Archives pour la catégorie ♥♥♥♥ – J’ai adoré

Jean Rhys – La prisonnière des sargasses

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Jean Rhys – La prisonnière des sargasses, L’imaginaire Gallimard, 1971 pour la traduction française. Traduit de l’anglais par Yvonne Davet.

La prisonnière des Sargasses est la préquelle de Jane Eyre (Charlotte Brontë – 1847). Il faut rappeler que l’héroïne, Jane Eyre devient éperdument amoureuse de Mr Rochester mais qu’elle apprend le jour de son mariage que celui-ci est déjà marié à une femme à laquelle il s’est uni sous l’influence de son père et son frère. Pis, la jeune femme s’avère de santé fragile et devient folle. Elle est toujours vivante et vit cachée dans le troisième étage de Thornfield-Hall sous la garde de Grace Poole. Sous le choc Jane s’enfuit mais revient quelque temps après et découvre que cette femme qui faisait obstacle à son bonheur est morte en se jetant du toit, une nuit où elle a tenté d’incendier la demeure.

  On remonte donc le cours du temps pour suivre l’histoire d’Antoinette Cosway, dont le personnage est essentiellement vu de manière négative dans Jane Eyre. Rochester semble alors la victime de cette femme malsaine et diabolique.

Mais est-ce si simple que cela ? Pourquoi Antoinette Cosway est-elle devenue folle ? Quels événements ont marqué sa vie ? Ou quelle hérédité a donc pesé sur elle pour la conduire à de telles extrémités ?

Deux voix alternent dans le roman, celle d’Antoinette et de Rochester. Mais tout d’abord Annette raconte son enfance au domaine Coulibri, à la Jamaïque, entre une mère indifférente et froide qui la laisse grandir dans une sorte d’abandon et Joséphine, sa nourrice, fidèle mais impuissante à soulager véritablement la fillette, incapable de l’éduquer véritablement et de former son jeune esprit et sa sensibilité.

Son destin bascule lorsque les anciens esclaves décident de mettre le feu au domaine. Elle est envoyée au couvent et n’en sort que pour épouser Rochester… Antoinette apprend à ignorer une réalité qui pourrait la blesser : « Ne rien dire et alors peut-être que ça ne serait pas vrai. »

Rochester est un jeune homme froid, impassible et arrogant face à une jeune femme assoiffée d’amour.

  Jean Rhys signe là un très beau roman. Elle réhabilite Antoinette Challenge-Genevieve-Brisac-2013Cosway en montrant sa fragilité et sa beauté. C’est un roman émouvant et éprouvant à la fois car il est sombre et violent. Il est la chronique d’un désastre annoncé puisque nous connaissons déjà le destin funeste de l’héroïne. Elle montre l’implacable réalité d’une société patriarcale où les femmes sont rarement aimées pour elles-mêmes et analyse les ravages qu’elle peut produire sur des personnalités un peu fragiles. Un coup de maître et un récit bouleversant.

 

Challenge « Lire avec Geneviève Brisac »

Amour dans une vallée enchantée de Wang Anyi

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Amour dans une vallée enchantée de Wang Anyi ,1993, Wang Anyi,2008 Philippe Picquier,  2011 Philippe Picquier pour l’édition en poche

 Une jeune femme étouffe dans son quotidien et s’ennuie dans son couple. Comme une éclaircie dans ce quotidien morne, elle est envoyée à un colloque d’écrivains à Ushan, endroit niché dans la montagne, enveloppé de brumes, pour une dizaine de jours. Elle tombe alors sous le charme d’un écrivain célèbre et ils vont s’aimer dans un amour aux accents mystiques, silencieux et secret le temps d’une brève rencontre.

 Wang Anyi est une écrivaine chinoise née en 1954 de parents tous deux écrivains .  Son père, traité de droitiste en 1957, est démis de ses fonctions dans l’armée et dix ans après,  la Révolution culturelle va ranger sa mère, comme nombre d’écrivains, parmi les « esprits malfaisants » . Elle se réfugie dans la lecture des grands écrivains chinois et étrangers, notamment Balzac. Depuis la parution de ses premiers textes en 1976, elle ne va plus cesser de publier nouvelles, romans et essais, remportant de nombreux prix littéraires. Le chant des regrets éternels, paru en 1995, obtiendra l’une des plus hautes distinctions chinoises, le prix Maodun, en l’an 2000. Elle est élue en 2001 présidente de l’Association des écrivains de Shanghai. Source Editions Picquier.

 Amour dans une vallée enchantée fait partie d’une trilogie, avec Amour dans une petite ville, et Amour sur une colline dénudée qui avaient été« vivement critiqués pour « avoir osé aborder les problèmes du sexe et de l’adultère, sujets jusqu’alors interdits. […] (Celui-ci) a lui aussi subi les foudres de la critique pour avoir présenté une femme qui se libère, pendant une brève parenthèse, du carcan des convenances sans avoir à en souffrir. L’auteur qui se défend d’être féministe expose là une certaine conception de la liberté de la femme. »Source Yvonne André.

 La narratrice décrit sa vie quotidienne étriquée entre un travail monotone et une vie conjugale sans grand intérêt. Cette échappée dans la montagne va être l’occasion de vivre un nouvel amour. La montagne est somptueuse, les gouffres vertigineux, les chutes d’eaux impressionnantes. « Cette vallée enchantée agit comme un piège dont on ne parvient pas à sortir. »remarque–t-elle. Le paysage est à l’unisson de l’aventure de ces personnages, comme en contrepoint à la progression des sentiments. D’ailleurs elle-même se sent comme « une eau courante », même le silence est « une membrane transparente à la surface de l’eau ».La montagne semble « prendre la parole »  et dans le brouillard pourrait se dissimuler « un autre monde inconnu des humains et que, manquant d’audace et de liberté, ils n’avaient pas l’idée de s’y aventurer ».

 Les personnages pourraient être universels, d’ailleurs l’utilisation des pronoms, il, elle, servent à renforcer cette impression. Ils sont encore jeunes, éduqués, intelligents, à l’imagination foisonnante et ne se satisfont pas d’une vie banale. La culture ouvre à d’autres types d’émotions esthétiques et amoureuses, affine la sensibilité. Le roman a d’ailleurs parfois la froideur d’une démonstration.

Les personnages préfèrent l’espoir à sa réalisation ; ils ont l’expérience de l’amour et sont comme « des enfants, toujours en train de rêver ». Car toutes les expériences vécues sont comme une sorte de terreau où peut s’épanouir un amour nouveau, et « ressuscitent mystérieusement, en écho à l’appel qu’elle ressent à présent, aussi le choc dépasse-t-il en intensité tout ce qu’elle a connu dans le passé. »

La qualité d’un amour a son importance, délivré des contingences du quotidien des femmes, hors de portée de leur colère et de leur frustration dans une société encore très traditionnelle où la femme, comme ses consœurs occidentales, doit gérer une double journée de travail.

 J’ai beaucoup aimé ce livre, sa lenteur, ses belles descriptions. Le style est épuré,  un peu froid cependant à certains moments du récit et ne conviendrait pas à certains lecteurs qui pourraient manquer d’empathie. Tout y est analysé minutieusement, décrit dans un récit curieusement absent de tout lyrisme qui pourrait lasser ou ennuyer ceux qui aiment la passion dans le texte. L’auteur a une grande distance avec ses personnages et les observe de manière presque clinique. Mais un charme puissant agit dans ce récit un peu lancinant.

Carme Riera – Appel à témoins littéraire ou L’autre moitié de l’âme

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Carme Riera – La moitié de l’âme Roman Seuil, traduit du catalan par Mathilde Bensoussan

Pour nous lecteurs, les manifestations autour du livre sont des moments importants car riches de rencontres. Je suis aussi heureuse d’avoir écouté Carme Riera que d’avoir lu son premier livre traduit en français, « La moitié de l’âme ». Ce salon a tenu toutes ses promesses. Une belle dame encore …

La narratrice est une romancière à la quête de ses origines ; elle demande l’aide des lecteurs afin de résoudre l’énigme insoluble que représente sa filiation. Je relaie bien volontiers cet appel désespéré. J’espère que vous pourrez lui donner les informations qui lui manquent. Surtout lisez bien cet article jusqu’au bout, il en va de la moitié de son âme.

Mais tout d’abord, voilà de quoi il s’agit : un inconnu, un jour lui a remis un paquet de lettres qui remet en question la paternité de celui qui l’a élevé et aimé comme sa fille. Sa mère est morte alors qu’elle était très jeune et elle ne sait pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle était très belle, mais plutôt distante et froide. Son souvenir n’est pas exempt d’un certain ressentiment. J’espère que vous le lui pardonnerez, et que cela ne gênera pas votre lecture. Je comprendrai toutefois que cela puisse vous irriter quelque peu. Moi-même je l’avoue, ai été un peu agacée par tant d’ingratitude.

Voilà les faits : sa mère a disparu à la frontière espagnole entre le 31 décembre 1959 et le 4 janvier 1960. On ne sait pas ce qu’elle faisait là, était-elle un agent de la résistance au franquisme, ou jouait-elle double jeu ? Qui était cet amant qu’elle ne nomme jamais ?

L’auteure nous confie ses doutes et j’ai eu l’impression que plus ses recherches avançaient, plus le mystère s’épaississait. J’en ai vraiment été désolée pour elle. J’ai retourné les données du problème dans ma tête jusqu’à attraper un sacré mal de crâne. Mais je l’avoue, j’ai fait chou blanc…

Vous savez, en fait, j’ai eu la curieuse impression qu’au lieu de chercher son père, c’est sa mère qui était l’objet véritable de sa quête : cette mère étrangère qui lui a tant manqué. Les relations entre les filles et les mères sont parfois difficiles, mais nos mères se prolongent en nous que nous en ayons conscience ou non.

Quant à ses hypothèses sur son véritable géniteur, je les ai trouvées un peu fantaisistes. Mais pourquoi pas ? Vous me direz ce qu’à votre tour vous en avez pensé. Je pense qu’Ys a des opinions sur la question, quant à Denis, si tu lis cet article, je pense que tu es véritablement concerné et qu’il faut absolument que tu lises ce livre. Ton avis me semble essentiel…

Je n’exclus aucun lecteur, nous sommes tous concernés, c’est une question de mémoire collective aussi, car la France et l’Espagne furent toutes deux engagées dans la guerre civile et la lutte contre le franquisme et certains plus que d’autres.

« Le prénom et le nom se rattachent aux coordonnées qui nous enracinent dans un espace déterminé. Je sais qui je suis parce que je sais à qui j’appartiens, d’où je viens, quelle sève a nourri mes racines, quels traits, quel air de famille je partage avec les miens. » La filiation peut-être n’est pas si linéaire !

Car la mémoire, est la moitié de notre âme.

 

Il faut lire cet appel à témoins littéraire, le lecteur en sortira de toute manière enrichi même s’il est impuissant à fournir des renseignements supplémentaires…

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La place du diamant de Mercé Rodoreda

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Mercè Rodoreda La place du diamant, Institut d’Estudis Catalans, Club Editor, 1962/ Editions Gallimard, 1971 pour la traduction française. Collection l’Imaginaire gallimard n°531

            Natàlia raconte sa vie de femme du peuple depuis ce jour où, sur la place du diamant à Barcelone, elle fait la connaissance de Quimet. Quimet est autoritaire, macho, « […] il m’a dit que si je voulais devenir sa femme je devais commencer par trouver bien tout ce que lui trouvait bien » et républicain. La guerre éclate et il doit partir se battre auprès de ses camarades. Pour Natàlia et ses deux enfants, la vie va être très difficile, et la faim et le désespoir  devenir son quotidien.

          « La place du diamant » est un magnifique récit, d’une tension extrême. Natalia est une femme du peuple, elle n’a pas fait beaucoup d’études et les choses qu’elle sent « en dedans » lui font peur parce qu’elle ne sait pas si elle lui appartiennent véritablement. Elle raconte sa vie et tente d’exprimer ce qui lui échappe avec un souci du détail qui rend son témoignage infiniment vivant. On devine ce qu’elle ne parvient pas vraiment à traduire. Et la simplicité de son langage rend ses émotions, par contraste, d’une grande puissance.

          L’ellipse fonctionne parfaitement : on entend la guerre civile qui fait rage en toile de fond d’un quotidien assez morne, on imagine les blessés et les morts par centaines. Tout ce qu’on sait ou ce qu’on a appris de cette période de l’histoire vient alimenter la lecture. Le combat de la narratrice n’est pas idéologique ; il s’agit de survivre. Pas de grands mots ou de grandes idées mais les ravages de la guerre pour la société civile. On ne sait pas vraiment ce que pense Natàlia, à vrai dire a-t-elle le temps et la force de penser ? Ce n’est pas sûr. « Mais c’est que je ne savais pas très bien pourquoi j’étais au monde » nous glisse-t-elle presque par hasard.  Certainement pas pour servir cet homme qui est son mari, qui construit une chaise (une majorquine ) pour lui seul qu’elle doit cirer chaque semaine.

Il n’y a pas beaucoup de place pour la révolte. D’ailleurs cette guerre n’est-elle pas une guerre d’hommes pour un monde d’hommes.

          Natàlia est une jeune femme obéissante, enfermée dans le carcan du mariage et les corvées de toutes sortes, dont celle de nourrir les pigeons de son mari dans un pigeonnier qu’il s’est construit sur la terrasse. Ce sera l’occasion pour Natàlia d’exprimer la rage qu’elle a au cœur : elle détruira les œufs un par un. Voilà sa guerre à elle…

Magnifique récit, magnifique roman, personnage bouleversant. Le salon du livre rend hommage à l’œuvre de cette grande dame ! A lire absolument !

« Et la vie s’écoulait ainsi avec ses petits souvis, jusqu’au jour où La république est venue et mon Quimet s’est emballé, il est descendu dans la rue en criant et en brandissant un drapeau dont je n’ai jamais pu savoir d’où il l’avait tiré. Je me souviens encore de cet air frais, un air frais que, j’ai beau y songer, je n’ai jamais plus senti. Jamais plus. Mêlé à l’odeur des feuilles tendres et des boutons de rose, un air qui s’est enfui ; et tous ceux qui sont venus après n’ont jamais été comme l’air de ce jour qui a fait une telle coupure dans ma vie, parce que c’est en avril et dans le parfum des fleurs non écloses que mes petits malheurs sont devenus grands. » page 92

Luz ou le temps sauvage – Elsa Osorio

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Elsa Osorio, née à Buenos Aires en 1953, a vécu à Paris et Madrid avant de retourner dans sa ville natale. Elle écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision.

J’ai littéralement dévoré ce livre tellement l’intrigue est bien ficelée et l’histoire haletante.

L’histoire se déploie sur fond de dictature argentine, de 1976 à 1983, qui a fait près de 30 000 « disparus », 15 000 fusillés, 9 000 prisonniers politiques, et 1,5 million exilés pour 30 millions d’habitants  ainsi qu’au moins 500 bébés kidnappés aux parents desaparecidos et élevés par des familles proches du pouvoir.

Mai c’est aussi l’histoire de trois femmes Luz Iturbe, Miriam Lόpez et Liliana Ortiz qu’un lien invisible relie.

La plus jeune, Luz, est à la recherche de son identité. Son père est mort dans des circonstances mystérieuses et ses relations avec sa mère sont particulièrement orageuses. Un voile épais entoure les circonstances de sa naissance et un trouble de plus en plus persistant l’envahit au fur et à mesure que sont révélées les exactions des militaires qui ont été au pouvoir pendant la dictature. Or, son grand-père, un haut responsable pendant cette période, lui apparaît comme un criminel de la pire espèce. Comment peut-elle être de la même famille que cet assassin ? Cette question la tourmente…

Miriam Lόpez a juré de dire toute la vérité à la petite Lili, fille d’une disparue qu’on a abattue froidement sous ses yeux ! En proie à des menaces de mort, elle s’enfuit, mais elle ne renonce pas…

Liliana Ortiz est détenue depuis plusieurs semaines. Elle a échappé à la torture car elle est enceinte. Son bébé ne lui appartient déjà plus… Elle redoute l’accouchement. Que va-t-il lui arriver après ?

Un jour, en route pour la vérité, Luz Iturbe, devenue une jeune femme, atterrit en Espagne à la rencontre d’un homme, peut-être l’homme le plus important de sa vie… C’est alors que les fils entrecroisés de ces trois histoires de femmes se mettent en place pour raconter l’incroyable…

A lire absolument, un livre très bien écrit, remarquablement traduit et qu’on ne lâche plus jusqu’à la fin !

  6/19 Festival America  

Argentine =) Eugenia AlmeidaElsa Osorio –  Lucía Puenzo –  Canada =) Naomi Fontaine –  Lucie LachapelleCatherine MavrikakisDianne WarrenCuba =)  Karla SuárezEtats-Unis =)  Jennifer Egan –  Louise Erdrich –  Nicole Krauss –  Rebecca Makkai –  Toni MorrisonJulie Otsuka –  Karen Russell –  Janet Skeslien Charles –  Vendela Vida –   Mexique =) Sabina Herman –  Pérou =) Grecia Cáceres 

Les filles de Geneviève Brisac

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Que se cache-t-il derrière ce titre apparemment banal « Les filles » ? Une sorte de généralité ? Les filles, les filles en général ? Quelles filles ? Et puis une sorte d’engagement, puisqu’il s’agit de parler des filles et pas d’autre chose, pas des femmes… Une prise de position du côté du féminin et de l’enfance… J’aime bien parfois, savourer un titre, le « mettre en bouche », et me laisser bercer, ou partir dans une sorte de rêverie avant d’entamer la lecture. Parfois un titre cache tout à fait autre chose que ce qu’il promet.

Les filles s‘appellent Cora et Nouk, des petites filles encore, et puis il y a Pauline, une jeune fille en mal d’amour, qui va s’occuper des petites filles, elles aussi en manque d’amour, et d’un bébé qui lui semble au premier abord ne manquer de rien. Sur fond de guerre d’Algérie, d’attentat à la bombe et de corps déchiquetés…

La guerre dehors et la guerre dedans, la guerre secrète que livrent les petites filles qui ne veulent pas d’une gouvernante, une de plus. La guerre, cela permet de s’allier, de s’unir, d’éprouver une sorte de fraternité face à l’adversité, de partager un but, un avenir même incertain. La guerre cela permet aussi de partager l’ivresse jusqu’à la folie …

L’enfance, c’est quand on peut dire « pouce, je ne joue plus », ce que ne peut pas faire le soldat sur le champ de bataille, s’il lève son pouce, il se fait canarder aussitôt.

 Mais que se passe-t-il quand l’autre veut jouer quand même, alors qu’on a levé son pouce ostensiblement ? Peut-être se met-il à tourner sur lui-même comme une toupie, en tournant de plus en plus vite, sans pouvoir s’arrêter … Comme ses corps qui s’envolent sous la force d’une explosion.

            Nouk fait cette réflexion,  alors que sa mère la console, après la tragédie de l’attentat : « On n’est jamais consolé pour le bon motif ». Peut-être est-ce là pour moi la clef de ce roman… Les chagrins de l’enfance sont d’autant plus forts qu’ils sont rarement compris par les adultes, qu’ils restent insoupçonnés…Parfois on pleure devant on film mais ce n’est pas le film qui nous fait pleurer, ni le livre, c’est quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus secret. Quelque chose qui nous a marqué pendant l’enfance, quelque chose de profondément tu et enfoui. Pour moi ce livre parle de cela, ou c’est cela que j’ai entendu.

            Sous ce titre apparemment banal, il y a les accents d’une tragédie. Parce qu’il arrive que dans la tête d’un enfant, « une petite fenêtre se ferme pour toujours », drame silencieux et ignoré…D’ailleurs pour beaucoup , parler d’enfance n’est-ce pas perdre son temps, être du côté d’un monde futile, un monde du côté des femmes, un monde ontologiquement déficient ?

Geneviève Brisac nous prouve le contraire, après l’avoir lue, on reste le livre au bout du bras, ballant… Et on se met à penser…

Un heureux événement – Flannery O’Connor

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Deux nouvelles composent ce recueil : « Un heureux événement » et « La Personne Déplacée » et sont extraites du recueil « Les braves gens ne courent pas les rues » (Folio n°1258)

  Dans la première nouvelle, Ruby semble être à un moment décisif son existence : on lui a prédit un heureux événement et elle attend avec impatience de déménager, de quitter son immeuble qu’elle ne supporte plus. Elle se sent malade, s’essouffle dans les escaliers et rêve d’une maison de plain-pied, où elle et son mari pourraient couler des jours heureux. Vertiges, nausées, l’immeuble semble être un vaisseau qui tangue dans lesquels les marches s’élèvent et descendent « comme une bascule ». Mais elle ne veut pas aller chez le docteur, elle n’a besoin de personne pour contrôler sa propre vie. Elle ne veut pas être comme sa mère qui à trente-quatre ans était déjà une vielle femme usée par les maternités. D’ailleurs Ruby n’a pas d’enfant. Elle maîtrise son destin.

Dans la seconde , Mrs. Mc Intyre a embauché une « Personne Déplacée », un Polonais qui a fui la guerre et les persécutions nazies avec sa famille pour l’aider à la ferme. Il se révèle un travailleur infatigable, un homme dévoué et les paysans et les Noirs qui se moquaient de son accent , heureux de trouver plus pauvre et plus démuni qu’eux, commencent à prendre peur

 

L’écriture de Flannery O’Connor sonde les reins et les cœurs, fouille au-delà des apparences les secrets les plus honteux, la méchanceté tapie au coin de l’âme.

Peu à peu, par petites touches, le portrait qu’elle brosse des personnages, laisse apparaître les failles, les non-dits, les Challenge-Genevieve-Brisac-2013souffrances qui les taraudent et les poussent à la cruauté.

La souffrance n’apprend rien. Elle ne rend pas plus compatissant, ni plus généreux, bien au contraire. Peur pour Ruby d’avoir la même vie que sa mère, peur d’être déclassé ou de perdre le peu qu’ils ont pour les employés de la ferme, cette peur taraude les personnage …

Prisonniers de leur propre aveuglement, ou de leur préjugés, ils semblent les seuls à ignorer ce qui les meut et ne semblent avoir aucune prise sur les événements. Leur liberté est illusoire ; ils sont esclaves de leur milieu, de leur ignorance ou du destin. Dans ce monde-là, il n’y a pas d’échappatoire…

L’écriture de Flannery O’Connor est d’une virtuosité extraordinaire, sa maîtrise du récit est implacable et elle conduit la crise jusqu’à son paroxysme . Du grand art …

L’ingénue libertine – Colette

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L’ingénue Libertine – Colette – Le livre de poche
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Colette écrivit ce roman en 1909. Mariée depuis 1893 à Henry Gauthiers-Villars surnommé Willy, Colette écrivit pour son époux des romans qu’il signait sans vergogne. « L’ingénue libertine » était à l’origine une nouvelle, Minne, et une suite « Les égarements de Minne » écrits avec Willy et qu’elle rassembla en une seule œuvre lorsqu’elle se libéra définitivement de l’emprise de son premier mari. Elle en expurgea toutes les contributions de celui-ci. Toutefois, elle ne put jamais le considérer comme un bon roman car trop lié aux premiers aspects de sa carrière de romancière.

Qui est donc cette ingénue libertine ? Une ravissante personne, Minne, choyée par sa mère, tenue à l’écart du monde, mais dont l’imagination s’enflamme à la lecture des journaux et des aventures d’une bande de Levallois-Perret, composée de margoulins et de criminels, qui représente pour la jeune fille la liberté et l’aventure. L’éducation des jeunes filles de l’époque qui les laisse dans l’ignorance de la sexualité et qui pour préserver leur innocence (et leur virginité) les enferme dans un quotidien sans saveur est responsable d’une méconnaissance complète des choses de la vie et de ses dangers.

Son cousin âgé de quelques années de plus qu’elle, et avec qui elle passe ses vacances fait bien pâle figure à côté de ces hommes sauvages et libres. Il est amoureux fou pourtant de sa cousine et finira par l‘épouser.

Mais Minne s’ennuie, sa vie est plate, et elle n’éprouve aucun plaisir sexuel  avec son mari. Elle reste captive de son secret et collectionne les amants dans l’espoir de découvrir ce plaisir qui jusqu’alors lui a été refusé. Devant son mutisme et son manque d’enthousiasme, son mari ne se pose pas de questions et ne cherche pas à découvrir l’origine d’une telle indifférence.

Minne est prisonnière d’un système social dans lequel le refoulement de l’orgasme au féminin s’inscrit dans une tradition séculaire de répression des femmes comme le montrera, dans les années 70, le Rapport Hite.

            A l’époque de Minne, dans les années 20, on mettait même en doute l’orgasme féminin et on cantonnait la femme à ses fonctions reproductrices. Quand on lui reconnaissait une existence c’était sous la forme d’une sexualité masculine complètement génitalisée, c’est pourquoi nombre de femmes ne ressentaient aucun plaisir dans leurs rapports amoureux. Le rapport Hite mit en lumière le fait qu’un tiers seulement des femmes en retirait du plaisir.

Colette soulève là un problème qui commençait à son époque à agiter les consciences féminines et devint la première à l’évoquer aussi librement dans un roman. Sa fréquentation des milieux homosexuels et ses propres aventures amoureuses lui firent certainement découvrir, dans un milieu libéré des conventions, une autre forme de sexualité beaucoup plus satisfaisante.

Le manque d’éducation sexuelle et les préjugés fortement ancrés dans les mœurs étaient autant d’embûches pour l’épanouissement des femmes. Et si la parole s’est libérée aujourd’hui, on le doit d’abord à ces femmes qui furent des pionnières.

 

J’ai beaucoup aimé ce roman de Colette qui aborde un sujet qui fut longtemps tabou sur la sexualité féminine.

« Irène Chaulieu dit qu’il faut se ménager, sinon ne veut pas paraître tout de suite cinquante ans, et elle assure que, pourvu qu’on crie ah !ah !, qu’on serre les poings et qu’on fasse semblant de suffoquer, ça leur suffit parfaitement. Ca leur suffit peut-être aux hommes, mais pas à moi ! »s’écrie Minne.

Colette décrit parfaitement à quoi conduit la frustration, à une forme de haine : « Mais encore une fois, il défaille seul, et Minne, à le contempler si près d’elle immobile, mal ressuscité d’une bienheureuse mort, déchiffre au plus secret d’elle-même les motifs d’une haine naissante : elle envie férocement l’extase de cet enfant fougueux, la pâmoison qu’il ne sait pas lui donner. »

Minne parviendra-t-elle à trouver ce qu’elle cherche, à se libérer des entraves de cette frustration sexuelle qui l’enferme dans la grisaille et l’ennui ? Il faut lire la sulfureuse et libre Colette.

L’autobus – Eugenia Almeida

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Eugenia AlmeidaL’autobus éditeur Métailié collection Suites 2007 traduit de l’espagnol (Argentine) par René Solis

Eugenia Almeida est née en 1972 à Córdoba, en Argentine, où elle enseigne la littérature et la communication. Elle écrit de la poésie. L’Autobus est son premier roman, il a reçu en Espagne le prix Las Dos Orillas. Il a été publié en Espagne, en Italie, en Grèce et au Portugal. Eugenia Almeida est également l’auteur de La pièce du fond.

Un village isolé au fin fond de l’Argentine est le théâtre de curieux incidents : un autobus passe sans s’arrêter, le train ne circule plus et on entend parfois des claquements secs qui déchirent le lointain et ressemblent étrangement  à des coups de feu. Le village s’interroge, que se passe-t-il qu’eux tous ignorent ?  Et où sont ces deux touristes qui ont décidé de partir à pied le long de la voie ferrée, las d’attendre le bus ? Des ordres mystérieux sont donnés aux autorités du village, une menace imprécise plane… Puis, peu à peu, la vérité, implacable, se fait jour.

Le village est coupé en deux par les voies de chemin de fer : d’un côté les maisons bourgeoises, les rues calmes, un monde paisaible  et ordonné, de l’autre, la pauvreté et la violence. Les femmes sont parfois broyées par ce monde des apparences dans lequel elles ont peu de place en dehors du mariage. D’autres femmes, des femmes de « mauvaise vie » sont sacrifiées aux pulsions sexuelles masculines : ce sont des « putes », celles sur lesquelles s’abat l’opprobe sociale, les impures…  Les hommes sont souvent violents, ils violent leurs femmes et le reste du temps les ignorent. La femme de l’avocat Ponce sombre lentement dans la folie car son mari ne lui pardonne pas  les circonstances de leur mariage sans amour, une grossesse qui n’arrivera pas à terme. A la violence d’un ordre social injuste se superpose la violence du sexisme. Chacun se venge de ses frustrations sur plus vulnérable que soi. Et puis il y a Victoria, jeune femme libre et courageuse, qui lutte et  semble si seule…

Ce court roman (127 pages) a une réelle puissance, il évoque plus qu’il ne décrit. La langue elliptique de l’auteure réussit parfaitement à rendre l’atmosphère oppressante, la violence qui règne dans les relations entre les Hommes et la menace bien réelle… L’aspect cinématographique de l’oeuvre, l’importance des dialogues et l’économie des moyens accentuent l’impression d’assister au drame qui se joue devant nous.  La narration est efficace et bien menée. On se laisse embarquer dans cet autobus lancé à toute allure…

4/19 Festival America  

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Argentine =) Eugenia AlmeidaElsa Osorio –  Lucía Puenzo –  Canada =) Naomi Fontaine –  Lucie LachapelleCatherine MavrikakisDianne WarrenCuba =)  Karla SuárezEtats-Unis =)  Jennifer Egan –  Louise Erdrich –  Nicole Krauss –  Rebecca Makkai –  Toni MorrisonJulie Otsuka –  Karen Russell –  Janet Skeslien Charles –  Vendela Vida –   Mexique =) Sabina Herman –  Pérou =) Grecia Cáceres 

 

Guerrières de Moïra Sauvage

Guerrieres

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Attention un sexe peut en cacher un autre ! Les femmes, le sexe faible ?

Il faut croire que c’est une attitude historiquement  très bien ancrée depuis Aristote ! La femmes est douce par nature  mais aussi faible, menteuse, bavarde et j’en passe.

           Or, aujourd’hui, il semblerait que ces clichés aient fait leur temps car nous assistons à un changement de grande ampleur : les femmes n’hésitent plus à exercer des professions dites« viriles » et sont de plus en plus nombreuses à intégrer l’armée, la police, la guerillera et à pratiquer des sports de combat qui requièrent une certaine force physique et mentale. Elles n’ont plus peur de leur agressivité et n’hésitent plus à s’en servir pour parvenir à la maîtrise de soi.

 

           Moïra Sauvage dynamite  dans cet essai un certains nombres d’idées reçues sur la passivité et la douceur féminine et nous invite à poser un nouveau regard sur le masculin et le féminin. La personnalité des femmes s’exprime tout autant que celle des hommes au travers de la violence ou de l’agressivité ; elles déploient leur force dans le quotidien pour soutenir leur famille et accomplir les différentes tâches domestiques ou subliment leur agressivité en pulsion positive pour combattre l’injustice, réaliser leurs passions ou transformer la société.

 

           L’auteure pose les bases d’une réflexion théorique et convoque les sciences humaines, sociales et expérimentales pour étayer son propos. Elle le fait avec intelligence et clarté et son argumentation est particulièrement fluide. Bien sûr, il y a quelques postulats de base qu’elle se charge de démontrer : entre autres, l’égalité des hommes et des femmes et la construction sociale du genre. Entre les hommes et les femmes, il n’y a pas de différence de nature mais bien un apprentissage des rôles sociaux qui diffère  selon le sexe biologique de l’individu. Aux uns, on permet l’agressivité qui est intériorisée comme une composante de leur personnalité, aux autres on l’interdit et elle doit être refoulée.

           L’interdiction faite aux femmes de prendre les armes et de participer aux guerres était une façon de leur refuser le pouvoir : « Pour que des femmes soient dominées, il était essentiel qu’elles soient désarmées, c’est pour ça que le monopole de tuer a toujours été masculin » explique Christine Bard, historienne et féministe. Le système patriarcal sur lequel repose nos sociétés  est une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la détention de l’autorité par les hommes. Le contrôle de la filiation est une de ses composantes les plus essentielles.

 

           L’accès des femmes aujourd’hui à un usage de la violence institutionnalisé oblige à repenser les rôles de chacun et brouille les repères identitaires dans une société où la division sexuelle des tâches a été au fondement de l’organisation sociale.

A la question : « Les femmes sont-elles moins violentes que les hommes ? », l’auteure répond que la violence féminine est différente parce qu’elle s’est surtout exprimée dans le privé et la sphère domestique où elles ont été longtemps cantonnées. L’usage de la violence physique étant interdit, elles s’exprimaient davantage par la parole et la violence s’exprimait verbalement. En proie à des conflits psychiques insolubles, elles retournaient aussi parfois la violence contre elles-mêmes et se donnaient la mort, quand elles ne mouraient pas à petit feu, consumées par un désespoir d’autant plus  grand qu’il devait être tu.

 

           Mais au fond, c’est plutôt une bonne nouvelle pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Les hommes ne sont pas par nature des êtres violents et destructeurs et les femmes des victimes passives et désarmées. Tout est question d’éducation. La violence est une force physique ou psychologique  pour contraindre et dominer, voire pour causer la mort  et elle est présente en chacun de nous. Elle n’est pas non plus la fatalité d’un sexe masculin gorgé de testostérone et  incapable de maîtriser ses pulsions. On peut apprendre à canaliser sa force et à sublimer ses pulsions agressives. C’est l’éducation et la culture qui nous donnent les moyens de le faire.

Si autant de femmes meurent aujourd’hui sous les coups de leurs compagnons, la faute en est due peut-être à une éducation où pour être viril il faut être violent, ne pas pleurer et taire ses émotions.

 « Ce sont les apprentissages de chacun de son rôle défini par la société qui vont « modeler » son cerveau », affirment aujourd’hui les neurobiologistes.

 

Quant aux femmes, elles ne sont pas toujours ou seulement des victimes, ce sont aussi des guerrières. Elles sont présentes dans l’histoire et ont montré leur détermination à changer leur vie, à refuser un avenir tout tracé en trouvant la force d’aller contre la tradition.  Combattantes sans armes, souvent plus occupées peut-être, par la force des choses, à préserver leur famille et la vie de leurs enfants, elles se révèlent d’un courage extraordinaire, d’une endurance et une persévérance sans faille. Et cela aussi c’est une bonne nouvelle.

 

Et que cette bonne nouvelle soit portée par Moïra Sauvage est un atout supplémentaire tant cette femme recèle d’énergie, de bienveillance et d’intelligence. (lire l’entrevue réalisée avec elle dans quelques jours)

Dans un essai clair et bien argumenté, tout au long de rencontres passionnantes avec des femmes du monde entier, que ce soient Talisma Nasreen, écrivaine née dans une petite ville du Bangladesh ou les femmes rwandaises après le génocide, avec lesquelles s’est entretenue Moïra Sauvage, l’auteure réussit ce tour de force de présenter un travail rigoureux, mais vivant, et un reportage passionnant aux quatre coins du monde. A lire absolument !

La montagne invisible – Carolina De Robertis

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Née en 1975 de parents uruguayens, Carolina de Robertis a passé sa jeunesse en Angleterre, puis en Suisse avant de s’installer aux Etats-Unis. La montagne invisible est son premier roman. Son deuxième roman, Perla, n’est pas encore traduit en français.

  Guérisseuse, poète ou guerillera, trois générations de femmes uruguayennes tissent la trame de ce récit magistral, fresque époustouflante de près d’un siècle d’histoire de ce petit pays méconnu qu’est l’Uruguay. Trois femmes puissantes, à la voix singulière, marchant au-dessus de l’abîme, volontaires et passionnées, dans un pays en proie à la dictature.

Pajarita tient de ses ancêtres indiennes, le savoir des plantes médicinales et son talent de guérisseuse, Eva rêve d’écrire des poèmes et Salomé, révoltée, a l’âme d’une guerillera. De mère en fille, court un fil, parfois tendu à se rompre, mais dont la force tissée d’amour permet à chacune d’affronter les cruautés de l’existence. Car le sort est cruel envers ces femmes, d’une violence inouïe, et les hommes d’une brutalité sans nom: viols, coups, abandon, sévérité absurde du père, rien ne leur est épargné. A la violence masculine, vient faire écho la violence politique : la dictature n’hésite pas à employer la torture pour briser ses opposants. La patience têtue des femmes, le courage qu’elles puisent dans l’amour de leurs enfants, l’enracinement dans leur foyer, font d’elles les seuls mâts dans la tempête. Elles résistent, elles ploient mais ne se brisent pas.

Ce sont des femmes actives, qui prennent leur destin en main, qui n’attendent pas le retour du guerrier. Les combattantes du quotidien, ce sont elles, qui doivent lutter pour assurer la subsistance des leurs. Même les mots des femmes ont leur poids, les mots sont des armes.

La famille est comme un métier à tisser, dont l’entrecroisement des fils, assurent la solidité : comme si chacun pouvait être fixé dans son tissage, « son étoffe formant un tout, tendre et gai, une étoffe qu’aucune paire de ciseaux ne pourrait détruire » , dans laquelle on est pris et tenu tous ensemble, dans un réconfort quotidien. Les hommes s’en vont, reviennent, frappent, ou se mettent en colère mais ils ne peuvent rien au fond, contre la volonté féroce des mères. Car ce récit est empreint d’une grande sauvagerie qu’il abandonne parfois dans des moments de complicité certaine, au fil de générations qui voient les hommes grandir et devenir enfin des compagnons.

  J’ai adoré ce roman qui a été un vrai coup de cœur malgré quelques inévitables longueurs. La langue est porté par un souffle si poétique et si puissant, que la force de l’écriture parvient à vous embraser, vous secouer jusqu’aux tréfonds de vous-même. Le récit entremêle ses fils à votre propre sensibilité, et l’on se met à vibrer, à souffrir , le souffle coupé dans la violence de l’émotion. L’écriture est brûlante parfois, faire de déchirures ; d’obscurité profonde et  de silence. On en ressort comme après un long voyage: plus riche et plus profond.

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Crépuscule irlandais – Edna O’Brien

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Edna O’Brien est née dans un petit village catholique en Irlande. Elle grandit dans une ferme isolée entre une mère sévère et un père alcoolique. Ses débuts littéraires datent de 1960, année de la parution du premier volet de la trilogie qui la rendit célèbre, The Country Girls Trilogie. Ses premiers livres publiés en Angleterre, ont longtemps été interdits en Irlande, à cause de leur contenu explicite quant à la sexualité. Bientôt divorcée, Edna O’Brien élève seule ses deux fils, menant une vie libre et brillante, entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Après Crépuscule irlandais, son recueil de nouvelles Saints et pécheurs, a paru aux éditions Sabine Wiespieser.

.Dans un hôpital de Dublin, Dilly attend le verdict mais elle sait depuis longtemps qu’elle est gravement malade. Sa fille Eleonora, écrivain, femme libre à la vie tumultueuse et brillante lui manque cruellement. Malgré l’affection qui les lie, un mur d’incompréhension s’est élevé au fil des années. Dilly, fervente catholique, admet difficilement les mœurs de sa fille qu’elle juge dissolues, et les livres de celle-ci sont mal accueillis dans ce coin d’Irlande. Leur ton est trop impertinent, et trop libre.

« Mais sa fille, comme elle dit, prise au piège d’une vie de vice là-bas en Angleterre, avec ses fils en bas âge dans une école de Quakers, à propos de laquelle Dilly n’avait pas été consultée, et ses livres qui ont scandalisé le pays… »

Eleonora a fui l’Irlande qui enferme les femmes dans des rôles d’épouse et de mère qui ne lui conviennent pas et dans lesquels elle étouffe. C’est dans les livres qu’elle est née à la liberté et à la vie. En compagnie du doyen Swift, écrivain et pamphlétaire anglo-irlandais, de Stella, d’Esther, des journaux de Dorothy Wordsworth et de Christina Rossetti, poétesse anglaise.

« C’était quoi le pire, ça ou Emma Bovary, avec un mari, deux amants clandestins, et pour finir juste cette poignée de poudre blanche volée chez l’apothicaire pour s’empoisonner ? »

Elle se met à écrire « des riens ou des presque riens . Les orties, les poules qui pondent, ou la jacasserie des oies et leur joie quand on les laisse s’égailler dans l’éteule et se gorger des restes de blé et d’orge ». Alors une autre vie s’offre à elle, libérée des carcans de la tradition et des préjugés.

Ce roman brillant et difficile est largement autobiographique puisque l’héroïne, Eleonora est en fait Edna O’Brien elle-même. Tout y est, la fuite hors d’Irlande, la rencontre avec la littérature, l’écriture comme révélation et comme destin.

L’écriture est extrêmement travaillée et parfaitement maîtrisée. Les accents en sont parfois bouleversants : ode à la mère, déchirement de l’exil, solitude de l’écrivain, ce roman est profond et émouvant et cette auteure à suivre absolument.

Artemisia – Alexandra Lapierre

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Alexandra Lapierre – Artemisia – Robert Laffont 1998 – Poche

Après avoir fait des études de lettres à la Sorbonne (elle a travaillé sur la femme fatale dans la littérature du XIXe siècle) – Alexandra Lapierre s’est consacrée à l’évocation des destins de grandes figures oubliées par l’Histoire.

Pendant cinq ans, elle a cheminé sur les traces d’Artemisia et d’Orazio Gentileschi à travers le monde.

  J‘avais eu très envie de lire ce roman historique après avoir vu l’exposition sur Artemisia à Paris. Les femmes peintres eurent autant de mal à s’imposer sur la scène artistique que les écrivaines.

  Le destin d’Artemisia au sein de l’Italie du XVIIe siècle est exceptionnel car elle fut l’une des premières à réussir à pratiquer son art, la peinture, et à en vivre librement, délivré de la tutelle des hommes de sa famille.

Mais si elle put devenir peintre, dans cette société patriarcale, elle le dut à son père Orazio Gentileschi, disciple du Caravage qui devint son maître et lui apprit tout ce qu’il savait de la peinture. Il fut aussi un adversaire redoutable qu’elle s’efforcera sa vie durant de dépasser.

Le livre d’Alexandra Lapierre est aussi l’histoire de cette relation orageuse entre un père et sa fille. Un père prisonnier des mœurs et des théories de son époque dans lesquelles les femmes sont perçues comme des tentatrices, des traîtresses, qu’il faut surveiller de près et tenir cloîtrées. Cette attitude de défiance et ce mépris qui imprégnait toute la culture judéo-chrétienne empoisonna les relations du père et de la fille et les empêcha peut-être de se laisser aller à la tendresse et à l’admiration qu’ils auraient pu éprouver dans le secret de leur cœur.

            Pourtant fait extraordinaire à cette époque où la faute d’une fille (même si elle était la victime) rejaillissait sur l’honneur de son père, Orazio prit la défense de sa fille qui avait subi le viol d’un de ses plus proches amis mais il la rejeta également le jour où elle se maria pour ne plus la voir pendant de longues années. On s’imagine ce qu’Artemisia dut souffrir, l’amour et la haine qui durent déchirer son cœur, la rage nécessaire qu’elle dut lui insuffler pour la propulser vers la gloire.

 

J’ai été bouleversée tout au long de ce récit magnifique. Pour une femme qui réussissait à sortir de l’ombre, combien d’autres dont les talents, l’intelligence furent impitoyablement étouffés . Les écrits portent la mémoire collective, car il est juste de ne pas oublier ce qui fut.

D’autant plus que d’autres femmes se cachent dans les plis obscurs de la mémoire, notamment cette Plautilla Bricci, femme architecte, bâtisseuse d’église dans les Etats Pontificaux au temps de Caravage.

Alexandra Lapierre a appris l’italien et le latin , étudié la paléographie pour se lancer sur la trace de la fille et du père, dans chaque rue qu’ils avaient pu hanter jadis mais aussi dans les Archives secrètes du Vatican, et tant d’autres archives, registres qu’elle a parcourus à la recherche de documents les concernant et parmi des milliers de prénom : actes de baptêmes, reconnaissances de dettes, contrats de mariage, donations, testaments, procès qui ont conservé le souvenir de leur existence. Une belle histoire d’amour entre l’auteure et ses personnages.

« Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineJadis, Kath, Ruth et  Tommy ont été élèves à   Hailsham : une école idyllique, où ne règne aucune compétition, mais le souci de développer la créativité de chaque élève. Dans un superbe bâtiment, au cœur de la verdoyante campagne anglaise, des enfants semblent à l’écart du monde extérieur, élevés dans l’idée qu’ils sont différents,  leur destin  singulier, hors du commun , et leur rôle vis-à-vis de la société de la plus grande importance. C’est pourquoi ils doivent veiller à leur bien-être physique et moral afin de pouvoir servir au mieux la société dans laquelle ils entreront un jour.

Mais pour quelle raison les a-t-on réunis là ? C’est par un retour en arrière, une immersion dans le passé que Kath revisite leur passé commun afin de trouver un sens à leur destinée tragique. Cette enfance apparemment heureuse, par de nombreux signes prémonitoires, des événements au premier abord insignifiants, présage  un avenir douloureux. Aucun des élèves ne sait réellement à quoi ressemble le monde extérieur, ni à quoi  il doit s’attendre une fois qu’il aura quitté l’école.

Ils savent qu’ils sont spéciaux et que leur avenir sera différent de celui du commun des mortels. Cependant, jamais ils ne songent à se révolter et à contester la place qui leur est assignée. Ils tentent seulement de donner un sens à leur vie condamnée par avance, à leur absence totale de liberté.

Kazuo repose ici la question qui hante toute son œuvre : pourquoi obéit-on, pourquoi laisse-t-on se produire l’inacceptable, pourquoi renonce-t-on si facilement au bonheur et à l’amour alors qu’il faudrait se battre pour eux? C’est également le cas du majordome dans « Les vestiges du jour » qui laisse partir la femme qu’il aime. Nous nous soumettons à des impératifs qui nous dépassent, qui sont posés par des instances supérieures : l’Etat, Dieu, l’Eglise, à seule fin de servir l’intérêt de quelques-uns. Pourtant nous n’avons qu’une vie, et le bonheur est à vivre ici et maintenant.

          Kazuo Ishiguro esquisse ses portraits par petites touches lumineuses, à la manière des estampes japonaises. L’écriture est délicate, pleines de non-dits, de sous-entendus, de double-sens, et de mystère. Sous l’apparente quiétude, couve la menace qu’on sent omniprésente. A lire absolument.

 

Puissant, troublant, et dérangeant.