre nationale.
Lorsque la Compagnie anglaise des Indes orientales décide de s’emparer d’Awadh, Etat prospère du nord de l’Inde, en 1856, le roi, la Rajmata, sa mère, et une partie de sa cour décident d’aller en Angleterre plaider leur cause auprès de la reine Victoria. Sans monarque, le royaume se retrouve livré au pouvoir du résident anglais.
Enfermée dans le Harem depuis de nombreuses années, Hazrat s’ennuie. A l’époque, la purda impose la réclusion des femmes et une stricte séparation entre les sexes. Le roi a de nombreuses épouses qu’il délaisse une fois son caprice satisfait. Elle est encore jeune, et excepté son amour de la poésie, et son habileté à versifier, dans le « Zenana », il n’y a rien d’autre à faire que déjouer la malveillance et la jalousie des autres concubines du roi. La vie émolliente de la cour, l’indolence et le désœuvrement ne lui permettent pas d’exprimer sa personnalité. Le Zénana se révèle vite être ce qu’il est, une prison, « où s’étiolent les plus belles femmes du royaume ». Les femmes passent leur vie à attendre et finissent « enterrées vivantes ».
Son parcours est une réussite : orpheline, vendue par ses tuteurs comme courtisane, elle bénéficie d’une éducation poussée. En effet, les courtisanes ne sont pas des simples prostituées mais ont un statut très élevé. « En général, elles ont un riche protecteur et reçoivent chaque soir dans leur salon des aristocrates et des artistes. Tout en buvant et se restaurant de mets choisis, on écoute de la musique, récite des poèmes et converse jusqu’aux petites heures de l’aube »
Enfant, son père lui a laissé une grande liberté en pensant qu’elle aurait bien le temps de « subir sa vie de femme », et cette expérience lui a laissé le goût de la liberté.
D’autres personnages de « Guerrières » émaillent ce livre : Lakshmi Baï dont le père a fait une cavalière hors pair, rompue au maniement des armes et d’autres personnages historiques dont l’auteure nous rappelle l’histoire. Ainsi Razia Sultane, que son père en 1236, désigna pour lui succéder sur le trône de Delhi, ou au XVIIe siècle Nur Jehan, épouse de l’empereur Jahangir qui dirigea l’empire Moghol pendant que son mari s’adonnait à la poésie et la boisson ou encore les souveraines de Bhopal, l’une des plus grandes principautés musulmanes des Indes
Musulmane, elle s’élève contre le détournement et la méconnaissance des textes sacrés, et rappelle que « Le prophète a au contraire, donné aux femmes des droits qu’aucune chrétienne, juive ou hindoue n’avait à l’époque et n’obtiendrait avant des siècles : le droit à l’héritage, la libre disposition de ses biens, le droit de faire des affaires… », que nulle part dans le Coran, il n’est demandé de cacher son visage, ni même ses cheveux. » Elle cite ces passages : « Dis aux croyantes de baisser le regard, d’être pudiques, de ne monter que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine »Sourate 24, verset 31, et « Dis à tes épouses et à tes filles, et aux femmes des croyants, de se revêtir de leur mante ».Sourate 33, verset 59.
English: Begum Hazrat Mahal, also known as Begum of Awadh, was the wife of Nawab Wajid Ali Shah (Photo credit: Wikipedia)
Hazrat, par la seule force de sa personnalité, une vive intelligence, et une détermination sans faille, va savoir profiter de la guerre pour conquérir sa liberté. De tout temps on a interdit aux femmes la guerre, et les quelques personnages de femmes qui ont réussi à échapper à ce tabou sont encore et toujours des exceptions. Elles ont osé aller contre la tradition. En Inde au XIXe siècle, en dehors du Harem, une femme mariée « est moins qu’une prostituée qui, elle, a la liberté de refuser sa couche. Une femme mariée, si elle n’a pas de fortune personnelle, est totalement dépendante du bon vouloir et des humeurs de son époux. »
Cette begum courageuse exploitera ses qualités viriles, exprimera sa force, et conduira même ses hommes à la bataille, preuve s’il en est que ces qualités ne sont pas l’apanage des hommes.
C’est le livre de Moïra Sauvage ( Guerrières), qui par ricochet, m’a intéressée à ce récit qui sinon m’aurait peut-être un peu ennuyée. Presque 500 pages de récits de batailles, de stratégies militaires, de descriptions de milliers de morts, d’atrocités commises, c’en était assez pour moi ! Heureusement il y a une belle et malheureuse histoire d’amour qui soutient le récit !