Archives pour la catégorie Femmes britanniques

Jeanette Winterson- Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?

pourquoi être heureux quand on peut être normal

Jeanette Winterson – Pourquoi être heureux quand on peut être normal –traduit de l’anglais par Céline Leroy – Editions de l’Olivier

Parler d'homosexualitéCe pourrait être un conte de la folie ordinaire, dans lequel règne une terrible ogresse qui n’aime pas la vie, celle-ci aurait pour nom Mrs Winterson, et au lieu de dévorer les enfants, elle en adopterait un qu’elle prénommerait Jeanette. Pas facile de vivre avec une ogresse, surtout lorsqu’elle est pentecôtiste, qu’elle a banni tous les livres (ou presque) de la maison, et que, pour vous punir, elle vous laisse la nuit entière dehors tout en attendant l’Apocalypse.

Une ogresse qui essaie de conformer son énorme masse à la normalité, et qui devant l’homosexualité de sa fille lui demande « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? »

Ne pas être vraiment la fille, ne pas pouvoir revendiquer le lieu où on habite, dont on n’a pas la clef, toujours à attendre sur le seuil. Comment ne pas se dissocier, comment ne pas se couper de soi-même ?

Heureusement pour la petite Jeanette, « Les histoires sont là pour compenser face à un monde déloyal, injuste, incompréhensible, hors de contrôle. » et très vite elle a l’amour des mots, se sert des livres comme refuge. Elle y trouve la vie qui lui manque : « Un livre est un tapis volant qui vous emporte loin. Un livre est une porte. Vous l’ouvrez. Vous en passez le seuil. En revenez-vous ? »

Les livres sont devenus son foyer, car elle les ouvre « comme une porte », et pénètre dans un espace et un lieu différent dont cette fois elle a la clef, et dont personne ne peut la chasser.

Mais cette enfance dévastatrice a laissé ses marques, ses cicatrices, toujours prêtes à se rouvrir, et Jeanette Winterson souffre d’une forme atténuée de psychose, elle entend des voix :

« J’abritais en moi une autre personne – une part de moi – ou ce que vous voudrez – à ce point dévastée qu’elle était prête à me condamner à mort pour trouver la paix. »

Alors c’est une autre lutte qu’il faut encore entreprendre, contre la dépression, la folie, le suicide.

Jeanette survit, écrit, aime. Elle fait d’elle une fiction pour pouvoir vivre. Elle se raconte dans un lieu dont la trame serrée puisse la tenir en vie. Elle nous éblouit, nous transporte, nous chavire d’émotions.

Ce livre aura été pour moi un véritable coup de cœur.

 Il a obtenu le prix Marie-Claire 2012

le mois anglais

Mois anglais que le blog « Plaisirs à cultiver » Titine  » organise avec Cryssilda et Lou pour la 4ème année consécutive et auquel je participe avec plusieurs livres cette année.

Paroles de femmes : Jeanette Winterson

Photo éditeur

« Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’il existe deux types d’écriture ; celle que l’on écrit et celle qui nous écrit. Celle qui nous écrit est dangereuse. Nous allons là où nous ne voulons pas aller. Nous regardons où nous ne voulons pas regarder. »P68

« Quand j’ai connu le succès, plus tard, et qu’on m’accusait d’arrogance, j’aurais voulu traîner à Accrington tous ces journalistes qui n’y comprenaient rien, et leur montrer que pour une femme, une femme de la classe ouvrière, vouloir être écrivain, un bon écrivain, et croire que l’on avait assez de talent pour cela, ce n’était pas de l’arrogance ; c’était de la politique. »

in « Pourquoi être heureux quand on peut être normal »Points/Editions de l’Olivier

 Jeanette Winterson est née à Manchester en 1959. Icône féministe, elle est l’auteur de nombreux romans irrévérencieux, dont « Les oranges ne sont pas les seuls fruits « 

 

Disparition de Ruth Rendell

 

Photo wikipédia

J’ai appris complètement par hasard, la disparition de Ruth Rendell, le samedi 2 mai 2015, à l’âge de 85 ans. Auteure de plus de 60 polars et romans psychologiques, elle était considérée comme l’héritière d’Agatha Christie.

Ses romans noirs étaient prétexte à l’exploration des maux de la société britannique et à l’analyse des raisons psychologiques et sociales qui peuvent mener au crime par le biais de la narration.

Son dernier roman, « Une vie si convenable », est sorti en français fin janvier.

une vie si convenable

 

Le manoir de Tyneford – Natasha Solomons

manoir de tyneford

Natasha Solomons Le manoir de Tyneford – Le livre de poche n°33310– Calmann-Lévy 2012

Vignette Les raconteuses d'histoireNatasha Solomons puise encore une fois dans l’histoire familiale pour raconter cette histoire. Le motif est le même que celui de « Jack Rosemblum rêve en anglais ». Le nazisme se répand dans l’Europe des années 30, et la persécution des juifs a commencé. 1938. L’Anschluss. Hitler annexe l’Autriche et ceux qui le peuvent fuient à l’étranger, la guerre n’est pas encore déclarée en 1938 malgré les provocations d’Hitler. Mais pour les candidats, c’est un véritable parcours du combattant, pots de vin, attente interminable, vexations de toutes sortes sont le lot de ceux qui sont à la merci de ce pouvoir corrompu qui ne dit pas encore tout à fait son nom.

La famille d’Elise Landau parvient à faire engager leur fille Elise Landau comme domestique en Angleterre, seul moyen d’obtenir l’autorisation de sortir d’Autriche.

Cette jeune fille oisive et vivant dans une certaine aisance se voit contrainte désormais de servir à table, de se lever à l’aube, et de dormir dans une chambre non chauffée à Tyneford, une grande propriété du Dorset.

Elle vit toute la douleur du déclassement, de l’exil , du racisme (l’antisémitisme sévit partout) et l’inquiétude sur le sort de ses parents qui sont restés en Autriche et attendent un visa pour l’Amérique qui visiblement ne vient pas.

De belles images rythment le récit, la beauté sauvage des paysages, le chant de la mer, et le charme autant que la rudesse des hommes pour cette jeune fille qui sans le savoir attend l’amour…

 Un roman qui se lit très agréablement, très distrayant et très bien écrit. Une bonne histoire.. J’ai préféré toutefois « Jack Rosemblum rêve en anglais, beaucoup plus profond.

 

L’excellence de nos aînés Ivy Compton-Burnett (1884-1969)

compton burnett

Deux familles, les Done et les Calderon, se rapprochent à l’occasion de la maladie d’un de ses membres, la tante Sukey. Sollicitude ou vil calcul ? La vieille tante à héritage devient l’objet de toutes les attentions. L’argent et la convoitise attisent les tensions et les masques bientôt tombent. Personnages amoraux, plutôt qu’immoraux, rien ne les retient, et ils semblent incapables de la moindre empathie. La compassion suppose que l’on puisse « pâtir avec », partager la souffrance. Tous les moyens sont bons pour parvenir à leur fin. Sournois et retors, ils arborent tous l’hypocrisie de façade dans la bonne société anglaise. Il s’agit juste de sauver les apparences quitte à sacrifier le plus fragile d’entre eux. L’auteure excelle à disséquer les faux-semblants avec une implacable cruauté.

La narration se construit et progresse à travers les dialogues essentiellement, qui est le style très personnel de cet auteur.

Nathalie Sarraute avait su voir la modernité stylistique et tout ce qu’on pouvait en tirer.

Ce n’est pas inintéressant bien sûr, et ce roman est pétri de malice et d’ironie. Mais l’impression d’ensemble est le sentiment d’un incroyable et incessant bavardage. Il m’est arrivé pendant la lecture d’avoir vraiment envie de les faire taire, de leur clouer le bec en quelque sorte.

Ecoutons-les :

« Oh, il arrive à chacun d’entre nous de se regarder, fit Anna. Je n’aurais pas cru que tante Jessica fasse exception à la règle.- Ce n’est pas tant qu’elle se regarde, c’est plutôt qu’elle regarde en elle-même, dit Thomas. Le visage de sa femme s’assombrit.

– Alors c’est de l’introspection, décréta Anna.

– Ne vous y livrez jamais ma chère, dit Jessica. C’est égoïste, inutile, et on en prend vite l’habitude . D’ailleurs qu’y a-t-il d’important en soi ?

– Rien qui gagnerait à être exposé aux yeux de tous, répondit Esmond.

– On ne connaît bien que soi-même, dit son père. Alors nous te croyons sur parole.

– En ce cas, à quoi bon penser à qui que ce soit ? dit Anna. Si personne n’a d’importance, pourquoi ne pas oublier toute l’humanité ? C’est en nous que toutes nos pensées, nos émotions se produisent. »

L’histoire d’une vie : Ivy Compton-Burnett

Ivy Compton Burnett

Ivy Compton-Burnett

Romancière anglaise née en 1884 dans le Middlesex et morte à Londres en 1969.

D’un milieu aisé, elle est fille de médecin, elle a fait des études à Londres. On sait peu de choses sur sa vie. Elle a vécu un certain nombre de drames familiaux, notamment la perte de deux de ses frères et de deux de ses sœurs qui se sont suicidées ensemble Elle a beaucoup souffert de la guerre et a sombré dans une profonde dépression dont elle n’a émergé qu’au début des années 20. Son premier livre a été édité en 1925 (Wikipedia parle de 1911) alors qu’elle écrivait déjà depuis plusieurs années. Elle a publié ensuite de nombreux romans, principalement entre 1935 et 1947.

Elle a vécu avec sa compagne, la journaliste Margaret Jourdain, près d’une trentaine d’année à Londres :  ce qui n’était pas vraiment admis à l’époque par la bonne société.

 La narration est constituée principalement par les dialogues dont elle a fait un procédé narratif assez efficace. Rien cependant n’est jamais dit directement ou avoué, seuls règnent les non-dits et les sous-entendus. Et Nathalie Sarraute trouvait ce travail sur la langue véritablement moderne. Les personnages de ses romans qui ne connaissent « ni remords, ni rédemption » selon le critique anglais P. Hawsford Johnson sont dans des rapports d’une rare férocité, de domination, de pouvoir et de ruse. « Elle dissèque inlassablement de livre en livre les menus drames et les tragédies insondables du huis-clos familial, univers concentrationnaire où la haine et la volonté de puissance sont les principaux ressorts des intrigues. » [1]Ils manipulent et mentent afin de parvenir à leurs fins dans le huit clos policé et élégant des grandes familles londoniennes. Ses romans sont souvent qualifiés d’amoraux.

 1925 : Pasteurs et maîtrs

1929 : Frères et sœurs

1931 : Des hommes et des femmes

1935 : Une famille et son chef

1937 : Les Ponsoby

1939 : Une famille et une fortune

1944 : Les Vertueux Aînés ou l’Excellence de nos aînés.

1947 : Le Valet la Femme de chambre

1957 : Un père et son destin

1960 : Un Dieu et ses dons

Source : Dictionnaire des femmes célèbres Lucienne Mazenod et Ghislaine Schoeller et Wikipédia

[1] Présentation France culture

http://www.franceculture.fr/emission-ivy-compton-burnett-1884-1969-2006-01-15.html

Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates Mary Ann Shaffer et Annie Barrows

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Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates de Mary Ann Shaffer & Annie Barrows

The Guernsey Literary and Potato Peel Pie Society 2008

NiL editions, 2009 1O/18 domaine étranger

Mary Ann Shaffer est née en 1938 en Virginie occidentale. C’est lors d’un séjour à Londres en 1976 qu’elle s’intéresse à cette île où elle se rend peu après. Elle co-écrit avec sa nièce Annie Barrows qui est elle-même auteure de livres pour enfants. Mary Ann Shaffer meurt peu avant la publication de son livre en 2OO8.

Le titre ne rend pas bien compte de l’importance de la nourriture dans ce livre, puisqu’il omet de signaler qu’il s’agit de tourtes aux épluchures de patates. En effet, les membres de ce club de lecture n’utilisent les épluchures que pour donner un peu de craquant à cette tourte fourrée aux pommes de terre. C’est une grande négligence de la part des éditeurs à mon avis.

Les livres dans cette histoire sont l’occasion de rencontres, et d’anecdotes toutes plus savoureuses les unes que les autres. Ils font partie de la vie, permettent de mettre des mots sur des émotions et de partager avec d’autres des idées sur la vie, des convictions et des valeurs autant qu’ils permettent d’oublier  la cruauté de la guerre. Les membres de cet étrange cercle, né une nuit dans des circonstances particulières que je ne vous révèlerai pas ici, habitent tous l’île de Guernesey occupée par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. C’est par un échange de lettres que Juliet, écrivain connue pendant la guerre grâce à ses éditoriaux dans un journal anglais, va nouer des relations amicales avec ce cercle et décider d’un voyage sur l’île qui risque fort de changer sa vie. En effet, la guerre est terminée et Juliet cherche un sujet pour écrire un livre. L’Europe émerge encore d’un tas de décombres fumantes, et les prisonniers des camps commencent à rentrer chez eux. Tout est à reconstruire, la folie nazie a laissé l’Europe exsangue, et les jeunes gens n’ont connu que la peur, la faim ou l’horreur. Si pour les victimes des camps certaines plaies sont impossibles à panser, pour d’autres l’espoir naît à nouveau et l’envie d’aimer.

On quitte ce livre comme on quitte un ami avec un peu de vague à l’âme mais avec bonheur aussi. Il renoue avec talent avec le genre épistolaire, on se surprend à regretter la lenteur du courrier, les attentes et les espoirs qu’une lettre peut susciter, face à la rapidité et la brièveté des e-mails. Ce livre est un bonheur de lecture, un moment heureux, où l’on partage avec ces gens du commun une même dignité, la reconnaissance de sa propre existence et de sa valeur. Les héros ici sont ordinaires, et les actes de bravoure quotidiens. Il est dommage que l’auteur qui a porté et mûri ce projet pendant toute une vie n’ait pu assister au succès de son livre…

Un coup de cœur donc…

La femme de hasard – Jonathan Coe

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Jonathan Coe – La femme de hasard ( 1987), folio, Gallimard, 2007 pour la traduction française

 Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineImaginez une vie où tout serait soumis au hasard ! Il n’y aurait plus de place pour l ‘élection ou la prédilection : vous choisiriez vos vêtements, votre nourriture ou vos amis au hasard qui les mettrait sur votre route. Et c’est lui également qui déciderait de votre destin.

Vous en remettriez totalement à lui et vous n’auriez plus besoin de choisir : un ami en vaudrait un autre, les amours seraient interchangeables (d’ailleurs y aurait-il encore de l’amour ? ) dans une sorte de déterminisme aveugle et total. « L’apologie du détachement, serine un des personnages, vis ta vie comme elle est censée être vécue. A moitié endormi, de préférence. »

Mais peut-être avec un peu de chance auriez-vous rencontré l’homme ou la femme de votre vie mais peut-être pas. Vous baigneriez alors dans une bienheureuse indifférence … Bienheureuse ?

« Rien de grand ne s’est fait sans passion » assurait Hegel. Et s’il est vrai que la passion peut faire souffrir, l’ennui, lui, peut vous tuer. A ne rien espérer, vous ne serez pas déçus, c’est sûr, mais vous n’avez aucune chance d’être comblé. Prévert disait que l’espoir est « une sale petite maladie » qui conduit à l’inaction mais elle permet au moins d’accueillir ce qui répond à nos attentes avec bonheur. Le gai désespoir que prônait Marguerite Duras n’est pas à la portée de tout le monde et peut-être ne lui a-t-il pas si bien réussi…

Jonathan Coe nous raconte ici l’histoire de Maria, jeune fille qui rêve d’une vie tranquille et sans histoires, à la manière de son chat Sefton car « Sefton lui semblait avoir tout compris à la vie, sur tous les plans. Les buts de son existence étaient peu nombreux, et tous admirables : se nourrir, rester propre, et par-dessus tout dormir. Maria se disait parfois qu’elle aussi pourrait être heureuse, si seulement on pouvait lui permettre de se restreindre à ces trois sphères d’activité. » Maria se rêve à l’abri des désordres de la passion car elle est hostile « à l’idée d’être contente ou exaltée sans raison. »

Elle va être, dés lors, le jouet des événements, ballottée au gré des rencontres, indifférente à la vie et aux autres. Jusqu’au jour où ce bel équilibre est menacé par l’amour et un homme…

Jonathan Coe interpelle le lecteur, le prend à partie joue avec lui, appuie parfois où ça fait mal.

Au fond qui n’a jamais vécu ces sombres périodes d’ennui, si profondes qu’à peine un fil vous rattache à la vie ? Qui n’a jamais goûté au soleil noir de la mélancolie, qui ne s’est jamais perdu au cœur de ce spleen si cher à Baudelaire  ?

Cela a pu durer une heure, un jour, un mois, plus longtemps peut-être. Le talent de Jonathan Coe est d’en faire le fond d’un caractère et d’une vie.

Car, existe-t-il des vies où il ne se passe rien, où l’on va inexorablement de désillusion en désillusion ? Oui, répond en filigrane Jonathan Coe, il y a des gens véritablement seuls et désespérés dont la vie est une longue suite de jours : « Plus que cinquante ans à tirer » pense Maria.

Vous pouvez toujours attendre, personne ne viendra, vous pouvez toujours crier, personne ne vous entendra.

Vous n’aurez pas d’autre vie, pas d’autre chance. A bien y réfléchir, vous ne risquez pas grand-chose avant de mourir : le seul risque que vous prenez est de vivre, tout simplement, de vous déchirer sur quelques épines, de mourir de désespoir (pas plus d’une heure !), de vous abîmer dans quelques grands bonheurs, de suffoquer de joie ou de bonheur une fois par décennie. Tout bien considéré, ce n’est pas si terrible.

Vous dire que j’aime l’écriture de Jonathan Coe serait presque un euphémisme. Son écriture a une « plasticité » qui lui permet d’habiter totalement un personnage d’homme ou de femme, une capacité d’empathie, une ironie mordante mais jamais méchante… Je lirai tous ces livres, livres en bois, livres en fer, ou alors je vais en enfer…

La première œuvre de Jonatahn Coe, il devait avoir une vingtaine d’années…

Arlington Park – Les charmes de la vie domestique…

Arlington-park

A l’occasion de la sortie du film « La vie domestique » inspiré du roman de Rachel Cusk, j’ai ressorti de mes cartons cet article publié sur Litterama.fr il y a quelques années de cela.

Rachel Cusk s’est imposée sur la scène littéraire internationale avec  ce premier roman traduit en Français, « Arlington Park » comme la digne héritière de Virginia Woolf, ce qu’ elle assume pleinement, reconnaissant qu’elle  est une de ses  auteurs fétiches .

Les personnages de son livre sont des personnages essentiellement féminins et blancs de la classe moyenne anglaise. Certaines de ces femmes travaillent mais assument également l’essentiel des tâches domestiques. Les maris sont beaucoup plus impliqués dans leur vie professionnelle, ont un plan de carrière et rentrent tard le soir.

Même si ces femmes ont fait des études -parfois brillantes- le mariage, et la maternité entraînent pour elles une sorte de subtil déclassement. Leur métier, choisi la plupart du temps, pour concilier vie professionnelle et  vie de famille, ne peut les valoriser socialement. On assiste à une subtile dépossession de soi  chez ces femmes qui pour ne pas être tout à fait des femmes au foyer, n’en étouffent pas moins dans  un quotidien étriqué et morne qui  n’est transcendé par aucune passion, aucun but et aucun dépassement de soi. Ces femmes ont sacrifié l’idéal de leur jeunesse, trahi leurs aspirations profondes sur l’autel d’une vie bourgeoise.

Ce basculement se produit au moment de la maternité. Les rôles se répartissent à nouveau selon les codes de la société patriarcale. Elles aiment sincèrement leurs enfants mais la maternité devient un terrible enfermement pour ces femmes intelligentes et éduquées, les femmes enceintes semblent « pleine d’air », alors que les  hommes paraissent « se durcir en une masculinité mince et verticale. »

Les actions des personnages se déroulent sur une seule journée, ce qui conduit l’auteure à un souci extrême  du détail et aussi des mouvements intérieurs des personnages. C’est aussi pour cette raison qu’on la compare à Virginia Woolf.

Elle avoue avoir emprunté la construction du récit à Mrs Dalloway, dans une interview  accordée à un journaliste d’Evène :

“Je voulais être capable d’utiliser cette structure, qui requiert une bonne dose de connaissance émotionnelle des femmes, tout en laissant aux personnages leur subjectivité. C’est dans cette relation aux personnages que je voulais me placer.”

Toutefois, nulle empathie pour ces femmes, sinon parfois de l’agacement car on se  dit  qu’elles l’ont bien cherché ou qu’ici, dans ce monde occidental,post-féministe,  elles auraient  pu faire  autrement.

Grossière erreur, répondrait certainement Rachel Cusk, qui s’étonne de la quasi indifférence à l’égard du féminisme, qui selon elle est le seul combat qui vaille aujourd’hui. Les destinées individuelles  sont vaines si elles ne sont pas relayées par un combat collectif.

« En fait […], chacun avait ses peurs, non ? C’était ça qui rendait les gens si intéressants. Tout le monde avait des choses particulières qui les touchaient, qui les faisaient voir rouge. »

J’ai trouvé ce livre véritablement passionnant, l’écriture parfois très belle, le style  personnel  et fluide. Et l’auteure analyse bien le post-féminisme, la période de régression sociale pour  beaucoup de jeunes femmes lorsqu’elles se mettent en couple et deviennent mères.

“ Elle se demanda si les livres qu’elle aimait la consolaient précisément parce qu’ils étaient les manifestations de son propre isolement. Ils étaient pareils à de petites lumières sur une étendue déserte, une lande : de loin ils semblaient serrés les uns contre les autres, innombrables, mais de près on voyait que des kilomètres et des  kilomètres d’obscurité les séparaient. »

Les mères de Samantha Hayes

les mères de samantha hayes

Les mères de Samantha Hayes – 2013 Le Cherche-midi 2013 pour la traduction française, traduit de l’anglais par Florianne Vidal Collection Thrillers

Vignette Les femmes mènent lenquèteRien de mieux qu’un bon polar pour commencer l’été ! Et celui-là est un des meilleurs que j’ai lus ces derniers temps !

Les mères : cruelles, aimantes, passionnées ou attentives, indifférentes ou maltraitantes sont les véritables héroïnes de ce roman psychologique particulièrement retors et efficace.

Attention, derrière le mythe de la mère aimante et dévouée se cache une réalité bien différente. On ne naît pas mère, on le devient, pourrait être l’avertissement donné par ce roman noir. Les inspecteurs Lorraine Fisher et Adam Scott le savent bien, habitués aux méandres de l’âme humaine. Unis pour le meilleur et pour le pire, enquêtent sur un meurtre particulièrement sordide : une femme sur le point d’accoucher a été sauvagement assassinée, et son bébé n’a pas survécu à une césarienne particulièrement macabre.

Vous habitez Birmingham ? Votre ventre s’arrondit déjà ? Fermez bien votre porte et vos fenêtres et ne vous fiez à personne car les apparences sont trompeuses. Qui peut être l’auteur de meurtres aussi barbares ? Votre voisin de palier ? le plombier qui vient réparer une fuite alors que vous n’avez appelé personne ? Ce collègue à l’apparente bonhommie ? vous n’en saurez rien car le mystère sera savamment entretenu. Samantha Hayes ferre le lecteur avec un art consommé de l’intrigue. Elle s’amuse à semer des fausses pistes jusqu’au dénouement qui opère un retournement assez inattendu.

Claudia, enceinte, rayonne. Enfin, elle va être mère. Belle-mère de deux intrépides jumeaux, elle attend impatiemment la petite fille qui sera bien à elle. Son mari, James, officier à bord d’un sous-marin, par pour de trop longues missions. Ils décident alors de recruter une nounou qui pourra aider Claudia quand le bébé sera là. Zoé semble être la perle rare mais son comportement est parfois bien étrange…

« Lorraine trouvait que le temps passait trop vite. Ces jeunes femmes n’en étaient qu’au début. Elles avaient devant elles des nuits et des nuits sans sommeil, de couches-culottes par milliers, sans parler de cette culpabilité, cette impression de ne pas être à la hauteur. »

« Je connais ce regard : c’est celui d’une femme vide, obsédée par le désir, le besoin de donner la vie. Le regard d’une mère frustrée. »

« Je lève les yeux et j’imagine son jeune corps gonflé d’une nouvelle vie – une vie engendrée par la haine et la peur. Elle ne sera jamais capable d’aimer son bébé. Elle ne s’aime déjà pas elle-même. »

J’ai beaucoup aimé ce thriller particulièrement bien construit qui aborde le thème de la maternité sous tous ses aspects. Etre ou ne pas l’être, telle sera la question. La frustration pour celles qui n’y parviennent pas provoque de dangereux déséquilibres. N’est pas mère qui veut mais n’est pas mère non plus qui peut…

Les enquêteurs échappent aux modèles du genre : en pleine crise de couple, leur vie privée empiète souvent sur leur vie professionnelle, au détriment de quelques indices qu’ils laisseront malheureusement échapper. Je n’ai jamais lu Gillian Flynn, ni Mo Hayder, mais Samantha Hayes me semble très bien se débrouiller toute seule car j’ai eu beaucoup de mal à lâcher ce roman !

Je remercie les éditions du cherche-midi pour l’envoi de ce roman.

Jean Rhys – La prisonnière des sargasses

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Jean Rhys – La prisonnière des sargasses, L’imaginaire Gallimard, 1971 pour la traduction française. Traduit de l’anglais par Yvonne Davet.

La prisonnière des Sargasses est la préquelle de Jane Eyre (Charlotte Brontë – 1847). Il faut rappeler que l’héroïne, Jane Eyre devient éperdument amoureuse de Mr Rochester mais qu’elle apprend le jour de son mariage que celui-ci est déjà marié à une femme à laquelle il s’est uni sous l’influence de son père et son frère. Pis, la jeune femme s’avère de santé fragile et devient folle. Elle est toujours vivante et vit cachée dans le troisième étage de Thornfield-Hall sous la garde de Grace Poole. Sous le choc Jane s’enfuit mais revient quelque temps après et découvre que cette femme qui faisait obstacle à son bonheur est morte en se jetant du toit, une nuit où elle a tenté d’incendier la demeure.

  On remonte donc le cours du temps pour suivre l’histoire d’Antoinette Cosway, dont le personnage est essentiellement vu de manière négative dans Jane Eyre. Rochester semble alors la victime de cette femme malsaine et diabolique.

Mais est-ce si simple que cela ? Pourquoi Antoinette Cosway est-elle devenue folle ? Quels événements ont marqué sa vie ? Ou quelle hérédité a donc pesé sur elle pour la conduire à de telles extrémités ?

Deux voix alternent dans le roman, celle d’Antoinette et de Rochester. Mais tout d’abord Annette raconte son enfance au domaine Coulibri, à la Jamaïque, entre une mère indifférente et froide qui la laisse grandir dans une sorte d’abandon et Joséphine, sa nourrice, fidèle mais impuissante à soulager véritablement la fillette, incapable de l’éduquer véritablement et de former son jeune esprit et sa sensibilité.

Son destin bascule lorsque les anciens esclaves décident de mettre le feu au domaine. Elle est envoyée au couvent et n’en sort que pour épouser Rochester… Antoinette apprend à ignorer une réalité qui pourrait la blesser : « Ne rien dire et alors peut-être que ça ne serait pas vrai. »

Rochester est un jeune homme froid, impassible et arrogant face à une jeune femme assoiffée d’amour.

  Jean Rhys signe là un très beau roman. Elle réhabilite Antoinette Challenge-Genevieve-Brisac-2013Cosway en montrant sa fragilité et sa beauté. C’est un roman émouvant et éprouvant à la fois car il est sombre et violent. Il est la chronique d’un désastre annoncé puisque nous connaissons déjà le destin funeste de l’héroïne. Elle montre l’implacable réalité d’une société patriarcale où les femmes sont rarement aimées pour elles-mêmes et analyse les ravages qu’elle peut produire sur des personnalités un peu fragiles. Un coup de maître et un récit bouleversant.

 

Challenge « Lire avec Geneviève Brisac »

Les grands mères/ Perfect mothers – Doris Lessing

doris lessing les grands mèresDoris Lessing – Les grand-mères traduit de l’anglais par Isabelle D.Philippe , Doris Lessing, 2003 -Flammarion 2005

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Dans ce court récit qui est plus une nouvelle qu’un véritable roman, Doris Lessing orchestre de main de maître les relations d’un quatuor amoureux.

Lil et Roz, grands- mères de deux petites filles adorables, habitent depuis toujours l’une en face de l’autre dans un décor paradisiaque de mer et de soleil. Leurs deux fils sont si charmants, si beaux, et si aimables qu’ils attirent immédiatement la sympathie. Les belles-filles vives et brunes ne manquent pas de charme. Mais un jour, l’une d’elle Mary découvre les lettres d’amour écrites par Tom, son mari, à Roz, l’amie de sa mère, qui est aussi l’une des grands-mères.

Cette nouvelle a été adaptée au cinéma par Anne Fontaine sous le titre « Perfect mothers » et j’ai découvert le film avant de lire la nouvelle.  Ces deux oeuvres sont des chef-d’œuvres d’intelligence et de maîtrise artistique.

Cette histoire d’amour sulfureuse et non-conventionnelle est d’abord l’histoire d’une amitié fusionnelle entre Lil et Roz. Leurs histoires sont comme le prolongement de cette amitié, son déploiement. Elles s’imposent presque naturellement à elles en dépit des tabous qu’elles égratignent sans les briser vraiment. Et c’est là l’incroyable virtuosité de ce récit. Chacune de ces femmes a une relation amoureuse avec le fils de l’autre. Ce pourrait être n’importe quelle histoire entre une femme et un homme beaucoup plus jeune. Sauf que, présentes tout au long de la vie de leurs jeunes amants, elles ont été comme des secondes mères. C’est ce comme qui introduit dans le récit une faille, un creux, une sorte de malaise, encore plus perceptible dans le film sous la force des images. Forcément la question morale se pose : y a-t-il là de la part de ces mères une forme d’inceste ? Tout se joue sur le plan symbolique.

« Les femmes contemplaient ces deux jeunes héros, leurs fils, leurs amants, ces beaux jeunes gens aux corps luisants d’eau de mer et d’huile solaire, semblables à des lutteurs de l’Antiquité. »

Doris Lessing se joue du lecteur avec une parfaite maîtrise dans la construction de son récit. Vous allez être partagé car vous ne pourrez pas ignorer la question morale même si les personnages eux semblent complètement la dépasser. Ils ne sont pas criminels, après tout ils n’enfreignent aucune loi écrite par les hommes, mais semblent parfaitement a-moraux. Doris Lessing montre simplement que le sentiment amoureux, lorsqu’il est sincèrement vécu, ne tient compte d’aucune loi morale, qu’il a sa propre force et ses propres lois. Et c’est aussi pour cette raison qu’il peut être dangereux. Car la sincérité et la force d’un sentiment n’en fait pas forcément un sentiment avouable ou permis par la société. Le signe est peut-être ce huit-clos qui a parfois quelque chose d’étouffant.

Elles savent d’ailleurs ce que leur histoire a de choquant parce qu’elle la dissimule soigneusement aux yeux des autres. Elles tenteront d’ailleurs de résister à cette passion qui les habitent,  tout le récit balançant entre ses deux extrêmes.

Le paradis semble bien exister sur cette terre :

« Ceux qui ont des existences aussi plaisantes, insouciantes, exemptes de tout problème ne sont pas nombreux sur cette terre : sur ces rivages bénis, personne ne s’isolait pour pleurer sur ses péchés ou sur le manque d’argent, ni encore moins de nourriture. Quel beau monde, lisse et éclatant de soleil, de sport, de bonne chère ! »

Mais il n’est jamais loin de l’enfer

Radclyffe Hall – L’histoire d’une vie

Radcliffe-Hall

Radclyffe Hall, née Marguerite Radclyffe-Hall le 12 août 1880 à Bournemouth et morte le 7 octobre 1943, est une poétesse et romancière britannique, auteur de huit romans, dont le roman lesbien Le Puits de solitude.

Elle publia en 1928 son roman Le Puits de solitude qui provoqua le scandale. Traduit en français, il fut interdit en Grande Bretagne après une violente campagne de presse car jugé obscène bien qu’il ne contienne aucune description sexuelle et malgré le soutien de Virginia Woolf, Forster et Vita Sackville-West. Il connut le succès aux Etats-Unis où il fut publié de son vivant. C’est seulement après sa mort qu’il est publié en Grande-Bretagne. En 1924, 1925 et 1926, elle publie quatre romans : ‘The Unlit Lamp’, The forge’, ‘A Saturday Life’ et ‘Adam’s Breed’. Les critiques sont enthousiastes. 

Pour ‘Adam’s Breed’, Hall reçoit le Prix Femina Vie Heureuse et le James 

Tait Black Memorial Prize. Elle fut une figure controversée dans les milieux lesbiens, reproduisant les rôles masculins et féminins. Toujours vêtue avec recherche, Radcliffe Hall portait des vêtements masculins et se faisait appeler John. Elle se déclarait « invertie » selon les dogmes médicaux de l’époque.

 

Radclyffe Hall (born Marguerite Radclyffe-Hall on 12 August 1880 – 7 October 1943) was an English poet and author, best known for the lesbian classic The Well of Loneliness. 

In 1928, Hall published The Well of Loneliness, the novel for which she is best known.  Although it contained no explicit sex scenes it was judged by the British courts to be obscene. and there was a campaign by the press to get the book banned. All copies of the novel were destroyed. The United States allowed its publication after a long court battle.

 

More information here, Centre de documentation ROSA 

Invitation à la vie conjugale – Angela Huth

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 Angela Huth – Invitation à la vie conjugale – Gallimard (mars 2000) – Collection folio

A travers l’histoire de plusieurs couples, Angela Huth décline l’amour conjugal aux prises avec le quotidien.

             Frances Farthingoe est un tantinet superficielle, pense son mari passionné par les blaireaux, et qui préfère passer la nuit à les observer plutôt que de s’occuper de son épouse. Délaissée par son mari et sans réel projet, elle se morfond dans sa luxueuse demeure. Attachée à la vie mondaine, elle décide d’organiser une fête somptueuse dans son manoir d’Oxford et y convie ses amis les plus proches : Rachel et Thomas Arkwright, étrangers l’un à l’autre, Mary et Bill Lutchins, couple qui a su traverser les années sans dommage, Martin et Ursula Knox, heureux et amoureux, Ralph, célibataire endurci qui se consume pour un amour impossible, Rosie, la mère de Ralph, artiste peintre, femme libre, célibataire, et qui ne dédaigne pas les aventures.

« Balzac a posé une très bonne question : Un homme peut-il éternellement désirer sa femme ?
– Et qu’a t-il répondu ? ».

 Chaque couple de cette histoire répond à sa manière : il n’y a pas de recette universelle qui garderait contre l’usure du quotidien et la disparition du désir. Une multitude d’embûches, et d’épreuves de toutes sortes menacent l’équilibre des couples : tout d’abord le démon de l’habitude qui « dévore tout. » mais aussi l’aptitude de chacun à vivre les compromis sans renier sa personnalité. Regarder dans la même direction, élaborer des projets communs, savoir se créer et se recréer sans cesse, être intéressant pour soi et pour l’autre, autant d’exigences que seuls quelques élus pourront satisfaire. Nos amours nous ressemblent, ils sont diablement imparfaits, parfois un peu lâches, et souvent sans imagination. La vie est faite de répétitions, de rituels, d’une matérialité terne car nous sommes condamnés à gagner notre vie ou pour les plus oisifs à trouver  comment alimenter les journées.

« Dans le mariage, les marées changeantes sont plus saines que les eaux dormantes. Elle s’était donc résignée aux rencontres, séparations, rencontres, séparations, à cette invariable bascule. C’était sa façon de traiter le gouffre qui sépare toutes les âmes humaines. »

            Certains d’entre nous d’ailleurs n’essaient même plus, l’amour heureux est une véritable épreuve de marathon, mieux vaut se résigner à sa disparition en espérant qu’il jette ses derniers feux avec au moins un peu de panache. Rester seul, préserver sa liberté, vagabonder de corps en corps, est le choix de certains, mais la solitude est parfois terrible à supporter. Pour d’autres, même « Un amour non partagé a […] un terrible pouvoir. Parfois, ils ne veulent même pas s’en libérer. »

« Il n’y a pas d’amour heureux… » écrivait Louis Aragon ; Balzac remarque que « L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. Quelque mot simple, une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir. »

Un homme peut-il éternellement désirer sa femme ? A cette question, il semblerait selon l’auteur qu’il ait répondu :
 « – Oui. Définitivement oui. » Bill embrassa Mary sur le nez. »

  Mais incontestablement, l’amour véritable se crée entre deux êtres libres. Et les femmes au foyer, en tout cas dans ce roman, ont bien du mal à trouver des satisfactions dans une relation asymétrique, condamnées  à l’effrayante vacuité d’une existence dévouée aux soins du foyer.

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
          Il n’y a pas d’amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
          Il n’y a pas d’amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passerRépétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
          Il n’y a pas d’amour heureuxLe temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
          Il n’y a pas d’amour heureux

Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
          Il n’y a pas d’amour heureux
          Mais c’est notre amour à tous les deux

Louis Aragon (La Diane Francaise, Seghers 1946)

En lecture commune avec Dominique

Lessing (Doris) – Victoria et les Staveney

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English: Doris Lessing, British writer, at lit...
English: Doris Lessing, British writer, at lit.cologne, Cologne literature festival 2006, Germany (Photo credit: Wikipedia)

Née en Iran le 22 octobre 1919 de parents britanniques, Doris Lessing a six ans quand sa famille décide de s’installer dans l’actuelle Rhodésie du sud. Elle quitte l’école à 15 ans et travaille d’abord comme gouvernante puis comme dactylo et standardiste à Salisbury.

En 1938, elle commence à écrire des romans et se marie à l’âge de dix-neuf ans avec Frank Wisdom, avec qui elle aura deux enfants. Elle le quitte en 1943 pour Gottfried Lessing dont elle aura un fils.

De retour en Angleterre en 1949, elle publie l’année suivante son premier roman, « The Grass is singing » (Vaincue par la brousse) qui raconte l’histoire des relations entre la femme blanche d’un fermier et son serviteur noir. Elle a publié ensuite « Les enfants de la violence », fresque romanesque d’inspiration autobiographique qui comprend « Martha Guest » (1952), « Un mariage comme il faut » (1954), L’écho lointain de l’orage (1958) et « La cité promise » (1966). Elle y retrace la vie de Martha Quest, son enfance en Rhodésie et sa vie dans l’Angleterre de l’après-guerre.

Son œuvre la plus connue est « Le carnet d’or » (1962), roman autobiographique là encore, (décidément elle se sera beaucoup nourrie de sa propre expérience), considéré comme un classique par le mouvement féministe.

A partir de 1979, elle place ses intrigues dans l’univers de la science-fiction : « Canopus in Argos : Archives » en 2 volumes, « Shikasta »1979, et « Mariage entre les zones 3,4,et 5 » (1981).

Elle a été une romancière aux idées engagées et s’est intéressée très tôt à la politique. Elle a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2007.. A aujourd’hui plus de 90 ans , elle a accompli l’essentiel d’une œuvre variée et originale dont pas moins de 35 ouvrages traduits en français.

Victoria et Staveney (2008), 2010 pour la traduction française de Philippe Giraudon (J’ai lu n°9519).

Court roman d’une centaine de pages, Victoria et les Staveney ouvre le récit lorsque Victoria, métisse de neuf ans, pénètre pour la première fois chez une riche famille blanche de Londres. Elle découvre un monde parallèle insoupçonné, cultivé et libéral où règne le politiquement correct. En effet, il est de bon ton dans un tel milieu où l’on affiche des idées socialistes d’envoyer ses enfants à l’école publique du quartier, quitte à les en retirer ensuite pour qu’ils fassent une bonne scolarité. C’est cette ambivalence profonde qu’analyse implacablement Doris Lessing, avec une certaine férocité. Elle montre de manière très juste, sans jamais céder à la caricature, l’étanchéité de ces deux mondes qui se touchent, à une rue parfois l’un de l’autre, mais ne se rencontrent jamais.

Victoria retrouvera les Staveney quelques années plus tard, et ce qui se présentait comme une chance, l’opportunité d’une vie meilleure se révèlera une lente dépossession d’elle-même.

J’ai beaucoup aimé l’écriture au scalpel de Doris Lessing, sa finesse et son extrême maîtrise. Cela m’a donné envie de découvrir toutes les facettes de son œuvre.

Natasha Solomons – Jack Rosemblum rêve en anglais

 

 

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Natasha Solomons – Jack Rosemblum rêve en anglais – Le livre de poche – Calmann-Lévy 2011 pour la traduction française

Jack Rosemblum, sa femme et sa fille émigre dans les années trente en Angleterre ; ils fuient l’Allemagne pour échapper aux lois antisémites du régime nazi. Ils ont dû laisser derrière eux une partie de leur famille, et Sadie, l’épouse de Jack en éprouve un terrible chagrin qu’elle essaie, en vain, de partager avec son mari.

L’obsession de Jack est de devenir parfaitement anglais ; il transforme son prénom et oublie l’ancien monde qui était le sien. Pour parvenir à son but, il dresse une liste interminable de tout ce qu’il faut faire et dire pour être parfaitement anglais. Pour couronner le tout, il décide de monter son propre golf…Et c’est là que les ennuis commencent …

Ce livre est véritable coup de cœur ! Il est une réflexion toute en finesse sur la notion d’identité, l’importance de la Mémoire et  l’intégration ou l’assimilation au pays d’accueil quand on est un immigré, le racisme et l’antisémitisme que durent subir les juifs allemands.

« Il s’accordait avec ses voisins pour considérer que le rôle des Juifs était de ne pas faire de vagues. Lorsque personne ne fait attention à vous, vous devenez un simple banc posé dans un parc : utile en cas de besoin mais parfaitement intégré au paysage. L’assimilation, là était le secret. L’assimilation. […] Il en avait assez d’être différent ; il ne voulait pas finir tel le Juif errant. »

 

Un livre qui résonne étrangement aujourd’hui en France et en Europe à l’heure de la montée des nationalismes et de la xénophobie et alors que des néo-nazis entrent au parlement grec.

Jack Rosemblum est un personnage terriblement attachant. Dans le contexte historique des années 30, on comprend parfaitement ce besoin désespéré d’être comme tout le monde, d’être parfaitement assimilé au pays d’accueil qui correspond au traumatisme deslois antisémites que durent subir les Juifs allemands. Où trouver la sécurité quand de tout temps votre peuple a été persécuté et que le seul fait d’être Juif suffit à vous désigner à la vindicte populaire ? Quelle patrie peut être suffisamment intègre pour vous protéger dés lors qu’elle fait de vous l’un des siens ?

Des Français et des Allemands ont dénoncé et livré aux bourreaux des Juifs qui étaient tout aussi français ou allemands qu’eux.  Mais ce désir d’assimilation risque révéler ses limites et menacer l’identité de la famille Rosemblum. Car renier ses origines, n’est-ce pas aussi occulter une partie de soi et perdre son identité ? La mémoire est ce qui assure le continuum de ce qui est notre moi , à vouloir absolument être autre, à rechercher l’invisibilité, n’y a-t-il pas le danger de sombrer dans la schizophrénie ? Se cacher, n’est-ce pas aussi avoir peur ? « Il était fatigué d’être le Juif [… ] de service – un rôle à la fois solitaire et dangereux. »

D’ailleurs, les Juifs Français et Allemands pour un grand nombre d’entre eux étaient parfaitement assimilés depuis des générations, et qui plus est non-pratiquants ; ce qui n’a pas empêché la persécution.

Dans mon parcours de lecture actuel, ce livre a fait écho à l’histoire d’Israël.

 

 

D’ailleurs quand Sadie demande à Jack pourquoi ils ne partent pas en Israël dans ce jeune pays créé pour les Juifs, il répond qu’il est trop tard, qu’il faut être jeune et vigoureux pour bâtir un nouveau pays.

« Tu veux être comme tout le monde. Eh bien, allons en Israël, où tout le monde est comme nous ! » Sadie retourne l’argument.  Son chagrin est une marque de respect pour ceux qui ont disparu, et aussi le moyen de les garder encore en vie dans sa mémoire.

Peut-être y aura-t-il une autre voix à trouver, et qu’ils sont assez de deux pour inventer un nouveau chemin. A suivre…

Lisez ce livre qui est un petit bijou. La langue est impeccable ; c’est magnifiquement écrit et construit et l’auteure sait ménager suspense et rebondissements. On est complètement happé par le récit. L’émotion est également présente tout du long sans être envahissante car c’est un livre beau et pudique.