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Les réécritures de Médée (5) : Médée de Max Rouquette

Max Rouquette – Médée – traduit de l’occitan par Max Rouquette – Magnard 2008

Vignette Les femmes et le théatreMax Rouquette a vécu à Aniane, près d’Argelliers pendant une dizaine d’année comme médecin avant de se fixer définitivement à Montpellier où il prend sa retraite de médecin conseil en 1974. Ardant défenseur de la culture et de la langue occitanes, il a écrit toute son œuvre dans cette langue avant de la traduire en français.
C’est donc une Médée occitane que met en scène l’auteur, renouant avec la sorcière de la mythologie, par delà le bien et le mal, éternelle et insaisissable autant qu’allégorique.
Médée, dont l’orgueil démesuré précipitera la perte de Jason et de ses enfants.
Max Rouquette voyait sa pièce dans un style « pierreux, brutal, dur, sans ornements, mais parfois avec l’ampleur du vent, de la chaleur, de l’air, du ciel, de la nuit. »
La Médée de Rouquette se veut éternelle. Elle continue à interroger chaque homme à travers le mythe.
Il renoue avec la tradition du chœur, resté vivant dans la culture méridionale, le groupe des vieilles, sur le pas des portes, ou sur les bancs, sur les places, épient et commentent la vie du quartier ou du village et de ses habitants. Ce sont les commères à la langue acérée, sans illusions et cruelles, qui déchiquètent de leurs mots celui ou celle qui s’éloignerait de la morale publique. Elles sont mielleuses, et savent distiller le soupçon, alimenter la rumeur.
Il les imagine avec des masques (préface) qui « leur donneraient l’apparence de chouettes, hiboux, grands ducs […], hurlant à la mort, et sans grande pitié au cœur. »
La mère du chœur renvoie la parole majeure, « reprise et balancée et envoyée d’un groupe à l’autre. »
De cette terre de rocailles, et de soleil, rendue chrétienne après de furieux massacres, l’auteur utilise la forme des psaumes qui s’accordant parfaitement à l’occitan, et donnant une musicalité plus grande au texte, lui insuffle une certaine sacralité.
La langue est comme le ruisseau dans les rocailles, elle coule, s’élance, rebondit en cascades, s’apaise en murmures.

Médée est une gitane, une nomade, une étrangère. A l’orée de la ville, dont elle entend seulement les échos, elle fait partie « des voleurs, des exilés, des chasseurs sans feu ni lieu, des condamnés, des bannis. »
Elle est « de ceux qui ont fui leur pays, leur roi, leur peuple ; ceux que poursuit la vengeance éperdue de la haine, et les meutes féroces du malheur. »
Elle est celle par qui le mal arrive.
Elle se dresse, seule, face à l’opprobre et au malheur, indomptable dans son orgueil : « Nous sommes de la race du soleil : nous savons le regarder en face. Il n’est ni roi, ni dieu pour nous faire agenouiller. »
Elle est lucide : « Il n’y a personne pour nous aimer. Quand ils nous acceptent c’est par crainte de nos maléfices. Ils nous donnent pour nous voir partir. Nos feux d’herbes et de chiffons leur empestent tout le pays. »
La solitude de Médée est la solitude de l’exilée, de celui qui se retrouve loin de sa terre natale dont elle a été bannie après le vol de la toison d’or et le meurtre de son frère.
Mais l’homme pour lequel elle a tout quitté non seulement l’abandonne mais la condamne à un nouvel exil. Un exil encore plus douloureux loin de l’homme qu’elle aime et sans ses enfants.
La pièce acquiert à nouveau ici une dimension politique :
« Qui peut parler d’amour, quand c’est la raison d’Etat qui domine ? « (p 59)
Jason abandonne Médée parce qu’il a peur :
« Nous sommes encerclés. Notre tête est déjà vendue. Notre sang va finir par se mêler à tout celui qui marque ton chemin. »
Médée ne tendra pas l’autre joue, non, elle n’est pas cette femme obéissante, à qui l’on peut dicter ses actes. Elle ne se laissera pas frapper deux fois et rendra coup pour coup.
« A moi, monstres cachés dans le sommeil de la matière ; tigres qui n’attendez que l’éclair dans l’apparence du sommeil. »

Elle est bien loin de la résignation professée par le chœur : « Que peut le pauvre dans le malheur ?/Il doit plier comme jonc dans le vent. »
Après avoir enchanté de ses sortilèges des présents mortels pour Créuse et le roi Créon, Médée décide de sacrifier ses enfants :
« Ils sont ces deux innocents, le piège de ta faiblesse, le masque de l’amour que tu gardes à Jason et qu’il faut sacrifier. »
Et il y a cette lutte entre Médée et la vieille pour arracher le couteau funeste. Le temps est suspendu.
« L’eau sera plane quand j’aurai tout effacé et que tout sera redevenu comme au temps passé. »
Comme si le meurtre pouvait tout annuler, comme si les événements pouvaient s’effacer de la mémoire.
« Je suis maîtresse du temps ! » clame-t-elle. Maîtresse du temps tragique, du temps circulaire, du temps de la pièce qui ne s’achève pas lors de la représentation , puisque la pièce continuera à être jouée.
L’espace de la tragédie est l’espace de l’exil : « l’exil de tout bonheur, de toute paix, de tout apaisement, de tout amour. »
Mais l’espace tragique est aussi ouverture sur la pensée et le mythe dans lesquels chaque humain puise assez de souffle pour continuer à avancer.

Les réécritures de Médée (4/11) – Médée de Jean Anouilh

Jean Anouilh – Médée – La petite vermillon – Editions la Table Ronde – 1947,1997

Vignette Les femmes et le théatre« Quelque chose bouge dans moi comme autrefois et c’est quelque chose qui dit non à eux là-bas, c’est quelque chose qui dit non au bonheur. » (cf p16)

Cette réécriture de Médée a lieu en 1947, la guerre est finie mais a laissé de profondes blessures, et l’Europe se relève à peine de ses décombres.

La version d’Anouilh s’inscrit dans une réflexion sur la résistance. C’est une écriture très belle et très épurée, ma version préférée, à ce jour, de Médée.

Dans la lignée d’Antigone, Médée se pose comme héroïne du refus, libre de dire non, dont la seule liberté consiste à dire non. Héroïne résistante, seule, quand le monde autour d’elle sombre dans la compromission.

La parole de Médée s’élève dans une solitude radicale. Alors que les gens du commun cherchent le plaisir de chaque jour, dans ces petits riens dont la reproduction et la répétition sont essentiels à la satisfaction et au bien-être. Quitte à ce que d’autres meurent pour eux. (cf la Nourrice et le garde pages 90 et 91)

« C’est alors que c’est bon, si on a pu grappiner quelques sous, la petite goutte chaude au creux du ventre. »

Médée vit dans le présent de la scène où elle advient à elle-même, en même temps que naît sa haine pour Jason et sa folie meurtrière. Ce moment où elle devient Médée, personnage tragique, dans la splendeur et le vertige de sa propre démesure.

Ce personnage naît dans le creuset d’un amour fou, terriblement charnel, indomptable et indompté, et de la douleur de l’abandon.

Médée n’est pas de ce monde, sa roulotte trace un espace à la lisière de l’espace social, commun et partagé (Ne pas oublier également que de nombreux roms furent déportés). Elle est en transit, n’appartient à aucun lieu, sinon celui de la tragédie, dans sa lumière solaire et implacable. Sa liberté est le destin auquel elle ne pourra pas échapper.

La scène est le lieu de l’exil, lieu qui condamne le personnage à aller jusqu’au bout de son texte, dans une série limitée d’actions et de paroles qui toutes auront une fin.

Lieu fermé et ouvert puisque Médée sans cesse rejouée et dé-jouée existe à nouveau dans chaque représentation, laissant ouvert le jeu des significations.

La fin tragique n’est pas une fin en soi mais un temps de transition qui ouvre sur de multiples interprétations.

Jason, lui, s’inscrit dans une généalogie, un temps linéaire et orienté : « Faire sans illusions peut-être comme ceux que nous méprisons ; ce qu’ont fait mon père et le père de mon père et tous ceux qui ont accepté avant eux. » (d’avoir les mains sales ?). Il croit échapper au temps de la tragédie dans une illusion qui semble sincère. Il fait le choix de l’avenir. Il accepte ce monde comme il est et souhaite y imprimer sa marque. Ce temps est aussi celui de la génération (sa jeune épouse veut des enfants ; on parle des futurs frères des fils de Jason et Médée.)

Alors que Médée renonce à l’amour et à la procréation symboles de sa soumission.

« Je l’attendais tout le jour, les jambes ouvertes, amputée . » p 21

« Il fallait bien que je lui obéisse, et que je lui sourie et que je me pare pour lui plaire puisqu’il me quittait chaque matin m’emportant, trop heureux qu’il revienne le soir et me rende à moi-même. »

Dans la passion amoureuse, le sujet s’aliène mais la femme plus encore. L’histoire, la psychanalyse, la littérature, la religion, la morale bourgeoise et puritaine l’ont réduite a être une absence de pénis, « amputée », une « chienne » vautrée dans son animalité, une « chair faite d’un peu de boue et d’une côte d’homme. », un « morceau d’homme », et une « putain ».

La femme est-elle seulement l’esclave de sa chair et du désir de l’autre ?

« Mais c’est fini ce soir, nourrice, je suis redevenue Médée. »

Le temps tragique permet à l’héroïne de reprendre possession d’elle-même dans une circularité bienfaisante. Elle revient à elle-même, à sa propre origine comme sujet autonome (capable de se donner sa propre loi.).

Trois longs dialogues d’une grande beauté (Médée et la nourrice, Médée et Créon, Médée et Jason) articulent l’œuvre et lui donne sa respiration dans un lyrisme qui engendre l’émotion (on atteint souvent au sublime, et ici je pense à la pièce de Corneille).

Le rythme est heurté, haletant parfois, contracté dans la douleur, il est celui de la passion (de la pulsion).

Les dialogues sont souvent asymétriques (Jason répond à Médée par des phrases très courtes puis le dialogue enfle jusqu’à donner cette magnifique réplique (p 62 à 68) où Jason raconte son amour de Médée.)

L’amour-passion fait de chacun un monde pour l’autre. Et c’est pourquoi il est tragique et circulaire.

Médée : « Sans moi. Tu as donc pu imaginer un monde sans moi, toi ? »

« Le monde est Médée pour toi, à jamais. »

Jason : « Le monde a-t-il donc toujours été Jason pour toi ?

Médée : Oui ! » (p 53)

La passion réduit le monde à n’être qu’un seul au détriment de tous les mondes possibles, au détriment aussi du monde réel.

La passion fait d’elle un « vautour », une « louve » ainsi que la nomme sa nourrice. Elle redevient Médée dans la solitude du héros tragique.

Jason dit qu’il veut accepter enfin, sortir des griffes de cette passion exclusive et violente. Je ne sais pas si on peu l’entendre dans le sens d’une collaboration. Mais être heureux dans le contexte d’un monde en guerre semble tout bonnement impossible. Comme il me semble également impossible de vivre un amour passionnel et exclusif où un seul prend la place de tous les autres. Les voies de Jason et de Médée sont toutes deux des impasses. C’est pourquoi chacun des deux se retrouvera finalement dans une solitude tragique.
Médée meurt, simple mortelle, dépouillée de son char et de ses dragons.

Jason : « Oui, je t’oublierai. Oui, je vivrai et malgré la trace sanglante de ton passage à côté de moi, je referai demain avec patience mon pauvre échafaudage d’homme sous l’œil indifférent des dieux. »

Les réécritures de Médée (3/11) : Médée de Corneille

Corneille – Médée, classiques et contemporains Magnard, texte intégral.

Vignette Les femmes et le théatreMédée est la première tragédie écrite par Corneille et montée en 1635, sous le règne de Louis XIII et son implacable Richelieu.

Dans son « Examen », rédigé en 1660, il établit la filiation de la pièce avec celle d’Euripide en grec, et celle de Sénèque en latin. Il fait part de ses réflexions et explique les libertés qu’il a prises au nom de la vraisemblance de l’histoire.
Rappelons que le théâtre classique au XVIIe siècle obéit à des principes très codifiés : la vraisemblance, l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action.
Corneille n’hésite pas à adapter ces principes à ses besoins et rompt l’unité de lieu lorsque Médée prépare ses poisons dans sa grotte magique. Pour les mêmes raisons, il reproche aux Anciens de ne pas avoir suffisamment mis l’accent sur la défiance naturelle qu’aurait dû éprouver Créon à l’égard de tout présent venant de Médée la magicienne.
Ainsi, il contourne la difficulté dans la scène où Créuse fait part de son souhait de porter la robe de Médée qui apparaît ainsi comme simple paiement pour la grâce de ses enfants qui échapperont au bannissement.
Créon projette également de la faire porter par une criminelle condamnée à mort afin de s’assurer que ce présent est sans danger.
Le traitement du personnage d’Egée subit également quelques modifications. Il apparaissait dans la pièce d’Euripide comme simple passant qui promet à Médée son hospitalité en cas de besoin. Dans la pièce classique, Egée est éconduit par Créuse dont il est amoureux. Devant son refus de l’épouser, il tente de l’enlever, échoue et est emprisonné. Médée le délivre par calcul et fait de lui son obligé.
D’autres éléments de la pièce sont assez dissemblables : Pollux apparaît dans les premières scènes pour les besoins de l’exposition. Il écoute la narration du sujet car il ignore tout de ce qui s’est passé en son absence (Il se trouvait en Asie lors des événements ).
Créuse, la fille du roi Créon, apparaît dans la pièce (ce qui ne la rend pas plus sympathique) alors qu’elle est absente de la pièce d’Euripide où elle est appelée Glauké (la lumineuse).
Corneille signale avoir traduit une grande partie de la pièce de Sénèque.

Le chœur n’était pas toujours présent sur scène dans la pièce de Sénèque. Il est totalement absent du théâtre classique.

L’écriture, en alexandrins à rimes plates, acquiert une certaine musicalité grâce aux stances qui utilisent l’hétérométrie. Dans Médée, Corneille les utilise pour rendre compte du trouble d’Egée.

Inutile de signaler les difficultés pour les comédiens de jouer ces pièces en alexandrins. Il faut avoir une parfaite maîtrise du texte qui ne souffre pas d’oublis, ou être capable soi-même d’improviser en alexandrins (Il y en a qui y arrivent), et une grande habileté pour opérer les enjambement nécessaires (le comédien ne doit pas marquer de pause à la fin du vers quand la syntaxe n’y incite pas.)
Cette régularité imposée et la torsion opérée sur la langue établissent un carcan dont l’écriture théâtrale n’a eu de cesse de se libérer. Elle possède, cependant une certaine beauté due à sa musique et sa poésie. Homère écrivait ses épopées en vers. L’écriture classique en est donc plus proche d’une certaine façon.
Il ne faut pas négliger la portée morale des pièces classiques et leur rôle de catharsis. D’autre part, la bienséance (interne et externe) commande et certains sujets ne peuvent être représentés sur scène.
Aristote définissait la catharsis ainsi dans sa « Poétique » : imitation (mimesis) faite par des personnages en action (drama) qui suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) des émotions de ce genre. Corneille y ajoute un troisième ressort, l’admiration, au sens d’étonnement, monstres comme héros peuvent donc susciter la fascination du spectateur.
Laissons Jean-marie Clément (1742-1812) dans sa préface à sa Médée (qui fut un échec) , montée en 1779, explique ce choix d’une héroïne monstrueuse.
« Si l’on se contente de présenter Médée, comme l’a peinte Horace, fière et intraitable, d’un caractère ardent et impétueux, incapable de fléchir, sinon pour se venger ; si, au lieu d’en faire une dégoûtante Canidie, on montre en elle une femme que l’amour seule à conduit dans le crime, malheureuse et à plaindre, puisqu’elle est abandonnée ; extrême dans sa jalousie comme dans sa tendresse, et dans sa vengeance comme dans ses bienfaits ; qui, n’ayant rien ménagé pour posséder Jason, est capable de tout oser, plutôt que de le perdre ; si, au lieu de lui faire commettre des atrocités de sang-froid, on la représente troublée, furieuse, et désespérée au moment qu’elle va tuer ses enfants, et poursuivie par les remords après ce parricide ; si, en un mot, dans tous les égarements où la passion la précipite, on la voit toujours punie par ses propres fureurs et un amour indomptable, je ne vois pas comment un tel caractère ne produirait pas sur la scène l’effet le plus tragique et n’y existerait pas l’intérêt, la terreur, la pitié. »

Car c’est bien là le miracle, et l’efficacité de ces pièces, on plaint Médée, et on compatit à sa douleur ; on comprend les tourments et le désespoir qui l’agite. On comprend qu’à un certain moment la douleur trop vive produit un basculement psychique (d’ailleurs le crime passionnel bénéficie parfois de circonstances atténuantes). La vague un peu plus haute est passée par-dessus la digue, un peu plus haute seulement, mais cela suffit.
Elle dit quelque chose de l’humain, de sa capacité d’amour et de déraison. D’ailleurs, les hellénistes font remarquer que dans les premières versions du mythe (voir Mathilde Landrain), Médée n’était pas infanticide. On a donc fait d’elle un monstre (ce que Christa Wolf rectifiera, elle la rend femme, guérisseuse et victime innocente d’un coup monté. Médée fuit un pays en proie à la corruption. L’assassinat de son frère Absyrtos ?  Elle a juste récupéré les restes de son frère démembré par des fanatiques qui l’ont assassiné. Quant à la fille du roi, elle se suicide et les deux fils de Médée sont sauvagement assassinés par les Corinthiens ) mais on a gardé sa profonde humanité. Il est à noter que ce sont des femmes auteurs qui ont retravaillé à partir du mythe, avant la tragédie.

La version de Sénèque :

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/medee.htm

Les réécritures de Médée (2/11) : Euripide, « Médée »

euripide médée

Médée suivi des Troyennes Euripide 2002 (- 431 ?)

Vignette Les femmes et le théatreAprès le fabuleux voyage des Argonautes, Jason épouse Médée qui l’a aidé à conquérir la Toison d’or. Dix ans plus tard, à peu près, Jason répudie Médée et prend pour femme la fille du roi Créon. Profondément blessée, humiliée, Médée dresse un plan aussi machiavélique que cruel.

Euripide (480-406 av. J.-C.) est considéré comme le plus modernes des poètes tragiques grecs. Il décrit les passions humaines pour mieux en observer leurs ressorts. Il se sert des légendes sacralisées des poèmes homériques moins pour en célébrer les héros que comme matériau pour questionner le mal de notre condition.

Rappelons que la tragédie grecque est constituée d’un prologue (avant l’entrée du chœur), d’une parodos (pendant l’entrée de celui-ci), d’épisodes (dialogues entre le personnage et le coryphée), entrecoupés de stasima (intermèdes chantés) et de l’exodos qui suit le dernier chant du chœur.
Ces considérations techniques sont relativement importantes pour comprendre au fil de l’Histoire les réécritures de Médée, et surtout sa reprise par la tragédie classique. Les contemporains vont se situer également par rapport à la somme des réécritures du corpus.

Euripide est le premier à donner la parole aux petites gens. Le prologue est tenu par la nourrice qui plante les circonstances de l’action. Dans l’histoire littéraire, Euripide fut considéré comme le plus (Aristote) ou le moins (Nietzsche) tragique des poètes grecs.
« L’agonie de la tragédie c’est Euripide. Avec lui, c’est l’homme de tous les jours qui passa des gradins à la scène, et le miroir qui ne reflétait naguère que les traits de la grandeur et de l’intrépidité accusa désormais cette fidélité exaspérante qui reproduit scrupuleusement jusqu’aux ratés de la nature. »
Mais ce que reproche Nietzsche fut célébré par d’autres auteurs et tient à son étude des caractères approfondie et qui fit de Médée un chef d’œuvre, référence à la fois pour les auteurs latins et pour les classique (Sénèque, Corneille).
Euripide écrit dans un contexte troublé, agité par la guerre, et une situation économique difficile.
Mathilde Landrain (la traductrice ?), dans sa préface, en souligne les répercussions sur l’œuvre : « Il se pose d’incontournables questions ; ce qu’il cherche ce sont les raisons de la misère humaine, les débordements de l’orgueil, la vanité de toute victoire. »
Euripide n’aime pas la guerre. Elle est le mal au cœur de l’homme et de la politique.
Si la Médée d’Euripide est si forte, si elle a inspiré autant de nos contemporains, jouée, rejouée, déjouée ( ?), reprise, c’est qu’elle symbolise la femme amoureuse aux prises avec l’inconstance de l’homme.
Les féministes auront remarqué la critique réaliste de la condition de la femme mariée en Grèce : « De tous les êtres doués de vie et de pensée, c’est bien nous autres femmes qui sommes le rameau le plus misérable. Pour commencer il nous faut, par surenchère de dot, nous acheter un époux – et c’est un maître que nous recevons pour notre corps, ce qui rend plus mauvais encore ce mauvais marché. » pages 20 et 21. Plus loin, elle se plaint que « le divorce ternit la réputation d’une femme, et elle ne peut pas, elle , répudier son conjoint. » De la sexualité, elle ne connaît rien, elle se marie, « sans avoir reçu chez elle aucune leçon sur ce point. »
En conclusion, « on dit que nous menons une vie sans péril à la maison, tandis que les hommes sont voués aux combats et aux armes : quelle erreur ! J’aimerais mieux trois engagements le bouclier au bras qu’une seule maternité. »
Jason est un politique qui soumet l’amour à ses ambitions politiques.
Médée représente « le mystérieux féminin : l’instinct maternel, la passion, la fureur et la jalousie. »
Médée est une femme puissante, une magicienne, petite fille du soleil, plongée dans les affres d’un amour bafoué qui résonne en elle comme un tambour de folie.
« Complexe, tout en contraste, elle passe d’une émotion à une autre parfois si contradictoire. Il se joue un combat intérieur qui ne lui laisse aucun répit : raison et passion s’affrontent dans une rare violence. »
Elle sait, se raisonne, puis succombe à sa violence intérieure. Socrate affirmait que le mal naît de l’ignorance, Médée y oppose un furieux démenti. Les forces qui nous gouvernent sont souterraines, et le miracle de la volonté ne s’accomplit pas toujours.

Médée doit sa fascination aussi à sa dimension de femme fatale, à la fois monstrueuse, fascinante et terriblement humaine. Les réécritures sont essentiellement masculines, si l’on excepte Agota Kristof et plus récemment Sara Stridsberg.

Les réécritures de Médée (1/11) : Médée endeuillée de Sylvain Grandhay

Médée endeuillée de Sylvain Grandhay, 2011, 80 pages, éditions du Panthéon

Vignette Les femmes et le théatreSylvain Grandhay revisite le mythe intemporel de Médée, magicienne de Colchide qui aide Jason et les Argonautes à conquérir la Toison d’Or. Femme étrangère, femme barbare, Jason l’épouse par gratitude et lui donne deux fils avant de la répudier pour épouser la fille de Créon, roi de Corinthe.
Médée, femme bafouée, organisera la plus terrible des vengeances.

Dans la version de Sylvain Grandhay, dans des références constantes au monde contemporain (Jason lui annonce la rupture par texto) mêlant des aspects oniriques et des anachronismes, Médée est la « femme totale », amoureuse et passionnée, « fatale » dans tous les sens du terme, femme d’un seul homme, mais aussi femme sensuelle, éminemment charnelle et sauvage qui bascule dans le crime par excès de colère et d’amour.
Elle se révolte contre la toute-puissance de la société patriarcale :
« Les hommes ont tous les droits ici-bas. », reconnaît-elle, amère, dans un des nombreux dialogues avec sa nourrice à qui elle se confie.

L’amour de Médée est un amour charnel, sensuel, qui la gouverne entièrement et auquel tous ses actes sont soumis.
« Je suis femme avant d’être Médée. Je nous revois, lui et moi, nus, sur la toison d’or, enlacés, la première fois embrassée et embrasée. Je découvrais, par une mystérieuse abolition du temps et de l’espace, le goût de sa patrie. Je sentais le parfum des olives qui mûrissent sous le soleil, celle des lavandes céruléennes et l’odeur du goudron qui fond sous la chaleur de l’été. »

Médée devient criminelle, dans un basculement, et une logique qui est la conséquence de la nature de cet amour. Quand on lui fait remarquer qu’il y a plusieurs étapes dans le deuil, qu’il lui suffit d’attendre, elle se moque, elle n’est pas femme de nuances, ni de raison. Sa seule logique est implacable, le crime lui coûte, car elle aime ses enfants, mais ses enfants eux-mêmes n’existent qu’en raison de son amour pour Jason auquel elle a tout sacrifié. Si Jason disparaît, tout doit disparaître avec lui.

Amour absolu et charnel, d’autant plus redoutable, qu’il est éminemment pulsionnel et sexuel. L’amour est jouissance de soi et de l’autre, fièvre et tourment, extase et dénuement.

La tragédie de Médée est qu’elle aime toute seule, de cet amour-là, qui est sa valeur suprême. Jason conditionne l’amour à sa réussite personnelle, à son ambition politique, alors que Médée est toute entière dans sa passion.

Il y a de très beaux passages dans cette pièce, d’autres un peu moins réussis, notamment les moments où la nourrice raconte à nouveau la fuite de Médée avec Jason, et la trahison dont va souffrir celui-ci à son retour en Grèce. Finalement, une pièce doit être jouée et vue, et j’aimerais bien voir celle-là.

La Voleuse de livres – Markus Zusak ou celle qui aimait les mots

la voleuse de livres

Vignette les grandes héroïnesLiesel Memingen parvient à échapper à la mort par trois fois. Cette particularité – cette chance ou ce hasard – lui a valu un intérêt particulier de la narratrice . Car celle qui raconte est la mort. Elle raconte le destin terrible et magnifique d’une petite fille allemande, voleuse de livres, dans l’Allemagne nazie.

Les mots. « Pourquoi fallait-il qu’ils existent ? Sans eux, il n’y aurait rien de tout cela. Sans les mots, le Führer ne serait rien. Il n’y aurait pas de prisonniers boitillants. Il n’y aurait pas besoin de consolation et de subterfuges pour les réconforter. »

« La voleuse de livres » est un livre magnifique sur les mots, leur violence et leur douceur, leur pouvoir de destruction et de création. Il y a des mots qui disent la haine et le chaos, d’autres qui disent l’amour et le pardon.

C’est par le pouvoir des mots que furent embrigadés des milliers d’enfants et d’adolescents dans les jeunesses hitlériennes, grâce à leur pouvoir de persuasion et d’adhésion mais aussi leur pouvoir de contrainte : Markus Suzak montre ce qu’il en coûtait à ceux qui refusaient d’adhérer : vexations, menaces, mise à l’écart et parfois mort économique.

Hitler, lorsqu’il parlait, galvanisait les foules. Il savait utiliser toutes les ressources du langage pour séduire, persuader et ramener à soi un auditoire conquis par sa parole. Il était maître de la rhétorique. Sa puissance fut telle que ses paroles devinrent des actes, et que ce qu’il commanda advint. Les camps de la mort par exemple, ce lieu, Dachau, où dans le livre, marchent des Juifs épuisés et hagards. Ce maillage serré de la société allemande, où tout et tout le monde est contrôlé en permanence ou dénoncé, à la merci des mots d’un autre.

Mais si les mots peuvent détruire, ils peuvent aussi créer, porter une vision à travers une œuvre, faire naître un monde.

C’est pourquoi Hitler fit brûler sur les places publiques les livres interdits car il avait compris plus que tout autre le pouvoir subversif des mots : ces mots tracés par Liesel Memingen ou par Max, (d’ailleurs quelle plus belle parabole que ce livre Mein Kampf dont un Juif recouvrit les pages de peinture blanche pour y tracer ces mots à lui). La résistance s’organise avec d’autres mots, des mots d’amour pour l’humanité souffrante, des mots de colère et d’espoir.

Une fillette, ainsi sauva un livre du charnier et un homme de la mort. Elle assista à la fin du Monde et à son embrasement.

Mais pourquoi voler des livres me direz-vous ? Parce que voler c’est transgresser les lois d’une société, et lorsqu’elle est injuste, voler c’est résister. C’est pourquoi elle fut « la voleuse de livres ».

Et puis dire merci encore  à ce pouvoir d’évocation des mots, aux auteurs, ces enchanteurs, dire encore mon amour profond pour la littérature.

La lettre écarlate – Nathaniel Hawthorne

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Nathaniel Hawthorne – La lettre écarlate – Traduction de Marie Canavaggia –Gallimard 1954 pour la traduction française

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineDans l’Amérique puritaine de l’époque coloniale, il ne fait pas bon enfreindre l’un des dix commandements. Les dignitaires ecclésiastiques  règnent en despotes sur la petite communauté de protestants de Nouvelle-Angleterre et gouvernent d’une main de fer leurs ouailles. Hester fera les frais d’une loi d’airain qui condamne les femmes adultères. A midi, sous un soleil de plomb, son bébé dans les bras, elle doit subir la réprobation de la foule sur l’estrade où autrefois on condamnait les criminels au pilori. Pour stigmatiser son infamie, une lettre A pour Adultery devra être cousue sur sa poitrine.

Ce passionnant roman, dont l’héroïne, magnifique, est digne des tragédies antiques, posent autant de questions sur la forme que sur le fond.

Lorsqu’un écrivain est prisonnier du carcan idéologique de son époque, ou de son propre système de croyances, comment ses personnages peuvent-ils évoluer ?

Un puritain hommes de lettres doit-il, avec ses semblables, condamner la pauvre Esther coupable d’infidélité, ou peut-il lui assurer une certaine rédemption tout en condamnant sa faute ? Il faut ajouter que pour le protestantisme, issu de Calvin , « Le salut revient à ceux que Dieu a élu « par sa seule bonté et miséricorde en JCNS, sans considération de leurs œuvres, laissant les autres en icelle, corruption et damnation pour démontrer en eux sa Justice comme ès premiers il fait luire les richesses de sa miséricorde », dit le texte. (source Wikipédia). L’homme ne peut se sauver par ses propres œuvres.  Je ne connais pas assez ces théories du puritanisme religieux mais elles doivent avoir leur importance. Esther aurait pu s’enfuir, refuser de porter cette lettre infamante – la loi humaine n’est pas strictement identique à la loi divine – mais elle choisit, par amour, de porter le poids de son acte. Elle le revendique même car elle a agi par amour contre la loi des hommes. Elle l’a placé au-dessus de toute loi. Cette pesanteur lui vaut la grâce. Elle symbolise le libre arbitre de l’individu.

Dans ce système de valeurs, on peut tout de même être assuré d’une chose : le crime ne peut être récompensé par le bonheur des amants ici-bas. Aussi le personnage d’Esther, acquiert-il une dimension tragique. Elle doit assumer le poids de sa faute et expier son crime pour pouvoir être sauvée. Toutefois le talent de Nathaniel Hawthorne lui permet de dépasser ses propres impératifs catégoriques : tout d’abord son expérience personnelle lui a fait rencontrer Melville qui se soucie comme d’une guigne des conventions, et dont ses nombreux voyages ont éclairé les vues, et sa propre réflexion  comme sa sensibilité comprennent les élans et la personnalité d’Esther. Pourrait-il dire comme Flaubert le disait de sa Bovary, « Esther, c’est moi » ?

Ce roman est un conte chrétien fantastique, le malin y fait des apparitions remarquées et les sorcières se réunissent la nuit dans les bois. De quoi frissonner un peu ! L’intensité dramatique naît ici du conflit entre le devoir et l’amour, entre l’individu et la société, entre la loi morale et le sentiment. Esther regrettera-t-elle ses élans amoureux, la punition aura-t-elle été pédagogique ? Je vous laisse lire le roman…

En tout cas, un très beau personnage de femme…

M’ont donné envie de lire ce livre : Nadael (mais je n’ai pas retrouvé son article) et  Annie qui a écrit un billet passionnant dans lequel elle nous apprend, entre autres, que ce personnage d’Hester a été inspiré par l’histoire vécue par Elisabeth Pain.

Nathaniel Hawthorne – une voix pour les femmes ?

Nathaniel_Hawthorne

« En vérité, la même sombre question lui montait souvent à l’esprit à propos de la race entière des femmes. Quelle est la vie qui vaille la peine d’être vécue même par la plus heureuse d’entre elles ? En ce qui concernait sa propre existence, Hester s’était depuis longtemps arrêtée à une réponse négative et avait écarté la question comme réglée. Une tendance aux spéculations de l’esprit, si elle peut lui apporter de l’apaisement comme à l’homme, rend une femme triste. Peut-être parce qu’elle se voit alors en face d’une tâche tellement désespérante. D’abord le système social entier à jeter par terre et reconstruire; ensuite la nature même de l’homme – ou de longues habitudes héréditaires qui lui ont fait une seconde nature – à modifier radicalement avant qu’il puisse être permis à la femme d’occuper une position équitable. »

Nathaniel hawthorne – La lettre écarlate – Folio classique.

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Orphelin de père, né en 1804 dans une famille puritaine de Salem, Nathaniel grandit avec sa mère, veuve austère, loin des agitations du monde.

Après ses études, il devient rédacteur pour un périodique, puis entreprend une carrière littéraire dont les premiers essais seront des échecs. Influencé par sa femme, Sophia Peabody, il partage un temps son goût pour le transcendantalisme. C’est en 1850, avec La Lettre écarlate que le succès lui sourit enfin. L’année suivante, « La maison aux sept pignons », et, un peu plus tard, « Le livre des merveilles » consacreront sa renommée littéraire.

Malade, il meurt en 1864 dans les bras de son ami Pierce.

Son écriture fortement imprégnée par l’imaginaire théologique de son temps, n’en contient pas moins une étude de la condition humaine, une critique parfois sévère du puritanisme et sinon une psychologie des personnages, du moins la prise en compte de leurs états de conscience et de leur intériorite.

Ce livre a été adapté au cinéma :

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L a religieuse Diderot/Nicloux

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20 mars 2013

Réalisé par Guillaume Nicloux

Avec Pauline Etienne, Isabelle Huppert, Louise Bourgoin

Genre:Drame

Nationalité: Français, allemand, belge

Année de production : 2012
Le film : 
« XVIIIe siècle. Suzanne, 16 ans, est contrainte par sa
famille à rentrer dans les ordres, alors qu’elle aspire à  vivre
dans « le monde ». Au couvent, elle est confrontée à l’arbitraire de la
hiérarchie ecclésiastique :  mères supérieures
tour à tour bienveillantes, cruelles ou un peu trop aimantes… La
passion et la force qui l’animent lui permettent de résister à la
barbarie du couvent, poursuivant son unique but : lutter par
tous les moyens pour retrouver sa liberté. »

 
Le livre :

Vignette les grandes héroïnesLa Religieuse est un roman-mémoires achevé vers 1780 par Denis Diderot et publié à titreposthume, en 1796.

Au XVIIIe siècle,une jeune fille nommée Suzanne Simonin, »contrainte par ses parents de
prononcer ses vœux au termede son noviciat, entre dans la communauté des clarisses deLongchamp. Après la mort de la supérieure avec laquelle elle s’étaitliée d’amitié, la nouvelle supérieure Sainte-Christine, pour briserla désobéissance de la jeune fille (elle ne veut pas porter lesilice), l’accable d’humiliations physiques et morales, redoublées
lorsqu’elle demande à quitter le couvent…

J’ai lu que la propre sœur de
Diderot était morte au couvent. Il semble d’ailleurs que Diderot-la-religieusecette œuvre
contienne des faits historiques puisqu’une histoire
similaire avait défrayé la chronique de l’époque.

Ce livre est une dénonciation de la perversion d’un système, et plus particulièrement de la
clôture, qui maintient ensemble, dans la plus
grande promiscuité, en dehors des affections et  de la vie sociale, des
individus en état de carence affective.

Forcément l’oeuvre est polémique
et anticléricale pour l’époque mais de tels faits arrivaient parfois car les jeunes filles dont on ne pouvait assurer la dot, était souvent enfermées au couvent. Comme les femmes de la bourgeoisie n’avaient guère de salut en dehors du mariage, le couvent restait leur seule altternative. Elles vivaient dans un système largement coercitif.

Le film est vraiment très fort,en échappant à tout pathos et le jeu des comédiens est d’une grandejustesse. Moi qui ai parfois un débordement lacrymal au cinéma contre lequel je lutte vainement, j’apprécie beaucoup les films qui sollicite autant le coeur que l’intelligence. On est suspendu au destin de la jeune fille et la tension ne se relâche
qu’à la fin dans une détente bienheureuse. Enfin, on peut la laisser
et rentrer chez soi.

Nana de Zola

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Vignette les grandes héroïnesNée en 1852  dans une famille ouvrière,  Nana est la fille de Gervaise et de Coupeau dont l’histoire est narrée dans L’Assomoir. Mère du petit Louiset à l’âge de 16 ans, elle ne peut subvenir à leurs besoins et se prostitue pour gagner un peu plus d’argent. Elle habite un appartement où son amant l’a installée ; ce qui ne l’empêche pas d’être dans la gêne. Les premières pages la montrent interprète principale de la « Blonde Vénus » au Théâtre des variétés (Vénus, identifiée à Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté est aussi connue pour ses frasques sexuelles et son infidélité conjugale1.)

 

Un de ses amants au chapitre 7 lit la chronique de Fauchery, intitulée la Moucje d’Or et qui rend bien compte de la théorie naturaliste, c’ « était l’histoire d’une fille, née de quatre ou cinq générations d’ivrognes, le sang gâté par une longue hérédité de misère et de boisson, qui se transformait chez elle en un détraquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien; et, grande, belle, de chair superbe ainsi qu’une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu’on laissait fermenter dans le peuple remontait et pourissait l’aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. »

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Si elle ne brille pas par son talent, sa sensualité affole tous les hommes : « Peu à peu, Nana avait pris possession du public, et maintenant chaque homme la subissait. Le rut qui montait d’elle, ainsi que d’une bête en folie, s’était épandu toujours davantage, emplissant la salle. À cette heure, ses moindres mouvements soufflaient le désir, elle retournait la chair d’un geste de son petit doigt. » . La sexualité et le vice sont la marque de ce XIXe siècle à travers le personnage de la courtisane et de la maîtresse, qui symbolise la puissance érotique, femme excitante, à la fois soumise et menaçante, en marge de la société bourgeoise et victime d’un ordre social qui la maintient dans la dépendance de ses bienfaiteurs. La société judéo-chrétienne condamne la sexualité et ses plaisirs en dehors de la procréation, la fille de joie devient l’exutoire de désirs refoulés que la société capitaliste inscrit dans des rapports marchands.

            Elle est à la fois dévoratrice et fatale, parce qu’elle fait appel à l’interdit, aux désirs d’autant plus puissants qu’ils sont refoulés, entachés de culpabilité et d’une jouissance décuplée par un certain parfum d’aventure. Elle est tolérée car elle permet la pérennité d’un certain ordre moral dans lequel les femmes doivent arriver vierges et pures au mariage, pour ensuite se dévouer à la maternité. Elle représente ce qui est interdit à toutes les autres, soumise à la sexualité des hommes (personne ne lui demande vraiment ce qu’elle aime, elle).

            Mais selon Christian Mbarga, dans son étude passionnante sur les personnages de femmes des Rougon-Macquart, elle est aussi « la personnification et l’allégorie du mal qui ronge une époque toute entière : la quête effrénée des richesses et du plaisir en engloutissant tout sur son passage ».

A lire et à relire donc…

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1 Emile Zola : les femmes de pouvoir dans les Rougon-Macquart par Christian MBarga

Thérèse Desqueyroux Miller/Mauriac

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Vignette les grandes héroïnesLe dernier film de Claude Miller est l’occasion de redécouvrir le roman de François Mauriac et cette bouleversante héroïne qu’est Thérèse Desqueyroux magnifiquement interprétée par Audrey Tautou. Le réalisateur a su filmer la solitude intérieure de cette femme enfermée à la fois dans son milieu, la bourgeoisie provinciale, son ignorance et tourmentée par des aspirations que son éducation, ou plutôt son manque d’éducation, ne lui permettent pas de satisfaire. Elle ne trouvera pas d’autre moyen que de tenter d’empoisonner son époux…

Au début du livre, Thérèse ressort libre du palais de justice alors qu’elle est coupable. Tout a été fait pour étouffer le scandale et préserver la réputation des Desqueyroux. Elle tente de comprendre les raisons de son acte, ou plutôt ce qui a causé ce geste qu’elle n’a ni véritablement voulu, ni pensé. Thérèse se méfie de ses propres pensées, elle est « compliquée » et pense que le mariage va l’aider à remettre de l’ordre dans ses idées, à devenir « raisonnable ». Passionnée et entière, elle étouffe dans un mariage sans amour, si différente de son mari par les aspirations et la sensibilité. Mais comment se révolter ? Comment soulever cette chape de plomb qui la cloue à terre, comment se libérer des liens qui l’entravent ? Elle ne cherche pas d’excuse ni qu’on la plaigne, d’où cette impression de froideur et d’indifférence,  mais tente de dire et de comprendre qui elle est.

La réponse de son mari et de la famille est sans appel, justice sera rendue à l’intérieur de la famille, en huis-clos, par des gens qui furent des proches, et apparaît aussi monstrueuse que l’acte qu’elle a commis. Qui véritablement est la victime ?

Dans le film, à Bernard qui l’interroge sur les raisons véritables de son acte, elle répond : « Pour lire dans vos yeux un trouble, une interrogation ». Mais son mari, confit dans ses certitudes ne peut le comprendre.

J’ai lu sur Wikipédia, que cette histoire a été tirée d’une histoire vraie, celle d’Henriette Canaby qui fut accusée en 1905 d’avoir voulu empoisonner son mari Émile Canaby, courtier en vins bordelais alors endetté. Mauriac assista à son procès le 25 mai 1906. Elle fut acquittée grâce au témoignage de son mari qui voulait sauver les apparences.

La voix de Kyoko – Murakami Ryu

Kyoko

Vignette les grandes héroïnesKyoko est née des mains de son créateur, Ryû Murakami, écrivain à la réputation sulfureuse, qui utilise dans ses romans le sexe, le sadomasochisme, la drogue, la guerre comme « moyens d’éclater la conscience de soi ». Mais ici, dans ce livre, il abandonne ce procédé pour se laisser prendre à la beauté, la grâce et la force de son héroïne.

Kyoko, jeune fille élevée près d’une base militaire, décide d’aller à New-York pour retrouver le jeune GI qui lui a appris à danser. Elle va revoir son héros dans des circonstances tragiques mais l’accompagnera avec courage vers sa destination finale. « Elle passe, comme une brise légère, au milieu de réfugiés, d’exilés, de malades du sida et d’homosexuels ».

Une narration éclatéepermet de suivre son périple. Sept narrateurs différents racontent le moment ou les circonstances où ils l’ont rencontrée et livrent ainsi, chacun à sa manière, un aspect de sa personnalité.

Elle permet aussi de battre en brèche un certain nombre de préjugés sur les Japonais, le plus courant et le plus tenace, selon lequel on ne peut jamais savoir ce que les Japonais pensent en les regardant. Ce n’est pas le cas de Kyoko en tout cas, qui est particulièrement expressive : son visage exprime la joie , la tristesse de manière si intense que ceux qui la regardent en sont particulièrement touchés. La voir triste « c’était comme si la fin du monde était arrivée ». Elle possède une telle présence, qu’elle en devient presque « éthique », comme si la force et la pureté de son âme forçaient le respect et empêchaient qu’on lui fît du mal.

Mais l’essence de l’expressivité de Kyoko réside en fait dans la présence d’une ombre derrière son sourire. Elle a appris « que pleurer ne change rien », que « personne n’est plus fort que le chagrin et la solitude ». Et ce savoir, au lieu de l’amoindrir, de l’affaiblir, lui donne une certaine force. Son regard a un « éclat perçant ».

Elle est capable de se contrôler, même quand elle est au bord du désespoir, ou complètement désemparée. Et cette force peut-être appelle la compassion. Sa volonté est inébranlable et elle juge selon ses propres critères pour élaborer des choix très personnels ; elle n’est pas du genre à suivre le plus grand nombre. « c’était quelque chose de grand qui la poussait en avant, la faisait réfléchir, agir ». Mais la nature en ce qui concerne les femmes n’est jamais loin, car Kyoko, selon un des témoins « sentait, pensait et agissait en suivant un courant puissant et naturel. » Mais ce concept qui tout au long de l’histoire a servi à assujettir la femme à des déterminismes surtout culturels subit ici une légère modification, une sorte d’indétermination dans le contenu qui laisse toute liberté à l’héroïne.

Tout en elle est subtile et fragile : elle possède une « voix de canari dans un sac de soie », de longues jambes fines, des lèvres délicates et bien dessinées et des traits réguliers.

Mais l’auteur abandonne là les clichés de la féminité : Kyoko ne déteste pas boire un coup à l’occasion et a passé quelque temps à conduire des camions au Japon. Elle est une femme moderne qui, si elle n’a pas abandonné l’arme de la douceur, a conquis aussi des qualités viriles.

Mais surtout, elle danse merveilleusement le cha-cha-cha, le mambo et la rumba colombienne. Elle représente merveilleusement une  femme japonaise moderne, creuset où se mélangent la sensualité des danses latines occidentales, et le raffinement de la culture japonaise.

On sent l’auteur terriblement amoureux de son héroïne, et son écriture sous le joug de ce sourire mystérieux et puissant… L’écrivain est  captif d’un personnage qui lui échappe toujours, qui ne s’enferme pas dans le roman et qui une fois le livre refermé, continue à danser inlassablement dans notre mémoire…

« Kyoko est une fable sur l’espoir et la renaissance.

J’espère que tous les gens qui vivent une situation difficile et désespérante et refusent de s’y laisser enfermer, continuant à chercher un moyen de s’en libérer, seront touchés par cette oeuvre, et y puiseront du courage. »

Ryû Murakami , 4 octobre 1995, L.A.