Archives pour la catégorie ♥♥♥ – J’ai beaucoup aimé

Les fidélités – Diane Brasseur Sélection Prix de la romancière 2014

diane brasseur

 Diane brasseur – Les fidélités – Allary Editions 2014

A Marseille où il vit une partie du temps avec sa femme et sa fille, un homme s’enferme dans son bureau pour réfléchir. Sa vie a pris des directions inattendues et menace de lui échapper tout à fait. Il a cinquante-quatre ans et il doit partir à New York fêter Noël en famille. Il est face à un dilemme qu’il doit absolument résoudre avant qu’un drame ne se produise.

Il laisse Alix à Paris. Il la connaît depuis un an et passe la semaine avec elle. Il l’aime. Le week-end, il rentre à Marseille retrouver la femme qu’il aime et qu’il a épousée.

Diane Brasseur exploite un thème mille fois rebattu sous un angle assez neuf et parvient à éviter les clichés du triangle amoureux. Cet homme n’est pas malheureux mais il aime simplement deux femmes sur un tempo tout à fait différent. L’amour passion alterne avec l’amour tendresse .

La vie contemporaine lui laisse des espaces qui n’existaient pas autrefois : mobilité professionnelle, et portable. Dans la sphère privée qui était auparavant plus transparente, les nouveaux moyens de communication ont créé des sortes de bulles où l’individu peut aménager à loisir d’autres espaces beaucoup plus opaques. Une nouvelle passion permet de rompre la routine et l’ennui de la vie conjugale. Mais elle demande aussi de devenir maître dans l’art du mensonge.

Diane Brasseur met l’accent sur l’aspect schizophrénique qu’induit la double vie, car le narrateur ne trompe personne, il est fidèle à chacune des femmes qu’il aime. Elles ne sont qu’un simple écho à une dualité intérieure. Elles ne sont pas rivales mais se complètent en quelque sorte. Elle sait introduire une tenson dramatique et du suspense dans son récit en lui donnant une dimension de thriller psychologique. Jusqu’au bout on se demande ce qu’il va faire.

L’originalité de ce récit consiste à se mettre dans la tête d’un homme amoureux et de tenir jusqu’au bout un monologue intérieur qui soit crédible.

Lorsqu’il imagine rompre avec Alix, il fait la liste de tout ce qu’il ne fera plus avec elle « Ne plus la voir et ne plus la toucher, ne plus la faire rire, ne plus me dire : « Il faudra que je lui raconte » ou « Cela lui plaira », ne plus regarder mon téléphone pour voir si elle a essayé de me joindre…. »

En quelques phrases, avec une étonnante simplicité, l’auteure livre la quintessence du sentiment amoureux . Face à la perte, peut-être hommes et femmes sommes-nous semblables.

Elle dit l’effroyable douleur d’une rupture, d’autant plus effroyable qu’elle est banale, tellement banale aujourd’hui.

 

Ce qui fait de ce narrateur un homme est peut-être la référence constante au désir, au corps et à la proximité physique. On ne voit pas vraiment ce qui le lie vraiment à aucune de ces femmes sur le plan des valeurs, ou d’une entente qui serait basée davantage sur une intimité philosophique et spirituelle. En tout cas, je ne l’ai pas ressenti. Et ce qui est assez drôle et rusé de la part de la romancière est qu’elle imagine un homme qui imagine ce que peut penser une femme, ce que veut une femme qui est Alix. Construire, des enfants…

J’ai dévoré ce livre, et je l’avoue, cet homme m’a passablement tapé sur les nerfs, non à cause de ses infidélités, mais à cause de la manière dont il pense que sa maîtresse pense à sa femme par exemple. A cause aussi d’une certaine insensibilité, on pourrait penser qu’une vitre épaisse le sépare de la réalité. Et aussi cette fausse empathie…

Un bon roman qui méritait bien d’être dans la sélection 2014, qui a eu un beau succès critique. Une romancière est née, incontestablement…

Diane Brasseur est franco-suisse. Née en 1980, elle a grandi à Strasbourg et fait une partie de sa scolarité en Angleterre. Après des études de cinéma à Paris, elle devient scripte et tourne, entre autres, avec Albert Dupontel, Olivier Marchal et Abd Al Malik. Elle habite à Paris.

sélection 2014 image achetée sur Fotofolia

 

Auður Ava Ólafsdóttir – L’Exception / Des femmes au pays de la nuit boréale

exceptionAuður Ava Ólafsdóttir – L’Exception – éditions Zulma Version numérique
Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson 2014

Maria pensait vivre un bonheur solide et durable avec l’homme de sa vie, Floki, spécialiste de la théorie du chaos. Deux jumeaux renforcent encore cette union, et une procédure d’adoption est en cours…

Mais un soir de réveillon du nouvel an, non seulement son mari lui apprend qu’il la quitte pour un autre mais encore qu’il a eu tout au long de leur relation de multiples aventures.

Dans la nuit de l’hiver polaire, son père biologique, qu’elle ne connaît pas encore, débarque au milieu de ce désastre sentimental

Sa voisine, Perla, une naine écrivaine, vivant à l’entresol de la maison, lui apporte soutien et réconfort tout en lui racontant ses démêlés avec l’auteur de romans policiers pour lequel elle écrit.

Les romans, comme nos vies, sont des illusions savamment construites. Maria aurait bien dû se douter que son mari avait une autre vie, des absences répétées et un comportement étrange, étaient des indices plus que suffisants, mais cette femme bien sympathique, dans un narcissisme triomphant, organise sa vie et ses représentations selon ses propres désirs. Comme la plupart d’entre nous d’ailleurs.

Les représentations traditionnelles de l’amour et du couple sont mises à mal dans ce roman. Dans ce domaine tout est possible, des multiples partenaires aux multiples amours, de la bisexualité à l’homosexualité. L’auteur creuse des thèmes qui sont bien dans l’air du temps et questionne l’identité sexuelle. Sait-on vraiment qui l’on aime ou qui l’on pourrait aimer ?

Comment se construit l’identité sexuelle d’un homme et d’une femme ? Quel est l’impact de l’éducation sur nos préférences sexuelles ?

« En homme d’avenir, il ne doit pas montrer de signe de faiblesse affective. » 

« Cette journée marquera-t-elle son premier souvenir d’enfance, l’expérience qui inscrira sa vision de l’homme ? Rapportera-t-il cet incident plus tard dans ses mémoires, au chapitre sur la mère ? » se demande Maria alors qu’elle fait couper les boucles de son fils. Comment éduquer un garçon alors qu’on est soi-même une femme ?

Tout se transmet, tout est œuvre de culture, et par-dessus tout les mots, qui parfois sont transmis sur plusieurs générations de femmes. Le masculin et le féminin de la langue reflètent-ils nos propres catégories mentales ?

Perla s’insurge contre ces romans où « les femmes s’expriment comme des hommes, entre deux coucheries avec le héros de l’histoire, un bonhomme chauve et d’âge mûr qui évoque étrangement l’auteur. »

            L’auteur apparaît derrière le récit par de multiples clin d’œil et livre son angoisse : « On se sent bien seul quand on partage sa vie avec des gens qu’on a, pour la plupart, inventés. ». L’histoire reflète sa propre élaboration et l’auteur en est l’un des personnages. C’est à la fin qu’il se dévoile tout à fait.

Sous ses airs légers, avec ses personnages savamment décalés, dans une atmosphère arctique et mélancolique, l’auteur déconstruit nos représentations et l’œuvre que nous sommes en train de lire. Une façon de nous avertir, que partout c’est la main de l’Homme (homme ?) qui est à l’œuvre…

J’ai bien aimé  son atmosphère décalée, chaotique, instable,  ses personnages terriblement humains et attachants,  sa langue toujours précise. L’auteur célèbre la poésie de la vie quotidienne et écrit un récit malicieux aux  airs de conte nordique.  Et ce nouveau départ offert à Maria aussi. J’avais préféré Rosa Candida qui m’avait enchantée mais j’ai aimé l »‘Exception ».

Les jours de la femme Louise – Madeleine Bourdouxhe

La femme Louise

 

Née à Liège en 1906, Madeleine Bourdouxhe a fait des études de philosophie à Bruxelles. Résistante lors de la Seconde Guerre mondiale, elle refusa de publier ses nouvelles chez les éditeurs parisiens contrôlés par les Allemands. Secrétaire perpétuelle de la Libre académie de Belgique à partir de 1964, elle est décédée en 1996. (source Actes Sud)

Ce sont des femmes que l’on entend dans ce roman : Louise, Anna, Blanche ou Clara. Ouvrière, femme au foyer, mère seule avec un enfant ou bonne, elles livrent ici leur désarroi, leur difficulté à vivre dans une société où elles ont bien du mal encore à se faire une place.

L’écriture de Madeleine Bourdouxhe est belle et poétique: « Anna n’est plus que songes et vapeurs, vaporeuse, surélevée et posée sur les couches de l’air, elle glisse sur les couches hautes de l’air et voit les choses, un peu au-dessus d’elles, penchée sur elles, toute attentive, tout en attente, prête pour le miracle qui va se révéler, prête pour le secret qui va lentement s’ouvrir, comme une fleur qui s’entrouvre… »

Ces femmes sont toute attente, en dehors de l’action, et de la politique. Elles regardent et observent. Elles regardent d’en haut, plongées dans leurs songes ou regardent vers le haut, vers les étoiles. Elles s’échappent. L’horizontalité n’est pas pour elles, car dans ce monde du face à face avec les autres, dans un monde d’hommes, elles sont toujours perdantes.

De ce monde dans lequel elles se réfugient, elles possèdent une grande capacité à sentir les choses, à être autre, à devenir ce qu’elles ne sont pas : Anna devient elle aussi « chaleur et violence ». C’est cet éloignement et à la fois cette étrange empathie qui font d’elles des êtres invulnérables.

«  Je ne comprendrai jamais rien aux gonzesses. Donnez-leur du plaisir et ça chiale ! Ca pleure toujours, et ça ne doit pas faire les guerres, ni les révolutions… » se plaint un des personnages masculins.

Les femmes de ces nouvelles souffrent d’une étrange torpeur, d’une fatigue qui habite leur corps et qui rend leur âme poreuse : « Demain, c’est l’automne, une longue suite de jours, et toute la vie à venir. Une vie de tous les jours, lente et quotidienne, et sans espérance… »

Cette infinie tristesse rend la femme si « fine, si légère, déliée du poids du monde » qu’elle risque, à force de légèreté, devenir si évanescente, que le néant la menace, même si sa vie est faite de « mille besognes » qui la rattachent à la terre. De là où sont les femmes, elles ne peuvent se connaître, « Moi, Blanche, qui ne saurai jamais ce que je suis ».

Il me semble que toute femme peut comprendre cela, à certains moments vides de son existence.

Des nouvelles mélancoliques, témoignages de femmes de ce début de XXe siècle.

 

La nuit des femmes qui chantent – Lidia Jorge

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Lídia JORGE Titre original :A noite das mulheres cantoras Traduit du portugais par Geneviève Leibrich, editions Métailié, 2012 pour la traduction française.

Ce roman commence par une image saisissante, celle d’un couple qui se retrouve après de longues années et qui danse. On devine que les jours de l’homme sont comptés, son apparence est misérable, son costume paraît trop grand pour lui. Sa compagne a les élans d’une femme amoureuse . Ils ne se sont pas vus depuis de nombreuses années mais on ignore pourquoi et c’est ce que va raconter Solange de Matos, parolière anonyme d’un groupe de cinq chanteuses dont l’aventure consistera à enregistrer un disque et à préparer le spectacle qui suivra sa promotion.

La nuit des retrouvailles, est la nuit parfaite dont le mythe est raconté par Gisela dans une émission de télé-réalité, nuit de l’instantané, nuit du mensonge aussi.

Gisela, inquiétante et manipulatrice est à l’origine du projet de disque et de carrière musicale et soumet ses partenaires à une pression psychologique considérable…  Elle est belle et possède un magnétisme indéniable qui agit sur ses compagnes et annihile toute volonté de rébellion ouverte.

Solange est parolière, elle écrit : « Je devais juste rendre visible ce qui était écrit de façon invisible », ces « radieux petits vers insignifiants » qui lui sont offerts par « le dieu de la petite poésie », « dieu des très petites paroles », « le tout petit dieu » de la taille « d’une capsule de bouteille ». Un jour, elle aime aussi… Et puis le drame …Le silence… Jusqu’à cette nuit. Solange va briser le mythe et raconter exactement ce qui s’est passé…

Dans une interview à France Inter, Lídia Jorge explique que selon elle, la musique, les chansons nous suivent toute notre vie, et qu’à travers elle, on peut aussi comprendre le devenir des nations.

Ce roman se passe après la révolution des Œillets qui est le nom donné aux événements d’avril 1974 qui ont entraîné la chute de la dictature salazariste qui dominait le Portugal depuis 1933. Cette révolution a entraîné de profondes modifications dans le statut des femmes qui jusque là étaient tenues cachées dans leur maison, effacées et obéissantes. D’ailleurs dans le roman, la violence machiste est présente, par les producteurs qui traitent les chanteuses de « dindes », ou le petit-ami de l’une d’elles qui utilise la violence physique.

Le Portugal, mélange d’archaïsme et de modernité, qui donne à la vie une certaine intensité et fait de chaque individu le carrefour où se mêlent plusieurs identités et plusieurs expériences. Cela me fait penser à la philosophie de Judith Butler qui elle aussi prend pour pivot de sa pensée ce constat.

J’ai beaucoup aimé ce roman, lent, parfois difficile. J’ai suivi avec passion les pas de la jeune Solange et son amour naissant. Un livre que je conseille.

Le coup de grâce – Marguerite Yourcenar

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Marguerite Yourcenar dit de ce récit qu’il semblait se « prêter admirablement à entrer dans le cadre du récit français traditionnel, qui semble avoir retenu certaines caractéristiques de la tragédie . Unité de temps , de lieu et « unité de danger ».

Alors que la révolution bolchevique fait rage, embusqués dans le  château de Kratovicé situé dans un obscur petit pays balte,  le narrateur, Eric von Lhomond, soldat contre-révolutionnaire d’origine française, raconte l’histoire qui le lia à Sophie et son frère Conrad en pleine guerre civile. Récit de passion et de mort, lutte contre soi et contre l’autre.

Marguerite Yourcenar explique qu’ elle a écrit le récit à la première personne « parce qu’il élimine du livre le point de vue de l’auteur, ou du moins ses commentaires, et parce qu’il permet de montrer un être humain faisant face à sa vie et s’efforçant plus ou moins honnêtement de l’expliquer, et d’abord de s’en souvenir ».

Mais cette confession est une convention littéraire car dans la vie réelle, elle ne s’organise pas de manière aussi rigoureuse, prévient encore l’auteur.

J’ai eu cette impression pourtant que c’est davantage Sophie qui apparaissait ici, et que l’on devine malgré les mensonges et parfois la mauvaise foi du narrateur, personnage peu sympathique, et dont la froideur apparente, qui n’est peut-être que de façade, empêche l’empathie. Je ne sais pas si c’est vraiment ce que Marguerite Yourcenar a voulu mais c’est ce que j’ai ressenti. Dans toute confession il y a des aveux qui sont pire que des mensonges.

« Je suis un mensonge qui dit la vérité » disait Cocteau. Le mensonge est peut-être un chemin détourné vers la vérité. On sait peut-être davantage d’une personne à travers ses omissions et ses oublis. C’est le cas ici.

Sophie apparaît ici, dans ses attentes déçues, son amour bafoué, dans la grandeur d’une héroïne grecque. Courageuse, elle n’a pas peur du danger, entière, elle se donne dans un mouvement d’une grande pureté.

 

Marguerite Yourcenar dit encore de son personnage ceci : « C’est au contraire au détriment du narrateur que s’exerce cette déformation inévitable quand on parle de soi. Un homme du type d’Eric von Lhomond pense à contre-courant de soi-même ; son horreur d’être dupe le pousse à présenter de ses actes, en cas de doute, l’interprétation qui est la pire ; sa crainte de donner prise l’enferme dans une cuirasse de dureté dont ne s’affuble pas un homme vraiment dur ; sa fierté met sans cesse une sourdine à son orgueil. »

Eric von Lhomond n’est pourtant pas une brute ou un sadique car il n’est pas sans remords, il semble mettre un point d’honneur à reconnaître la grandeur de Sophie, quitte à se fustiger lui-même : d’ailleurs c’est pour cette raison que dans le récit elle apparaît si lumineuse et si belle. Son martyre la grandit.

Non Eric von Lhomond, est un homme tourmenté par des désirs contradictoires, en proie aux remords et à la culpabilité, non seulement envers Sophie mais aussi envers lui-même, car ce qui l’empêche d’aimer vraiment Sophie est ce qui le pousse vers le frère de celle-ci, l’amour et le désir des hommes…

L’écriture et le talent de Yourcenar s’exerce ici encore de manière magistrale. Cependant ce court roman n’est pas facile à lire, il me semble, et j’ai trouvé peu de bonnes critiques sur la toile. J’ai bien aimé quant à moi la finesse des analyses et la complexité du personnage.

Moi, Clea Shine Carolyn D. Wall / Se construire femme…

Moi, Clea Shine

Carolyn D.Wall – Moi, Cléa Shine, Grands romans Points Calmann-Lévy 2012 , original Carolyn D. Wall, 2012 Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Estelle Roudet

Ce roman est en deux temps bien distincts, le flash back sur l’enfance malheureuse de Clea Shine qui, abandonnée par sa mère, est recueillie par Jerusha Lovemore, femme noire du sud du Mississipi. Et le deuxième temps sur sa vie d’adulte. La fillette blanche est rebelle, n’a pas sa langue dans sa poche et tente de se construire malgré les blessures… Son regard reste souvent rivé à une maison de triste apparence, dont les murs s’ornent souvent de quolibets. Une femme vit là, à la fois proche et lointaine.

Un peu plus loin, une prison. Un paysage de tristesse, et dans ce paysage un petit garçon, Finn, qui vit perché dans un chêne…

Et puis dans la deuxième partie la vie de Clea Shine devenue adulte… Chute ou rédemption, résilience ou folie, comment Clea est-elle parvenue à grandir ?

J’avais lu et aimé son précédent roman Aurora Kentucky qui faisait le portrait d’une femme courageuse que la vie n’a pas épargné. Celui-là fait également un assez beau portrait de femme mais l’écriture m’a moins emportée. J’ai trouvé la construction moins aboutie, même si la première partie sur l’enfance de Cléa est véritablement belle. Des clichés alourdissent en quelque sorte le deuxième moment du récit et c’est un peu dommage.

Ayana Mathis – Les douze tribus d’Hattie

Les douze tribus d'Hattie

 

Les douze tribus d’Hattie d’Ayana Mathis, aux éditions Gallmeister, 2012.

Ce roman pourrait être le portrait d’une seule femme diffracté dans des éclats de miroir brisé : Hattie, dont la vie est narrée à travers la vie de ses enfants et les relations qu’ils entretiennent avec elle.
Le récit débute en 1923, à Philadelphie, où la jeune Hattie arrive en compagnie de sa mère et de ses sœurs pour fuir le sud, la ségrégation et la violence contre les noirs.
Au fil des années, ses douze enfants, cinq fils et six filles, vont naître de son mariage malheureux avec August. Ils vont témoigner, chacun à leur manière, des soubresauts de l’histoire américaine et de la condition des afro-américains aux Etats-Unis : Floyd, devenu trompettiste de jazz ; Six, prédicateur presque par hasard ; Ruthie, l’enfant d’une relation adultérine ; Allis, riche mais malheureuse ; Franklin, soldat brisé à Saigon ; ou Cassie, psychotique, décrivent une mère loin d’être exemplaire, souvent rude, aimée et haïe à la fois.
Vie individuelle et Histoire collective sont inextricablement mêlées. Mais qu’est-ce qu’un individu face à l’Histoire ? N’est-il pas toujours impitoyablement broyé par les événements qui la scandent ? Et la vie d’une femme, n’est-elle pas encore plus assujettie aux décisions politiques que prennent ceux qui ont le pouvoir dans un pays, le plus souvent des hommes ?
Au fond, comment Hattie pourrait-elle être heureuse ? Quelle marge de manœuvre lui a-t-on laissée ? Elle est femme et elle est noire. Double restriction dans l’Amérique blanche et raciste des années 30 à 50.
Pourtant, fétu de paille, mais femme énergique et fière, Hattie construira sa vie, une vie, accompagnera ses enfants, envers et contre tout, contre elle-même parfois.

Ce récit polyphonique est d’une grande beauté et Ayana Mathis, une conteuse hors pair. Elle a grandi dans les quartiers nord de philadelphie. « Férue de poésie, elle a suivi plusieurs cursus universitaires sans en terminer aucun, a travaillé comme serveuse puis fact-checker dans divers magazines et a vécu quelque temps en Europe. Publié en 2012 aux Etats-Unis, les douze tribus d’Hattie est son premier roman, salué par la critique américaine, porté aux nues par Oprah Winfrey qui a lancé ainsi la carrière de la jeune Américaine en la comparant à Toni Morrison.

Anne Percin – Le premier été

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Anne Percin – Le premier été, La brune Au Rouergue, 2011

Leurs grands –parents décédés, deux sœurs décident de vendre la maison où elles ont passé les étés de leur enfance et leur adolescence. Elles y reviennent une dernière fois  pour la vider.

Pour la benjamine, un secret douloureux est attaché à ce lieu et à la période de son adolescence. Elle s’adresse à sa sœur aînée dans un long monologue où elle évoque ce premier été et les événements qu’elle a dû taire et qui l’ont marquée à tout jamais.

La force du roman D’Anne Percin est de dévoiler les informations peu à peu, de planter longuement le décor, dans un rythme crescendo. Les descriptions sont minutieuses et soignées et la langueur de ces journées d’été vous saisit peu à peu jusqu’à vous engourdir. Elle sait ménager l’attente du lecteur, et distiller une certaine angoisse, la menace plane sur cette campagne vosgienne. On sait qu’un drame va survenir mais on ne sait pas lequel ; on s’attend au pire… Et le pire, bien sûr, est à venir. On se perd en conjectures….

Alors tout simplement on ne s’y attend pas…

C’est un mélange de beauté et de fureur que raconte ce livre sous ses airs innocents de bluette sentimentale… Et comme toute œuvre, elle vous emporte au sommet ou au dedans de vous-même, c’est selon l’altitude où vous vous trouvez.

A lire absolument…

Photo de groupe au bord du fleuve – Emmanuel Dongala / La voix des casseuses de pierres

emmanuel dongala

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineCogner, casser, frapper, marteler, pulvériser, inlassablement, des pierres dans une carrière au bord d’un fleuve africain pour gagner quelques sous, à peine de quoi survivre, à la merci d’un éclat dans l’œil, un doigt fracturé ou écrasé. Vie de misère, vie de femme

Mais d’autres choses moins friables que les pierres pourraient elles aussi voler en éclats dans ces vies de femmes marquées par la pauvreté, la guerre, l’oppression au travail, dans une société corrompue et totalitaire, où la tradition admet les violences sexuelles et domestiques.

Ces mains pour frapper, pour caresser, pour saisir, mains douces, exigeantes et tenaces de femmes qui désirent, de femmes qui veulent , de femmes prêtes à leur premier envol.

Emmanuel Dongala leur prête sa belle voix d’homme, sa plume alerte, son écriture sensible et intelligente mais sa colère aussi. : […] dans ta tête tu te demandais, en se référant à ce que toi aussi tu avais vécu, s’il y avait pire endroit pour une femme sur cette planète que ce continent qu’on appelle Afrique.

La quinzaine de femmes qui frappent inlassablement sous le soleil décident de vendre leur sac de gravier plus cher désormais car elles se rendent compte que les intermédiaires qui les leur achètent les revendent sur les chantiers trois fois leur prix. Elles décident de prendre leur destin en main au risque même de leur vie pour enfin espérer un avenir meilleur.

Elu meilleur roman français 2010 par la rédaction de Lire, prix Virilio 2010, prix Ahmadou-Kourouma 2011, ce roman décapant loin des clichés de cartes postales  s’inscrit avec talent dans la tradition du roman social et humaniste.

Né en 1941, Emmanuel Dongala a quitté le Congo au moment de la guerre civile de 1997. il vit aux Etats-Unis où il enseigne la chimie et la littérature africaine francophone à l’université.

C’est Malika qui m’a donné envie de lire ce livre…

Arlington Park – Les charmes de la vie domestique…

Arlington-park

A l’occasion de la sortie du film « La vie domestique » inspiré du roman de Rachel Cusk, j’ai ressorti de mes cartons cet article publié sur Litterama.fr il y a quelques années de cela.

Rachel Cusk s’est imposée sur la scène littéraire internationale avec  ce premier roman traduit en Français, « Arlington Park » comme la digne héritière de Virginia Woolf, ce qu’ elle assume pleinement, reconnaissant qu’elle  est une de ses  auteurs fétiches .

Les personnages de son livre sont des personnages essentiellement féminins et blancs de la classe moyenne anglaise. Certaines de ces femmes travaillent mais assument également l’essentiel des tâches domestiques. Les maris sont beaucoup plus impliqués dans leur vie professionnelle, ont un plan de carrière et rentrent tard le soir.

Même si ces femmes ont fait des études -parfois brillantes- le mariage, et la maternité entraînent pour elles une sorte de subtil déclassement. Leur métier, choisi la plupart du temps, pour concilier vie professionnelle et  vie de famille, ne peut les valoriser socialement. On assiste à une subtile dépossession de soi  chez ces femmes qui pour ne pas être tout à fait des femmes au foyer, n’en étouffent pas moins dans  un quotidien étriqué et morne qui  n’est transcendé par aucune passion, aucun but et aucun dépassement de soi. Ces femmes ont sacrifié l’idéal de leur jeunesse, trahi leurs aspirations profondes sur l’autel d’une vie bourgeoise.

Ce basculement se produit au moment de la maternité. Les rôles se répartissent à nouveau selon les codes de la société patriarcale. Elles aiment sincèrement leurs enfants mais la maternité devient un terrible enfermement pour ces femmes intelligentes et éduquées, les femmes enceintes semblent « pleine d’air », alors que les  hommes paraissent « se durcir en une masculinité mince et verticale. »

Les actions des personnages se déroulent sur une seule journée, ce qui conduit l’auteure à un souci extrême  du détail et aussi des mouvements intérieurs des personnages. C’est aussi pour cette raison qu’on la compare à Virginia Woolf.

Elle avoue avoir emprunté la construction du récit à Mrs Dalloway, dans une interview  accordée à un journaliste d’Evène :

“Je voulais être capable d’utiliser cette structure, qui requiert une bonne dose de connaissance émotionnelle des femmes, tout en laissant aux personnages leur subjectivité. C’est dans cette relation aux personnages que je voulais me placer.”

Toutefois, nulle empathie pour ces femmes, sinon parfois de l’agacement car on se  dit  qu’elles l’ont bien cherché ou qu’ici, dans ce monde occidental,post-féministe,  elles auraient  pu faire  autrement.

Grossière erreur, répondrait certainement Rachel Cusk, qui s’étonne de la quasi indifférence à l’égard du féminisme, qui selon elle est le seul combat qui vaille aujourd’hui. Les destinées individuelles  sont vaines si elles ne sont pas relayées par un combat collectif.

« En fait […], chacun avait ses peurs, non ? C’était ça qui rendait les gens si intéressants. Tout le monde avait des choses particulières qui les touchaient, qui les faisaient voir rouge. »

J’ai trouvé ce livre véritablement passionnant, l’écriture parfois très belle, le style  personnel  et fluide. Et l’auteure analyse bien le post-féminisme, la période de régression sociale pour  beaucoup de jeunes femmes lorsqu’elles se mettent en couple et deviennent mères.

“ Elle se demanda si les livres qu’elle aimait la consolaient précisément parce qu’ils étaient les manifestations de son propre isolement. Ils étaient pareils à de petites lumières sur une étendue déserte, une lande : de loin ils semblaient serrés les uns contre les autres, innombrables, mais de près on voyait que des kilomètres et des  kilomètres d’obscurité les séparaient. »

Fugitives d’Alice Munro – Prix Nobel de littérature

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Fugitives  de Alice Munro            Nouvelles           Editions de l’olivier 2008

Runaway 2004 traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso

Toutes les femmes de ce récit se retrouvent confrontées à une image d’elles-mêmes avec laquelle elles sont profondément en conflit.

Face à une société qui ne leur laisse pas le choix, face à des compagnons qui reproduisent les modèles hérités de leur père et se remettent peu en question, elles choisissent la fuite.

Parce qu’il y a peu de place pour leurs aspirations et leurs désirs, elles préfèrent escamoter les problèmes afin de pouvoir survivre. Même si au fond, elles ne font que déplacer la cause de leur souffrance.

Ce recueil contient des nouvelles qui ont pour cadre les années 60. Les femmes commencent à prendre une nouvelle place dans la société, mais les traditions sont encore très vivaces, ainsi dans une des nouvelles, dit-on d’une étudiante brillante qu’il est dommage qu’elle soit une fille, car si elle se marie, tout son labeur et celui de ses professeurs seront réduits à néant, et dans le cas contraire, si elle ne se marie pas, elle deviendra probablement triste et solitaire, perdant ses chances d’avancement au profit des hommes.

Assumer ses choix de vie est aussi plus facile pour un homme : « Les choix bizarres étaient tout simplement plus faciles pour les hommes dont la plupart trouveraient des femmes heureuses de les épouser,  tel n’était pas le cas en sens inverse. »

Alice Munro parle aussi avec beaucoup de justesse de cette rage qu’éprouve cette héroïne face à l’opinion commune qui veut que les femmes soient « belles, adorables, gâtées, égoïstes, avec un pois chiche à la place du cerveau. » C’est ainsi qu’une fille doit être pour qu’un homme en soit amoureux. Ensuite, elle céderait son égoïsme pour l’affection inconditionnelle qu’une mère doit à ses enfants.

Bien sûr les représentations sur le rôle des femmes et leur prétendue « nature » a beaucoup évolué en Occident et au Canada certainement.

Alice Munro évoque avec beaucoup de finesse  également, les occasions perdues, les dialogues impossibles, et la façon dont les émotions, les sentiments peuvent produire des changements dans l’air, dans la luminosité, dans le contour des objets, dans le monde autour de soi.

J’ai beaucoup aimé ce recueil de nouvelles à la mélancolie souvent poignante. Les femmes y sont incapables d’aller au bout de leurs désirs, de leur révolte, parce que cela leur demande beaucoup trop d’énergie ou parce qu’elles ne peuvent supporter la rupture avec leur milieu social et la solitude que cela implique.

Alice Munro est née au Canada en 1931. Lauréate de nombreux prix littéraires, admirée par Joyce Carol Oates et de nombreux autres écrivains, elle est considérée comme l’un des plus grands écrivains anglo-saxons  de notre époque.

Article publié le 15 août 2011 sur Litterama.fr, mon ancien blog

Les mères de Samantha Hayes

les mères de samantha hayes

Les mères de Samantha Hayes – 2013 Le Cherche-midi 2013 pour la traduction française, traduit de l’anglais par Florianne Vidal Collection Thrillers

Vignette Les femmes mènent lenquèteRien de mieux qu’un bon polar pour commencer l’été ! Et celui-là est un des meilleurs que j’ai lus ces derniers temps !

Les mères : cruelles, aimantes, passionnées ou attentives, indifférentes ou maltraitantes sont les véritables héroïnes de ce roman psychologique particulièrement retors et efficace.

Attention, derrière le mythe de la mère aimante et dévouée se cache une réalité bien différente. On ne naît pas mère, on le devient, pourrait être l’avertissement donné par ce roman noir. Les inspecteurs Lorraine Fisher et Adam Scott le savent bien, habitués aux méandres de l’âme humaine. Unis pour le meilleur et pour le pire, enquêtent sur un meurtre particulièrement sordide : une femme sur le point d’accoucher a été sauvagement assassinée, et son bébé n’a pas survécu à une césarienne particulièrement macabre.

Vous habitez Birmingham ? Votre ventre s’arrondit déjà ? Fermez bien votre porte et vos fenêtres et ne vous fiez à personne car les apparences sont trompeuses. Qui peut être l’auteur de meurtres aussi barbares ? Votre voisin de palier ? le plombier qui vient réparer une fuite alors que vous n’avez appelé personne ? Ce collègue à l’apparente bonhommie ? vous n’en saurez rien car le mystère sera savamment entretenu. Samantha Hayes ferre le lecteur avec un art consommé de l’intrigue. Elle s’amuse à semer des fausses pistes jusqu’au dénouement qui opère un retournement assez inattendu.

Claudia, enceinte, rayonne. Enfin, elle va être mère. Belle-mère de deux intrépides jumeaux, elle attend impatiemment la petite fille qui sera bien à elle. Son mari, James, officier à bord d’un sous-marin, par pour de trop longues missions. Ils décident alors de recruter une nounou qui pourra aider Claudia quand le bébé sera là. Zoé semble être la perle rare mais son comportement est parfois bien étrange…

« Lorraine trouvait que le temps passait trop vite. Ces jeunes femmes n’en étaient qu’au début. Elles avaient devant elles des nuits et des nuits sans sommeil, de couches-culottes par milliers, sans parler de cette culpabilité, cette impression de ne pas être à la hauteur. »

« Je connais ce regard : c’est celui d’une femme vide, obsédée par le désir, le besoin de donner la vie. Le regard d’une mère frustrée. »

« Je lève les yeux et j’imagine son jeune corps gonflé d’une nouvelle vie – une vie engendrée par la haine et la peur. Elle ne sera jamais capable d’aimer son bébé. Elle ne s’aime déjà pas elle-même. »

J’ai beaucoup aimé ce thriller particulièrement bien construit qui aborde le thème de la maternité sous tous ses aspects. Etre ou ne pas l’être, telle sera la question. La frustration pour celles qui n’y parviennent pas provoque de dangereux déséquilibres. N’est pas mère qui veut mais n’est pas mère non plus qui peut…

Les enquêteurs échappent aux modèles du genre : en pleine crise de couple, leur vie privée empiète souvent sur leur vie professionnelle, au détriment de quelques indices qu’ils laisseront malheureusement échapper. Je n’ai jamais lu Gillian Flynn, ni Mo Hayder, mais Samantha Hayes me semble très bien se débrouiller toute seule car j’ai eu beaucoup de mal à lâcher ce roman !

Je remercie les éditions du cherche-midi pour l’envoi de ce roman.

Manon Roland – Enfance / Autobiographie d’une étoile

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En 1791, le 31 mai Manon Roland est emprisonnée, à l’âge de 39 ans. La terreur, responsable de plus de 17 000 exécutions entre mars 1793 et 1794, va la broyer à son tour mais elle ne le sait pas encore. Le 8 novembre, elle n’est pas autorisée à lire le texte qu’elle a préparé pour sa défense et sera guillotinée le jour-même.

Elle s’est défendue pourtant, a écrit des lettres de protestation pour dénoncer l’arbitraire de sa détention. Ce qui n’a pour effet que de lui donner quelques heures de liberté avant d’être incarcérée à nouveau à Sainte-Pélagie et à la Conciergerie. Elle n’en ressortira que pour être exécutée.

Mais elle a la plume facile Manon, elle a toujours écrit beaucoup, d’abord comme journaliste au Courrier de Lyon mais aussi fervente épistolière avec son ami Sophie et des savants qu’elle a rencontrés, lors de ses voyages et avec lesquels elle entretient une longue et régulière correspondance.

Elle écrit pour défendre ses idées, a beaucoup lu les philosophes et sa plume est pour elle une arme de combat. Elle écrit parfois, masquée, sous couvert de son mari dont elle rédige quelques discours ou quelques lettres.

Dans la prison où elle est enfermée, elle « occupe une petite chambre dont elle paie le loyer. Elle achète une écritoire, du papier, des plumes »[1] et décide d’écrire l’histoire de sa vie. Peut-être pense-t-elle à la postérité et à l’image qu’elle laissera après sa mort. Elle tient à laisser son témoignage car croit-elle,  elle se connaît mieux que personne.

Mais pour l’heure, elle écrit dans l’urgence, « fixe fébrilement sur le papier ses souvenirs des événements politiques récents ; elle raconte ses deux arrestations et sa vie en prison, et dresse le portrait des Girondins dont elle-même et son mari, amis de Brissot, partagent les vues. »

Fin août, elle commence ses mémoires qu’elle rédigera entre le 9 août et le début du mois d’octobre : « Je vais m’entretenir de moi pour mieux m’en distraire », écrit-elle en ouverture et signe ainsi la première autobiographie au féminin. Nourrie de ses lectures et de Rousseau notamment, elle tente d’être sincère et vraie et de s’examiner en conscience avec ses qualités et ses défauts.

Manon n’est pas aussi radicale et engagée qu’Olympe de Gouges qui publie en 1791 la célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » et en appelle à l’égalité des sexes. Manon quand elle songe à l’éducation de sa fille, invoque « les devoirs de son sexe » et la nécessité d’être « femme de ménage, comme mère de famille ».[2]

Pourtant si Manon fut exécutée, ce fut non seulement pour son activisme politique mais aussi selon les pamphlets de l’époque, parce qu’elle outre passa les limites de son sexe en voulant s’instruire et participer aux grands débats d’idées. On peut lire dans la « feuille du salut public «  publié le jour de son exécution « […]elle était mère, mais elle avait sacrifié la nature, en voulant s’élever au-dessus d’elle : le désir d’être savante la conduisit à l’oubli des vertus de son sexe, et cet oubli, toujours dangereux, finit par la faire périr sur l’échafaud. »

 Le portrait que Manon dresse d’elle n’est pas sans complaisance :

« Ma figure n’avait rien de frappant qu’une grande fraîcheur, beaucoup de douceur et d’expression; à détailler chacun des traits, on peut se demander où donc en est la beauté? Aucun n’est régulier, tous plaisent. »

Elle commente avec une certaine autosatisfaction tout le chemin qu’elle a parcouru mais n’est pourtant pas dupe : « Je ne sais pas ce que je fusse devenue, si j’eusse été dans les mains de quelque habile instituteur ; il est probable que, fixée sur un objet unique ou principal, j’aurais pu porter loin un genre de connaissance ou acquérir un grand talent : […].

Elle se révèle aussi extrêmement touchante, derrière la façade un peu maniérée, de la petite fille sage, pieuse, réservée et tout occupée à l’étude. On sent touts les mouvements d’une femme en train de se faire, entière, exigeante et passionnée, au caractère inflexible et fière de ce qu’elle accomplit.

Il fallut de toute façon qu’elle fût exceptionnelle pour braver tant d’interdits et laisser son nom dans l’Histoire. Peut-être l’Histoire l’y a-t-elle aidée en lui offrant un rôle à sa mesure.

J’ai été très touchée, quant à moi, par la voix de cette femme, sa douceur et sa force inébranlable, que rien , ni personne ne put faire plier.

Je vais lire de ce pas l’article que lui a consacré Mona Ozouf dans les « mots des femmes ».


[1] Martine Reid

[2] idem

Un héros – Félicité Herzog

herzogune-648608-jpg_447673Félicité Herzog publie « Un héros » chez Grasset. © Jérôme Bonnet/Grasset

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Félicité Herzog retrace un pan de son histoire familiale à travers deux figures masculines, celle de son père Maurice Herzog, vainqueur de L’Annapurna, et Laurent, son frère dont la psychose fut diagnostiquée tardivement et qui dut livrer un combat terrible contre sa maladie.

En contrepoint, la figure de la mère, femme libérée et peu disponible pour ses enfants, paradoxalement adepte de Françoise Dolto dont la fragilité ne pourra servir de barrage à la folie du frère.

«  La Femme entrait enfin dans l’Histoire. Elle pouvait enfin ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari et gagner autant que l’Homme pour son labeur. »

Quel fut véritablement le véritable héros ?

 D’une famille d’éditorialisteset de mémorialistes, Félicité Herzog prend à « contre-plume » la tradition familiale. « J’ai choisi le roman qui dit la vérité » dit-elle, « alors que les mémorialistes réécrivent l’histoire ».

Elle raconte une entrevue avec son oncle qui évoque la biographie de la comtesse Greffulhe, vie d’une parente, écrite par une autre parente. Alors qu’elle s’insurge contre ce modèle de femme et explique qu’elle veut être indépendante financièrement, être libre et ne pas être cette « femme du monde » produit de son milieu, son oncle la raille :

« Mais enfin, pauvre innocente, il est beaucoup plus important d’avoir servi de modèle à un personnage de La recherche ! » (La recherche du temps perdu de Proust)

Car voilà le drame de cette famille, qui à l’abri du mensonge, fabrique la folie ! Félicité Herzog met à jour la mécanique familiale, à travers les mythes familiaux et nationaux, le confinement du lignage (famille noble du côté de la mère descendante de la duchesse d’Uzès) qui pactisa avec la France de Vichy, férocement antisémite.

Un concours de circonstances et une alliance particulièrement pathogène entre deux familles, résultat d’un certain hasard.

Pour une fille, assignée à des rôles bien précis, ce fut l’expérience de la misogynie du père, de sa froideur, de son insensibilité, dévoreur de femmes, dont la sensualité et l’appétit génèrent assez d’ambiguïté pour la mettre mal à l’aise. Un père de « cartes postales », aimé et détesté, terriblement absent, dont l’amour lui manque cruellement. On se console difficilement d’un amour filial sans retour car il introduit un doute terrifiant : « Si je ne suis pas aimée c’est que je ne suis pas aimable. ». On ne se délivre jamais du père comme on ne se remet jamais totalement de son abandon. Premier homme, premier miroir qui donne à une fille assez d’assurance pour risquer l’amour d’un autre.

Dans ce roman, on sent la colère de Félicité Herzog, et cette terrible souffrance, ce manque abyssal du père.

Celui dont la stature de surhomme au lendemain de la guerre, a des relents de posture fasciste et dont il souffrit certainement, « retranché de son humanité », se sentant comme « Elephant man ». Son frère fut l’héritier de cette monstruosité, tenu à son tour de perpétuer le mythe, s’épuisant dans un travail que commandaient des ambitions démesurées.

Ce roman-biographie a eu un grand retentissement dans les médias à cause de la personnalité et de la notoriété du père , Maurice Herzog qui a occulté selon moi ce qui en fait l’extrême richesse : la description minutieuse d’un sentiment d’abandon, d’une solitude absolue dans l’enfance que l’auteure tenta tour à tour d’endiguer dans le travail, le sport et une vie personnelle passablement déréglée. Cette petite Félicité m’a énormément touchée, j’ai pu lire toute la gamme de ses émotions.

Le seul bémol que je mettrais est cette écriture dont l’élégance est parfois maladroite parce qu’elle relève d’une extrême maîtrise. J’aurais aimé que la colère soit moins froide.

Je remercie les éditions Grasset pour l’envoi de ce livre dans le cadre

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Ma cousine Phillis – Elizabeth Gaskell

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La cousine Phillis est une assez longue novella publiée pour la première fois en feuilleton dans the Comhill Magazine de novembre 1863 à février 1864, entre deux longs romans, Sylvia’s lovers (1863) , histoire d’amour et de guerre, et un de ses chef-d’œuvre  Femmes et Filles (1865) que la mort de l’auteure laissera inachevé.

 J’ai eu davantage de plaisir à lire cette nouvelle que le précédent livre que j’ai lu d’elle « Cranford ». Le récit est plus dynamique, et le narrateur décrivant ses pensées et sentiments apporte un point de vue personnel qui en dit aussi long sur lui que sur la fameuse cousine.

Ce récit est l’histoire de plusieurs amours, fraternel, filial, conjugal dont chacun éprouve sa nécessité à la défaillance de l’un des deux autres. Ce tissage affectif permet à chacun d’évoluer et de mûrir malgré les souffrances et les épreuves. C’est pour moi un récit sur l’importance de la relation en tant qu’elle n’en exclut aucune autre parce qu’elle est elle-même relative et non-absolue. Enfin, c’est de cette manière que je l’ai lu.

 Le narrateur, Paul Manning a dix-neuf ans, et s’installe dans la ville d’Eltham pour devenir employé aux écritures sous les ordres d’un ingénieur ambitieux et cultivé, Holdsworth,  chargé de superviser la construction d’une petite ligne de chemin de fer. Une vive amitié naît entre les deux hommes malgré la différence de position. Non loin de là, à Hope Farm (on se dit que ce nom n’est pas choisi au hasard !) vivent des cousins éloignés, les Holman. Ceux-ci ont une fille qu’ils chérissent par-dessus tout, Phyllis de deux ans plus jeune que Paul. La famille va vite adopter Paul et celui-ci décide un jour de leur présenter son ami et mentor.

 La cousine Phillis est bien sûr dans la veine du roman sentimental, largement réservé aux femmes qui écrivent mais dont elles renouvellent le genre en y introduisant des critiques et des observations sur la société de l’époque et notamment sur la place des femmes.

L’éducation des jeunes filles malgré des avancées importantes n’est pas toujours très bien vue.

« Vois-tu, continuai-je, elle est si instruite – elle raisonne plutôt comme un homme que comme une femme. » Or la beauté et l’apparence restent les qualités féminines par excellence. Une femme qui raisonne prétend ressembler aux hommes et cela amoindrit leurs capacités de séduction. Symbolique, le déplacement se fait de l’esprit au corps.

            « Une fille instruite, c’est vrai –mais on ne peut plus rien y faire maintenant, et elle est plus à plaindre qu’à blâmer là-dessus, vu qu’elle est la seule enfant d’un homme aussi instruit. »

Malgré  la création de Bedford College à Londres en 1849 par Elizabeth Jesser Reid, il faudra attendre 1870 et 1879 , pour que Cambridge et Oxford s’ouvrent enfin aux femmes ! Pour la grande majorité des femmes l’instruction supérieure n’est possible que si elle est permise par le père qui lui-même est seul détenteur des connaissances. Mais pourtant dès le début du XIXe siècle , les écoles primaires pour filles sont créées de manière systématique en Angleterre. Phillis est la représentante de cette femme nouvelle qui aime apprendre et désire ardemment s’instruire.

La mère est une personne « purement maternelle, dont l’intellect n’avait jamais été cultivé et dont le cœur aimant ne s’intéressait qu’à son mari. ». Elle jalouse les conversations de la fille et du père auxquelles elle ne comprend rien.

 Dans ces propos que tient le père de Paul, on voit que l’éducation des femmes, leur instruction ne peut être qu’un « mal », et que s’il se produit dans cette famille, c’est qu’il est le résultat d’un autre déplacement tout aussi symbolique, du garçon absent « mort en bas-âge », à la fille qui a survécu. La société patriarcale ne peut faire mieux que de déplacer l’axe, l’incliner sans bouleverser pour autant l’ordre social.

 Paul, lui même, alors qu’il ressent de l’attirance pour sa cousine, ose à peine lui parler de peur qu’elle ne s’aperçoive de son ignorance. Il se demande alors si elle est faite pour lui. De même qu’elle est plus grande que lui, et que cela renforce encore le sentiment d’infériorité qu’il éprouve.

 Mais des changements s’annoncent, le chemin de fer parvient dans des endroits de plus en plus reculés, la loi postale permet l’envoi de nombreux courriers et permet donc l’échange des idées. L’industrialisation menace les campagne et produit de grands bouleversements en même temps qu’elle ouvre aux idées nouvelles, à l’économie et à la science.

On voit ici comment ‘Elizabeth Gaskell renouvelle le genre et lui donne des résonances bien plus importantes que celles d’un simple roman sentimental.

Une nouvelle passionnante donc sur ce XIXe siècle fut le siècle du féminisme avec deux mary : Mary Astell et Mary Wollstonecraft.

Billet dans le cadre du mois anglais chez Lou ou Titine. Une occasion de parler pendant un mois de livres, films, voyages ou cuisine anglaise. Et en lecture commune avec Virgule.

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Gabriela Adamesteanu Une matinée perdue,

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Gabriela Adamesteanu Une matinée perdue, traduit du roumain par Alain Paruit. (Gabriela Adamesteanu, 1984) Editions Gallimard 2005 pour la traduction française.

Folio n°5533, 535 pages

Ce livre est considéré aujourd’hui comme un chef-d’œuvre de la littérature roumaine contemporaine et a été traduit en plus de dix langues.

 

Gabriela Adamesteanu écrit l’Histoire de son pays, la sonde à travers plusieurs destins de femmes : Vica, femme du peuple, dont la gouaille revient tout au long du récit, Ivona et sa mère Sophie Ioanu, Gabriela, la tante d’Ivona, qui appartenaient à la haute bourgeoisie roumaine avant la dictature communiste, et Marie-Françoise, personnage qui pour être tout à fait secondaire n’en représente pas moins le prototype de l’intellectuelle, qui reste célibataire parce que son physique n’est peut-être pas suffisamment avantageux malgré sa culture et son intelligence, une femme nouvelle en gestation mais qui fait encore peur aux hommes.

Gabriela Adamesteanu reconnaît que son roman est un roman de femmes[1], même si elle a particulièrement travaillé le personnage du professeur Mironescu, mari d’une de ces femmes dans le roman. Peut-être la misogynie de ce personnage qui n’est que le reflet de son époque n’est-il pas très sympathique. Il ne comprend pas vraiment les changements qui sont à l’œuvre et représente un peu la figure de l’intellectuel dans sa tour d’ivoire, qui refuse de s’engager ou de se salir les mains.

Les femmes tiennent donc ce roman de bout en bout, écartées de la vie politique, mais pratiquant un héroïsme du quotidien.

Les hommes sont désœuvrés ou complotent. D’ailleurs dans le roman, ils sont rongés par une maladie qui fonctionne comme une métaphore.

Ce roman polyphonique retrace l’Histoire de la Roumanie, de la première guerre mondiale à la période précédant la révolution roumaine et la chute de Ceausescu.

L’importance de l’Histoire pour l’auteure, vient, dit-elle, du fait qu’elle est pour elle le moyen de reconstruire une Histoire falsifiée par le pouvoir roumain pendant la dictature communiste.  Les dictatures réécrivent toujours l’Histoire à leur avantage et oblitèrent également sinon les événements gênants, du moins leur propre forfaiture. Tout est filtré et réarrangé selon le pouvoir qui impose sa propre interprétation de l’Histoire..

Récit assez long qui demande parfois un peu de patience, mais présence magnifique d’une voix qui résonne encore longtemps après la lecture, l’œuvre de Gabriela Adamesteanu, tout à fait singulière et puissante, comptera, c’est sûr, dans ce siècle. Peut-être la nécessité qui a présidé à ce projet d’écriture et qui lui donne un souffle propre aux épopées, aux grands récits mythiques, donne une amplitude à son œuvre que l’on retrouve également chez la poétesse Ana Blandiana. Peut-être toutes deux ont-elles vécu l’écriture comme une urgence,  jusque dans leur corps, parce que c’est ce que j’ai senti moi, lectrice, ce côté charnel de l’écriture, cette chair d’encre et de meurtrissures. Ce battement, en elle, qui a accompagné ma lecture.

 

mots de gabriela