Archives pour la catégorie Femmes françaises

Carole Martinez – La Terre qui penche

Carole Martinez

Carole Martinez – La Terre qui penche roman Gallimard 2015

Dans ce roman, Carole Martinez continue, à sa manière, d’explorer les méandres des destins des femmes aux prises avec les interdits de la société patriarcale. Rappelons son magnifique et passionnant projet : écrire une histoire romancée des femmes dans un même lieu pendant plusieurs siècles ! On se retrouve à nouveau au domaine des Murmures, au XIVe siècle, après un bond de plus d’un siècle (En effet, En 1187, le jour de ses noces, Esclarmonde avait refusé d’épouser le jeune homme choisi par son père et demandé à être recluse), nous sommes en 1361, Blanche est morte, et le récit alterne en deux voix, celui de la Vieille Ame, et celui de Blanche elle-même.

Il y a toujours chez cette auteure, l’utilisation du merveilleux, du fantastique, enlacé à un réalisme historique d’une grande précision. Elle utilise toujours la même langue poétique, tissée de douceur et des violences du temps, de désir et de désespoir. Elle file parfaitement ses métaphores mais sait aussi allier la simplicité à la richesse de son écriture. Si ses personnages sont sensibles à la magie, s’ils ont ce pouvoir visionnaire, ils ne délaissent pas pour autant les outils de la raison afin de lutter contre le fanatisme ou l’obscurantisme qui règnent dans leur société comme dans la nôtre.

Blanche veut écrire mais son père lui interdit. Le diable guette les femmes, êtres faibles et déraisonnables, qu’il faut tenir loin du pouvoir.

« C’est d’être fille d’Eve qui me retient ! » s’insurge Blanche, « La mauvaise a désobéi à son père et nous sommes toutes punies depuis. Cette chienne nous a condamnées à ne plus rien cueillir ! Je ne prends pas les gens ou les choses à pleines mains comme un homme, je rêvasse, je me trouble et je ne me risque pas ! »

Roman d’initiation, Blanche va être conviée à un voyage qui sera aussi l’instrument de sa libération.

Carole Martinez ménage quelques retournements assez intéressants. Blanche est en quête d’identité et cherche patiemment des renseignements sur sa mère. Elle veut apprendre qui elle est, d’où elle vient.  La fin reste ouverte et on a hâte de savoir la suite, où de sauter encore quelques siècles à la suite de la plume bienheureuse et agile de Carole Martinez.

Festival d’Avignon off 2015 – Du domaine des murmures avec Leopoldine Hummel – compagnie La Caravelle DPI

Du domaine des murmures (Goncourt des lycéens 2011) – Programme du OFF 2015 – Avignon Festival & Compagnies – Théâtre des Halles, salle de la Chapelle.

femmes-de-lettres les femmes et le théâtre 1 jpg« 1187, le Moyen Âge. Franche Comté, le domaine des Murmures. Le châtelain impose à sa fille unique,« Lothaire-le-brutal ». Esclarmonde, 15 ans, refuse le mariage. Le jour de la noce, elle se tranche l’oreille. Elle choisit d’épouser le Christ. Protégée par l’Eglise elle est emmurée vivante, une recluse. Pourtant, neuf mois plus tard, la pucelle donne naissance à un fils. L’enfant a les paumes percées : les stigmates du Christ…Mystère ? Menace ? Miracle ? Du fond de sa tombe. Esclarmonde va défier Jérusalem et Rome, les morts et les vivants et même le Ciel, pour sauver son fils. « 

J’avais lu le roman de Carole Martinez ( ) que j’avais beaucoup aimé. Léopoldine Hummel donne chair à ce texte avec une grande force et beaucoup de subtilité. Son jeu est d’une grande justesse; elle n’en fait ni trop, ni trop peu. Le personnage a une profonde force morale, et les émotions qui l’agitent laissent voir toute la richesse de son intériorité. Elle murmure, chante, fait vibrer sa voix avec une infinité de degrés. Comment forcer le destin et conquérir sa liberté dans une société qui vous enferme dans un rôle et dans des codes ? Esclarmonde défie le monde et Dieu…
La seule chose qui m’a gênée dans la mise en scène est l’utilisation d’un micro dont la comédienne n’avait absolument pas besoin dans cette petite chapelle. Leopoldine Hummel était lumineuse et inspirée, faisant corps avec son texte, amoureusement. Une belle performance, et la profondeur d’un souffle pendant 1h15.
Interprète(s) : Leopoldine Hummel
Charge de production et de diffusion : Daniel Legrand
Adaptation scénographie et mise en scène : José Pliya
La Caravelle Diffusion Production Internationale, cie de création, se veut un laboratoire pour questionner le « vivre ensemble »Soutien : Conseil Général du Doubs
Cette pièce avait été jouée du 5 mai au 12 juillet au Théâtre de poche Montparnasse avec une autre comédienne, Valentine Krasnochock.

Dans l’or du temps – Claudie Gallay

Dans l'or du tempsDans l’or du temps de Claudie Gallay – Editions du Rouergue, 2006, repris en poche éditions Babel

Vignette femmes de lettresDans une maison en Normandie, en bord de mer, un couple s’installe avec leurs deux filles. L’homme, le narrateur, rencontre alors une vieille dame, Alice Berthier, lourdement chargée, et lui propose de la raccompagner chez elle. Commence alors une étrange relation entre les deux. L’homme est à une période cruciale de sa vie où il s’interroge sur le sens de ses choix et la profondeur de ses engagements et Alice Berthier, sentant approcher la mort, sent le besoin de confier à cet inconnu le secret qui a rongé sa vie d’adulte. La distance ainsi créée permet à chacun de retrouver soi en l’autre, dans une confession toujours différée.

Là encore, comme dans le roman « Rosa Candida » c’est une femme auteur qui se met dans la peau d’un homme, et qui plus est un homme vivant une crise dans son couple. Il est indécis, il ne sait pas, il découche, il tergiverse, à sa compagne de s’occuper des filles. Il a l’impression de n’avoir rien décidé, ni sa paternité, ni cette maison en Normandie. Rien.

D’ailleurs c’est un leitmotiv, à chaque fois que quelqu’un lui demande quelque chose, il répond qu’il ne sait pas. Mais il n’arrive pas non plus à mettre de mots sur son malaise, ni à véritablement exprimer ses sentiments.

Anna, la compagne du narrateur, s’insurge contre les modèles que reproduisent ses filles, elle déteste les voir jouer à la poupée, à la dinette ou lire Martine. Mais comment lutter ? « On offre toujours des poupées aux filles ». D’ailleurs le narrateur l’avoue, les femmes sont bien plus fortes que les hommes. Elles décident, elles s’occupent des enfants. Elles ne peuvent pas s’octroyer le luxe du doute, du malaise, partir pendant des heures sans dire où elles vont. Anna peut pleurer, tempêter, qu’à cela ne tienne, mais elle doit tenir. Elle, au contraire, exprime ses doutes, ses interrogations, dit combien elle est blessée.

Les femmes de ce roman ont ce statut particulier d’être reliées au regard des hommes, à leur désir. Alice avoue que les femmes commencent à mourir bien avant d’être mortes mais dès qu’elles commencent à vieillir et qu’aucun homme ne les désire plus. Elles sont dans une relative passivité jusqu’au moment où le désespoir et la colère leur insufflent une force ou une folie dont elles ne se croyaient pas capables. Car les hommes ont aussi un terrible pouvoir dit le livre… Il retrace aussi la découverte de la civilisation des Indiens Hopis en Arizona par les intellectuels de l’époque, André breton notamment et donne un panorama des croyances des Indiens.

J’ai surtout été intéressée par l’aspect documentaire de cette œuvre plus que par l’œuvre littéraire elle-même. Je n’ai pas retrouvé la magie des « Déferlantes » que j’avais vraiment adoré mais l’oeuvre est intéressante et bien écrite.

Prix du livre inter 2015 : Valérie Zenati – Jacob, Jacob

« Le goût du citron glacé envahit le palais de Jacob, affole la mémoire nichée dans ses papilles, il s’interroge encore, comment les autres font-ils pour dormir. Lui n’y arrive pas, malgré l’entraînement qui fait exploser sa poitrine trop pleine d’un air brûlant qu’elle ne parvient pas à réguler, déchire ses muscles raides, rétifs à la perspective de se tendre encore et se tendant quand même. »

Jacob, un jeune Juif de Constantine, est enrôlé en juin 1944 pour libérer la France. De sa guerre, les siens ignorent tout. Ces gens très modestes, pauvres et frustes, attendent avec impatience le retour de celui qui est leur fierté, un valeureux. Ils ignorent aussi que l’accélération de l’Histoire ne va pas tarder à entraîner leur propre déracinement.

Présentation de l’éditeur

Dix-sept ans de Colombe Schneck

Dix-sept ans de Colombe Schneck – 07 janvier 2015 – Grasset – 47 pages

Vignette femmes de lettresCe court récit pour rappeler que le droit à l’avortement, partout menacé, est essentiel à la liberté des femmes. A dix-sept ans, Colombe Schneck devient enceinte d’un beau garçon dont elle n’est pas amoureuse. Pas question de sacrifier son avenir, ses études. Fille de médecins de gauche, compréhensifs et à l’écoute, elle décide de subir une IVG. A l’heure des discours de certains politiques qui voudraient restreindre l’application de la loi, sous prétexte d’une banalisation de l’avortement, l’auteure rappelle qu’il ne s’agit pas d’un moyen de contraception, que c’est un événement qui reste un choix à assumer, qui laisse des traces, dont on ne peut parler facilement, parce qu’il renvoie à une certaine culpabilité. L’avortement de confort n’existe pas, c’est une fiction commode. Et c’est bien là le problème, 40 ans après la loi Veil, cette difficulté à affronter le regard des autres. Annie Ernaux, dans « L’événement » (paru en 2000 , personne n’en fit écho) raconte la solitude dans laquelle l’a plongé un avortement en 1963 , cinq ans avant la légalisation de la pilule et onze ans avant celle de l’IVG, à une époque où l’avortement était illégal et risqué. Si la jeune fille de 17 ans est enceinte, c’est par négligence, une pilule oubliée, l’insouciance de celle qui croit que cela ne peut pas lui arriver.
Le corps des femmes peut enfanter, et c’est une différence irréductible avec celui des hommes. C’est la brutalité du biologique, sa violence, son aliénation parfois mais aussi son pouvoir de création. Après le combat de Simone Veil, 44 ans après «Le manifeste des 343» paru dans le no 334 du magazine Le Nouvel Observateur dans lequel des Françaises reconnaissent « Je me suis fait avorter » s’exposant à des poursuites pénales, l’auteure raconte une nouvelle fois la rébellion, et l’illusion due peut-être à la liberté que donne la contraception, que les garçons et les filles sont à égalité. « Je suis aussi libre que mon frère, ma mère est aussi libre que mon père. », et que les femmes sont délivrées du biologique.
Un livre court et sensible.

Logo Prix Simone Veil

sélection 2015

Geneviève Brisac « Week-end de chasse à la mère »

brisac - Week-end de chasse à la mère

Geneviève Brisac est attentive à ce qui se trame dans le monde de l’infime, du quotidien, aux révolutions qui se jouent sans qu’une seule goutte de sang soit versée, mais dont les victimes sont innombrables. Combien de femmes auront été sacrifiées sur l’autel de la « bonne mère », de cet ensemble d’opinions et de préjugés qui commandent aux femmes ayant enfanté? Nouk, souffrant d’anorexie dans Petite, est ici la mère divorcée d’Eugénio, enfant gâté, tendre et tyrannique. Est-elle une bonne mère ? Son entourage ne tarit pas de recommandations et de conseils, qui sont le signe d’une subtile condamnation. S’organise alors une traque insidieuse, à coup de petites phrases et de sous-entendus. C’est « Un week-end de chasse à la mère ». On les connaît pourtant les mères, avec leur sens du sacrifice et de l’abnégation, celles d’avant soixante-huit. Les psychologues et les psychanalystes ont assez dénoncé ces mères castratrices, dévorantes et intrusives . Toute une génération ne s’est-elle pas soulevée contre le poids des mères ? « En chœur, nous maudissions nos mères, raconte Nouk en parlant d’elle et de son amie Martha, […]. Les mères, cette engeance ! disions nous. La littérature n’est-elle pas pleine de leur crimes et de leur bonne conscience, de leurs plaintes et de leurs ravages. Désertons ! était notre mot d’ordre. Plus jamais ça et plus jamais nous ! »
Les mères de l’après-féminisme sont-elles mieux loties ? Doutant de leurs capacités maternelles, ayant toujours peur de mal faire, aidées en cela par un inconscient collectif qui a intégré et digéré la responsabilité des mères dans les pathologies de leurs enfants – comme si les pères, eux, par nature distants, n’étaient là que pour atténuer les ravages d’une trop grande fusion maternelle- être mère n’est pas une sinécure.
« Il n’y a que les mères mortes, me surprends-je à penser parfois, celles-là ne font pas de mal, elles sont les plus douces et les plus parfaites. »
Mais lorsque les mères ne sont pas criminelles, elles sont les otages consentants, les victimes toutes désignées de ces petits « pachas égoïstes » qui les « séquestre mentalement » pour les abandonner lorsqu’ils n’ont plus besoin d’elles.
Il s’agirait de leur faire entrer dans le crâne « que nous ne sommes pas des mères au foyer et qu’ils nous doivent respect et assistance. »
Nouk travaille dans une bibliothèque pédagogique où l’on trouve toute sorte d’ouvrages pour aider les mères, scientifiquement, cette fois, rationnellement, à être de bonnes mères. Puisque les anciennes étaient de mauvaises mères par un trop plein d’animalité, et un manque cruel de réflexion, empêtrées dans une tradition qui ne se discutait pas,  les nouvelles seront éduquées et consciencieuses. Elles auront la distance de la raison.
Geneviève Brisac connaît parfaitement l’univers woolfien, et le poids des pierres que l’on glisse dans ses poches, la terrible pesanteur du désespoir. Comment Nouk s’en sortira-t-elle ? Parviendra-t-elle enfin à être la mère qu’il faut à son fils ? Il faut lire ce livre pour le savoir, véritable observatoire de la maternité, à la fois mélancolique et drôle.

La clandestine du voyage de Bougainville, « Jeanne Barré, la voyageuse invisible »

Michèle Kahn raconte l’histoire romancée de Jeanne Barré, première femme à avoir accompli un voyage autour du monde lors de l’expédition de Bougainville.
A une époque où les femmes sont interdites à bord des bateaux, Jeanne, qui connaît parfaitement les plantes, guérisseuse à ses heures, se travestit en valet pour suivre son amant botaniste, Philibert Commerson, à bord de l’Etoile le 10 janvier 1767. Son histoire est romancée dans La Bougainvillée, de Fanny Deschamps (1982), et reprise en 2014 par Michèle Kahn dans « La clandestine du voyage de Bougainville » qui en propose une manière d’épopée.

Vignette Les femmes et le théatreLe théâtre de Sartrouville a proposé cette histoire« Jeanne barré, la voyageuse invisible » , du 17 au 21 mars 2015 à travers un texte d’Eudes Labrusse et une mise en scène de Jérôme Imard & Eudes Labrusse.
« Des campagnes françaises aux plages de Tahiti, l’étonnant voyage d’une femme au siècle des lumières.
Un beau matin de 1776, une jeune femme s’embarque sous le nom de Jean Barré à bord d’un des navires de l’expédition légendaire de Bougainville. Pendant deux ans, aux hasards de la mer, elle vit travestie en homme au milieu des marins et des plus grands savants de l’époque. Jeanne Barré est la première femme à avoir fait le tour du monde. Son histoire, bien réelle, est pourtant percée de mystères. Eudes Labrusse en comble les vides en réinventant la vie intérieure de l’aventurière et son périple autour du monde. Toutes voiles dehors, c’est ce destin de femme exceptionnelle que deux comédiens et un violoncelliste nous invitent à découvrir à bord d’un imposant « bateau-théâtre ». Une rencontre avec une personnalité surprenante, aussi déterminée que brillante ! »

Alice Zeniter – Sombre dimanche ou la maison qui tuait les femmes

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Alice Zeniter – Sombre dimanche – Editions Albin Michel 2013 – Le livre de poche 2015 Prix de Closerie des Lilas – Prix du Livre Inter 2013 – Prix des lecteurs de l’Express Sélection Prix des Lecteurs du livre de poche 2015 Quelle influence ont les lieux sur nos vies ? Nos maisons sont-elles assassines ? Faites pour abriter nos amours, élever nos enfants, nid douillet, refuge, peuvent-elles un jour se retourner contre nous ? Et pire encore, existe-t-il des maisons tue-femmes ? De quelle sorte est cette maison, coincée au milieu des rails, près de la gare de Nyugati, à Budapest ? Cette maison qui abrite les Màndy de génération en génération. Une maison peuplée d’hommes, où bizarrement les femmes disparaissent parce que c’est une tare familiale chez eux, perdre les femmes qu’ils ne peuvent ni garder, ni protéger. Ils y sont aidés par la dureté des temps, car il y a des époques et des lieux où il ne fait pas bon être une femme. Comme en 1945 , en Hongrie, lorsque des soldats soviétiques traînent dans les rues, ivres et désœuvrés… C’est peut-être la faute de Staline, ce monde épais et lourd, rempli de chuchotements et de secrets ? Imre assiste à l’effondrement de l’URSS, à l’arrivée des sex-shops, et à une liberté toute neuve sous les traits d’une jeune allemande de l’ouest. Mais « partout les gens manquent. Le monde ne sera jamais suffisamment plein. Sous trop de porches, des gens attendent, sûrs que la vie leur doit quelque chose, quelqu’un, et jamais ça n’arrive ». Kerstin sera-t-elle l’amour d’Imre, brisera-t-elle la malédiction familiale, de ces hommes enfermés en eux-mêmes comme des poissons dans un bocal ? Pour lesquels personne n’existe assez fort pour les atteindre, pour habiter leur monde, et devant qui les gens passent comme des trains. Des femmes qui restent au seuil d’eux-mêmes, comme au seuil de cette maison, des femmes obligées de se retirer ou de périr… Comment dire la beauté de ce roman ? Sa nostalgie, sa mélancolie, le miracle de sa construction qui s’égrène comme les vers d’un poème. Délicat et subtil, il dit notre solitude, la brutalité de l’histoire, notre profond désir d’aimer et notre impuissance. Née en 1986 en Basse-Normandie, Alice Zeniter est normalienne, doctorante en études théâtrales et chargée d’enseignement à Paris III. Elle a publié un premier roman à l’âge de 16 ans, « Deux moins un égal zéro » (Prix littéraire de la ville de Caen 2003) puis « Jusque dans nos bras » en 2010.

La Pluie d’été – Marguerite Duras/Sylvain Maurice au CDN de Sartrouville

Théâtre de sartrouville

La pluie d’été mise en scène par Sylvian Maurice

Avec Nicolas cartier, Pierre-Yves Chapalain, Philippe Duclos, Julie Lesgages, Philippe Smith, Catherine Vinatier

Collaboration à la mise en scène, Nicolas Laurent, scénographie et costumes, Maria La Rocca, assistée de Jules Infante, lumière de Marion Hewlett, son de Jean de Almeida, construction décor du Bureau d’Etudes Spatiales, , répétitrices Béatrice Vincent, Olivia Sabran, régie générale Rémi Rose

 

La scène de théâtre est un lieu magique où les mots prennent vie, s’incarnent, où les corps eux-mêmes ont leur propre grammaire, leur syntaxe et où la rencontre du texte et du corps produit une émotion profonde et singulière.

Vignette Les femmes et le théatrePublié en 1990, La Pluie d’été raconte la vie d’une famille d’immigrés –le père, la mère et leurs nombreux enfants, hors de la culture, de la richesse et du pouvoir, vivant en banlieue parisienne, à Vitry, dans une ville dévorée par ses grands ensembles. Individus que l’on pourrait croire impuissants mais qui au contraire sont dotés d’une énergie, d’une vitalité extraordinaires. Ernesto, l’aîné, refuse d’aller à l’école car il ne veut pas apprendre ce qu’il ne connaît pas, mais fréquente tout de même les sorties d’écoles, les lycées, et des universités.

Cela m’a fait penser à une parole biblique que je ne saurais plus exactement situer mais qui dit en substance, « Tu ne m’aurais pas cherché, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Peut-être ne cherche-t-on que ce que l’on connaît intimement, profondément, ce qui répond aux questions les plus urgentes que nous nous posons et auxquelles nous avons déjà apporté une réponse. Cela me fait penser à la réminiscence grecque, au christianisme, enfin à un certain mysticisme. Pourtant Ernesto n’est pas replié sur lui-même mais ouvert au monde qu’il observe intensément.

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Lorsque nous sommes arrivés dans la salle, les comédiens étaient assis au bord de la scène, le regard au loin. La mise en scène très dynamique, la scénographie, les lumières impulsent un mouvement qui emporte et captive le spectateur tout au long d’une représentation où l’on ne s’ennuie jamais. Les comédiens sont excellents, la mise en scène intelligente, sensible et efficace.

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« Comme la langue d’origine des personnages n’est pas le français ou bien qu’ils sont analphabètes, Duras invente une langue originale. Surtout, elle donne l’illusion « qu’on pense comme on parle. ». les pensées s’énoncent en direct , au présent, dans un étonnement permanent. Ernesto et sa mère, qui fonctionnent en miroir, accouchent de ce qu’ils ont à dire en même temps qu’ils le disent. La pensée est sur un fil, dans une continuelle reformulation. Les pensées les plus hautes se heurtent à la trivialité d’un parler populaire. […]Au fur et à mesure qu’Ernesto acquiert de nouveaux savoirs (et il assimile tout), il va être traversé par « une conscience de l’inconnaissable ». Ernesto se sert du grand livre brîlé, L’Ecclésiaste. En même temps qu’il s’identifie à david, roi de jérusalem, il en acquiert la pensée tragique : « J’ai compris que tout est vanité/ Vanité des vanités/ Et poursuite du Vent. » explique Sylvain Maurice qui donne à entendre Duras de la plus intelligente façon.

Marguerite Duras – La pluie d’été

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Vitry, banlieue tentaculaire, immense, vidée de tout ce qui fait une ville, réservoir plutôt avec, çà et là, des îlots secrets où l’on survit. C’est là que Marguerite Duras a tourné son film Les Enfants : « Pendant quelques années, le film est resté pour moi la seule narration possible de l’histoire. Mais souvent je pensais à ces gens, ces personnes que j’avais abandonnées. Et un jour j’ai écrit sur eux à partir des lieux du tournage de Vitry ». C’est une famille d’immigrés, le père vient d’Italie, la mère, du Caucase peut-être, les enfants sont tous nés à Vitry. Les parents les regardent vivre, dans l’effroi et l’amour. Il y a Ernesto qui ne veut plus aller à l’école « parce qu’on y apprend des choses que je ne sais pas », Jeanne, sa sœur follement aimée, les brothers et les sisters. Autour d’eux, la société et tout ce qui la fait tenir : Dieu, l’éducation, la famille, la culture… autant de principes et de certitudes que cet enfant et sa famille mettent en pièces avec gaieté, dans la violence.

Les heures souterraines – Delphine de Vigan

Les-heures-souterraines-de-Delphine-de-Vigan

Une femme, un homme. Paris. Les autres, tous les autres. Les rendez-vous manqués, les mots qui trompent et puis ceux qui ne se disent pas, oppressants, les regards, les évitements, le silence qui cogne, qui mord, qui met KO.

L’Autre n’est jamais là où on l’attend, il se dérobe dans le langage, insaisissable, que ce soit dans l’amour ou le travail. Les relations sont friables, peu fiables, sujettes à variations et à caution. Delphine de Vigan explore le purgatoire des relations humaines, car ne vous y trompez pas, il est bien sur terre, dans ces équilibres instables, ces relations de pouvoir, ces faux-amis, la solitude … Mathilde et Thibault vivent dans la même ville, se croisent, se frôlent mais ne se rencontrent pas.

Ils sont déjà fatigués, n’ont plus envie de se battre et n’y croient plus vraiment. Ils ont pris trop de mauvais coups, sont déjà exsangues et manquent d’à-propos.

Delphine de Vigan raconte quand rien n’arrive, quand les gens ne se rencontrent pas, ne se parlent pas, ne se comprennent pas, quand rien de ce qu’on attend ne survient. Les naufrages n’ont rien de spectaculaire car le bateau coule tout simplement, silencieusement, causant juste quelques gros remous. Les eaux se referment, la surface est aussi lisse qu’avant. L’essentiel se dérobe au regard. Le harcèlement au travail se fait aussi avec la complicité de tous. Notre société prône un individualisme féroce et personne n’est à l’abri d’en être victime un jour. Les relations amoureuses se délitent faute de véritables amoureux ou à cause de l’amour peut-être, qui n’est pas là, au rendez-vous. Il ne faut pas se leurrer, on aime rarement à deux.

Le roman de Delphine de Vigan qui est arrivé finaliste au Goncourt, n’est pas un roman désespéré, ni désespérant, même s’il est tissé de nos défaites et de nos renoncements. Il dit ce qui ne peut être dit, montre ce qui ne survient pas, plonge dans le néant, éclaire les mises à l’écart aussi implacables que des mises à mort.

Un roman sombre et émouvant.

Heureux les heureux, les affres du couple vues par Yasmina Reza

Heureux les heureux

Des œuvres de littérature contemporaine qui passeront à la postérité, on ne sait rien. Peut-être certaines œuvres se distinguent-elles par leur souffle puissant, par la maîtrise de leur écriture, et on peut tout de même parier sur quelques noms. Ce qui toutefois les rendra incontournables, à mon avis, c’est leur manière de capter l’air du temps.

Dans les nombreuses thématiques qui agitent nos contemporains, il y a encore et toujours les affres de l’amour, la crise du couple et les innombrables tentatives des individus pour trouver des solutions à l’enlisement et à l’impasse sentimentale.

Les personnages littéraires se débattent comme nous dans des histoires compliquées.

On pourrait croire, par le nombre de divorces, que le vingt-et-unième siècle a sonné le glas du couple. Yasmina Reza, dans son livre « Heureux les heureux », présentent dans des scènes de la vie conjugale quelques couples aussi malheureux les uns que les autres. Ils se trompent, se mentent, se déchirent mais tiennent malgré tout à une certaine stabilité. Des relations ordinaires habitées par la plus grande violence. D’ailleurs ne passent-ils pas leur temps à faire saigner l’autre, à le déchiqueter à petits coups de dents, à petits coups de phrases assassines, une lutte à mort dans un supermarché entre un homme et sa femme à propos d’un morbier, une carte qu’un homme avale devant sa femme qui lui a fait perdre une partie de bridge. On ne sait trop pourquoi ils restent d’ailleurs, les enfants peut-être, les habitudes dont il est difficile de changer. Un rêve perdu d’éternité qui seul saurait nous sauver de la mort ? Après tout, s’il n’y a pas d’amour, ou s’il est d’avance condamné, pourquoi changer ? Quant à la fidélité, pari impossible à tenir, n’en parlons même pas. Les aventures extra-conjugales sont presque une nécessité pour échapper à l’asphyxie du couple.

« Il y a en moi une région qui aspire à la tyrannie », avoue Hélène, « Une femme veut être dominée. Une femme veut être enchaînée », assène-t-elle plus loin comme une évidence.

« Les femmes sont séduites par des hommes effroyables, parce que les hommes effroyables se présentent masqués comme au bal. », renchérit plus loin Hélène. Un masochisme féminin semble entraîner inexorablement les femmes vers leurs bourreaux. Quant aux hommes, leurs prédateurs, il se meuvent dans cet univers de faux-semblants avec une parfaite aisance.

Mais il faudrait prendre garde au titre repris de José Luis Borges, « Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour. Heureux les heureux. »,  inspiré des huit Béatitudes énoncées par le Christ dans son Sermon sur la montagne (Matthieu 5-3).

 Une œuvre littéraire n’est pas un essai, et il ne pose pas d’axiomes, ni n’essaie de convaincre, il naît avant tout d’une expérience personnelle, et d’observations aussi fragmentaires que fragmentées, de la vie réelle. Tout dépend de ce que vous avez vécu, si vous êtes heureux ou malheureux en amour. Si vous avez souffert. Il y a fort à parier que beaucoup ont souffert, mais qui sait, peut-être, quelques-uns …

Le pur et l’impur – Colette

le-pur-et-l-impur

Parler d'homosexualitéLe pur et l’impur a été écrit par Colette à l’âge de 59 ans en 1932. Publié d’abord sous le titre « Ces plaisirs… ». Il possède une dimension autobiographique et la narratrice est bien Colette qui convoque les amis passés, de Marguerite Moreno à Francis Carco, en passant par Renée Vivien et Edouard de Max. Cette autobiographie est aussi une tentative de réflexion sur la jouissance féminine et masculine, sur l’homosexualité, à la manière d’un moraliste, puisqu’il s’agit ici de nommer le pur et l’impur, mais à la manière d’un moraliste qui déjouerait tous les pièges de la morale en vigueur à l’époque. D’ailleurs, le pur est moins ce qui est moralement adéquat que ce qui sonne à la manière d’un cristal, la poésie de la rencontre, des sensations et sentiments, une sorte d’au-delà de la morale, « un infini tellement pur », car les mots aussi acquièrent une résonance, un tremblement de glace…

Il est hors de propos d’analyser ce livre, les quelques minutes dont je dispose n’y suffiraient évidemment pas.

Ce livre se présente comme une série de rencontres de Colette avec des amis ou inconnus qu’elle interroge ou qu’elle incite à la confidence. La première partie est celle qui m’a le moins plu, elle raconte la rencontre d’une femme avec son jeune amant dans une fumerie d’opium, le plaisir qu’elle simule pour le conforter dans son assurance de jeune mâle et sa conversation avec un Don Juan qui ne connaît des femmes que la conquête. Il est le misogyne dans toute sa splendeur et sa stupidité. Il est un consommateur qui se plaint de ses conquêtes, de leur donner trop et de ne rien recevoir en échange.

Les deux mondes, ceux des hommes et des femmes sont d’une hétérogénéité qui ne permet pas vraiment la compréhension ; elle fonctionne à la manière d’une frontière qui ne peut être franchie que temporairement dans le feu de la passion. La femme peut offrir son « brave corps de femelle » en même temps que sa vocation de « servante ». Le masculin est ici supérieur au féminin. Peut-être Colette a-t-elle simplement intériorisé les relations entre les hommes et les femmes de son temps. D’ailleurs elle le répète, à la fin du livre, elle est femme de « combat » et non de raisonnement. Enfin, les femmes indépendantes, intelligentes sont « viriles » et représente un danger d’homosexualité pour les hommes, affirme Marguerite Moreno.

La supériorité des hommes tient à leur statut mais ce sont des êtres profondément faibles, « … entends-les crier sous l’effleurement d’une coccinelle et le passage d’une abeille… ». L’organisation sociale repose en fait sur un malentendu, ce sont les femmes les plus endurantes et les plus fortes. La seule bravoure des hommes est de type militaire, dit-elle. D’ailleurs « le lent mâle écarté », « tout message de femme »devient clair et foudroyant.

La seule manière d’échapper à ce monde d’hommes, à sa violence, est l’homosexualité féminine qui est presque maternelle, car les relations sont de « protectrice à protégée », enveloppante. Elle raconte une très belle histoire d’amour entre deux jeux jeunes femmes anglaises de la bonne société au XVIIe siècle qui fuirent et se réfugièrent dans un cottage à la campagne pour y vivre toute leur vie ensemble.

Pas besoin de singer les hommes, d’être leur égale car une femme « qui reste une femme, c’est un être complet ». Il ne lui manque rien.

L’homosexualité masculine montre selon elle « qu’un sexe peut supprimer , en l’oubliant, l’autre sexe. » alors que les femmes lesbiennes le seraient souvent par dépit seulement « préoccupées de l’homme, détractrices hargneuses et apocryphes de l’homme ». D’ailleurs, ces dames en veston ont parfois un mari qu’elle rejoignent, sont souvent bisexuelles et se passent difficilement des hommes. Peut-être le statut de la femme à l’époque la maintient-elle sous la dépendance des conjoints.

 J’ai pris beaucoup d’intérêt à la lecture de ce livre qui , selon Colette, était son meilleur livre. Il est un témoignage important sur son époque et certains passages m’ont vraiment emportée.

Roman érotique : Alina Reyes « Le boucher »

alina reyes

« La chair du bœuf devant moi était bien la même que celle du ruminant dans son pré, sauf que le sang l’avait quittée, le fleuve qui porte et transporte si vite la vie, dont il ne restait ici que quelques gouttes comme des perles sur le papier blanc. Et le boucher qui me parlait de sexe toute la journée était fait de la même chair, mais chaude, et tour à tour molle et dure ; le boucher avait ses bons et ses bas morceaux, exigeants, avides de brûler leur vie, de se transformer en viande. Et de même étaient mes chairs, moi qui sentais le feu prendre entre mes jambes aux paroles du boucher. »

Bizarrement, c’est le livre de Martin Provost qui m’a fait penser à celui-là. Un livre érotique, au langage parfois très cru, où le sexe est d’une certaine sauvagerie, d’une grande puissance, et finement écrit aussi. La chair est triste hélas, mais parfois, parfois seulement. Il arrive aussi qu’elle parvienne à nous faire oublier pour quelques heures, quelques jours ou quelques mois le désespoir qui menace de nous faire la peau.

La jeune héroïne de ce roman souffre d’un terrible chagrin d’amour. Elle s’absorbe dans les courbes et les creux du corps. Un corps autonome d’où l’esprit est absent, un corps aveugle et plein, dans la vaine épaisseur de sa chair. Il n’y a pas d’amour dans ce roman entre les deux amants mais une tentative de captation obtuse, une attente fermée, sans ouverture.  En même temps qu’une jouissance forcenée.

La chair livrée à elle-même n’a pas d’autre horizon, elle forme une circularité tenace et exaltante tout en étant parfaitement désespérée, dans le sens où elle est totalement sans espoir.

Alina Reyes écrit véritablement bien et c’est à ne pas négliger dans un genre où il est très facile de se laisser enfermer. ( Alina Reyes est un pseudonyme tiré d’une nouvelle de Julio Cortázar, la Lointaine ou le journal d’Alina Reyes, l’histoire d’une femme qui part en quête de son double).

Doublement inspirée…

Le quai de Ouistreham – Florence Aubenas

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vignette Les femmes et la PenséeC’est curieusement une autre lecture  « La couleur des sentiments » qui m’a conduit à ce livre. Les femmes de ménage noires du roman sont indispensables mais invisibles pour leurs employeurs blancs. La femme de ménage a un statut particulier parce qu’elle est presque obligatoirement une femme et non qualifiée. Une femme qui n’a pas de qualification sait au moins faire le ménage si elle ne sait pas faire autre chose. A priori, on l’a éduquée pour tenir un foyer !

Florence Aubenas part à Caen en 2009 et s’inscrit au chômage avec seulement un bac sur son CV et de longues années d’inactivité due à son statut de femme au foyer. A Pôle Emploi, on lui propose de devenir agent de propreté dans des entreprises. Elle fait alors l’expérience du monde de la précarité où « on travaille tout le temps sans avoir de travail, on gagne de l’argent sans vraiment gagner notre vie. »

Ce livre est bouleversant parce qu’il nous plonge au cœur d’un monde inconnu pour la plupart d’entre nous, un monde où les valeurs ne sont plus les mêmes ou la misère n’est jamais loin de l’extrême pauvreté de ces travailleurs qui peinent à gagner 800€ par mois.

Une des femmes raconte qu’elle ne va pas chez le dentiste car c’est trop cher et qu’il est très difficile d’obtenir un rendez-vous lorsqu’on est titulaire de la CMU. Alors la jeune femme préfère laisser pourrir toutes ses dents jusqu’à ce qu’on les lui arrache toutes à l’hôpital et qu’on lui donne un dentier.

Dans ce monde-là, non seulement les employés fournissent un travail très dur physiquement mais en plus ils sont obligés de subir le mépris de leur employeur, je dirais même la férocité de ceux qui ont le pouvoir de donner quelques heures par ci, par là. Pour pouvoir gagner leur vie, les agents de propreté, en majorité des femmes, sont obligés de cumuler des contrats pour quelques heures et courent d’un poste à l’autre de 5 heures du matin à 22h00 le soir. Le statut d’ouvrier paraît alors le plus enviable parce qu’il assure des horaires de travail compatibles avec une vie de famille. Mais quid des entreprises ? Il n’y en a plus, raconte Florence Aubenas, les usines ont fermé, la France se désindustrialise, les entreprises délocalisent et les ouvriers se retrouvent au chômage sans espoir souvent de retrouver un autre emploi.

Les seules opportunités sont liées au nettoyage et à l’entretien. Et ces femmes sont non seulement mal payées mais exploitées puisqu’on leur demande souvent d’assurer des « missions » en des temps impossibles à tenir. Alors elles font des heures supplémentaires non payées pour ne pas perdre leur emploi.

Dans ce monde de la précarité, les loisirs consistent à rêver devant toutes ces choses hors de prix quand on ne gagne même pas le SMIC, on va se promener au centre commercial comme on irait se promener sur les Champs Elysées.

A l’issue de cette lecture qui m’a fait penser sur certains points au roman que je venais de lire, je me suis demandée comment s’opérait ce lien entre la féminité et la domesticité. Cela m’a intéressée.

Selon les différentes statistiques, les femmes occupent majoritairement des emplois dans le secteur des services « notamment dans des postes relationnels ou touchant aux fonctions domestiques (cuisine, ménage, soins, garde et éducation des enfants) ». Les femmes ayant obtenu le droit de vote assez tardivement en France ont longtemps été cantonnées aux sphères de la domesticité. Il est curieux de noter que des domaines d’activités où elles étaient minoritaires au début du siècle, l’enseignement primaire par exemple, ont été désertés par les hommes  lorsqu’ils ont été investis par les femmes. Il est intéressant de noter également que les interlocuteurs des enseignants sont majoritairement des interlocutrices. Cela est dû à une intégration depuis l’enfance des normes de différenciation sexuelle des tâches. Le contrôle social s’exerce autant sur les hommes que sur les femmes quant au respect. plus ou moins strict de la frontières entre les tâches féminines et masculines. Les tâches domestiques sont liées historiquement à la position subordonnée de la femme dans la sphère domestique.

          La division du travail entre l’homme et la femme est une construction sociale caractérisée par l’opposition « entre les actions continues et duratives, en général attribuées aux femmes, et les actions brèves et discontinues, en général attribuées aux hommes. »(Bourdieu)

Cette division sexuelle des tâches serait-elle naturelle ? Que nenni répond Pierre Bourdieu, c’est une construction fondée sur « l’accentuation de certaines différences et le voilement de certaines similitudes »[1] (Bourdieu, 1998 : pp. 13-21). Donc si l’organisation sociale tend à générer des codes régissant la différenciation des tâches, ces codes eux-mêmes peuvent changer et évoluer ; ils ne sont pas immuables. Voir l’exemple de ceux qu’on a appelé des papas « poules » ou de ces hommes qui osent affirmer leur goût pour la cuisine et les tâches ménagères . Cette division sexuelle des tâches a été renforcée par une façon de penser le monde de manière très dualiste : ce qui relève du domaine de l’esprit est noble, ce qui relève du corps, de sa finitude et de sa corruption est vil. Donc tout ceux qui nettoient, entretiennent ont forcément des occupations basses et serviles. Les mentalités évoluent mais c’est plus difficile peut-être qu’enlever des tâches sur le col d’une chemise !

Virginie Despentes King Kong Theorie

King Kong Théorie Grasset 2006

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Parler d'homosexualité Disons-le tout de suite, Virginie Despentes n’est pas consensuelle, sa langue est crue et sans détours, elle n’a pas peur de jeter des pavés dans la mare et sa pensée, souvent, est radicale. Moi, j’aime sa sincérité, sa virulence et sa force qui n’excluent pas la fragilité fondatrice de tout être humain.

King Kong théorie est une réflexion nourrie des expériences personnelles de l’auteure, celle du viol qu’elle a subi à 17 ans, de la prostitution qu’elle a exercée occasionnellement et de la pornographie, milieu dans lequel elle a travaillé et chroniqué des films.

Son texte est riche, porté par une grande énergie, et agit comme de la dynamite. Il est souvent drôle, très pertinent et polémique. Il est écrit pour toutes celles ou ceux qui ne se sentent en adéquation ni avec le discours dominant,  ni avec la place qui leur est assignée qu’il soit homme ou femme.

Ainsi dit-elle d’où elle écrit, « prolotte de la féminité », et pour qui elle écrit : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché de la meuf, aussi bien que pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l’idéal de la femme blanche séduisante qu’on nous brandit sous le nez, je crois bien qu’il n’existe pas. »

En effet, hors de l’apparence, la femme n’a point de salut, dotée d’un physique ingrat, ou passée un certain âge, elle devient invisible aux yeux de la plupart des hommes.

Pourtant la révolution féministe a bien eu lieu, et les femmes aujourd’hui jouissent d’une liberté sans égale dans leur histoire. Pourquoi alors les inégalités subsistent-elles ? Pourquoi les femmes ne se servent-elles pas de cette puissance retrouvée d’exercer leurs talents et d’assouvir leur désirs ? Pourquoi sont-elles minoritaires en politique ?

Parce que tout un ensemble de discours pernicieux tenus « surtout par les autres femmes, via la famille, les journaux féminins, et le discours courant. » sur ce que doit être la féminité les entrave, comme si celle-ci n’était pas le produit de la culture et de l’histoire. Beauvoir est passée par là, et plus récemment Judith Butler.

Virginie Despentes essaie de montrer comment les hommes, comme les femmes en sont victimes, car si une place est assignée à la femme, une autre est assignée à l’homme. Les hommes oublient trop souvent que leur force enracinée dans l’oppression féminine a un coût : « Les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’État, en temps de guerre. » Et tout ce qui leur est interdit depuis toujours , les larmes, la sensibilité et tutti quanti.

Comprendre ce qui nous aliène dans la distinction des rôles et des places , « c’est comprendre les mécanismes de contrôle de toute une population ». « Le capitalisme est une religion égalitariste, en ce sens qu’elle nous soumet tous, et amène chacun à se sentir piégé comme le sont toutes les femmes. »

Ainsi dans l’expérience traumatisante du viol qu’elle a subi, Virginie Despentes affirme encore : « J’aurais préféré, cette nuit-là, être capable de sortir de ce que l’on a inculqué à mon sexe […] plutôt que vivre en étant cette personne qui n’ose pas se défendre parce qu’elle est une femme, que la violence n’est pas son territoire, et que l’intégrité physique du corps d’un homme est plus importante que celle d’une femme. »

Toutes ces normes, ces codes assimilés tout au long de l’Histoire, font de la femme une proie et une victime et Virginie Despentes refuse tout cela. Même d’un viol, on peut se relever, car c’est nier le pouvoir absolu que s’arroge le violeur, même si elle admet de cet événement qu’ : « Il est fondateur. De ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est en même temps ce qui me défigure, ce qui me constitue. »

Quant à la prostitution, hypocritement vilipendée par les bonnes âmes de la société, elle est un mode des relations hétérosexuelles dans la société patriarcale. Le sexe est souvent tarifé, les femmes n’ayant souvent pas eu d’autre choix que s’assurer un bon mariage pour échapper à leur condition ou monter les barreaux de l’échelle sociale. Mais si la prostitution fait peur, selon elle, c’est que « le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu’il est : un marché où la femme s’engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l’homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles ».

Même chose pour la pornographie et le sort qui est fait aux hardeuses, qui parce qu’elles ont gagné leur vie en retirant un « avantage concret de leur position de femelles, doivent être publiquement punies. » Elles ont transgressé la place assignée à la femme, celui de la bonne épouse, de la bonne mère, de la femme respectueuse. Dans ces films faits par des hommes le plus souvent, elles ont une sexualité d’hommes, veulent du sexe et assument à cet égard une totale liberté. D’autre part, elles jouissent à tous les coups. La pornographie elle aussi est une atteinte à l’ordre moral qui est fondé sur l’exploitation de tous et des femmes en particulier : « La famille, la virilité guerrière, la pudeur, toutes les valeurs traditionnelles visent à assigner chaque sexe à son rôle. »

Pour finir, Virginie Despentes raconte sa « montée » à Paris, la réception de son œuvre par les critiques, leur violence, le mépris et le rejet qu’elle ressent plus violemment en tant que fille. Elle est trop « masculine », trop indisciplinée, trop violente. On ne lui pardonne pas la moitié de ce qu’on permet aux auteurs hommes. En gros, elle fait tache. (On tolère Bukowski un ivrogne obsédé sexuel, instable et chaotique parce que c’est un homme). Pas assez féminine, docile, servile. Mais qu’est-ce que  la féminité ?

C’est l’art de la servilité : « C’est juste prendre l’habitude de se comporter en inférieure. Entrer dans la pièce, regarder s’il y a des hommes, vouloir leur plaire. Ne pas parler trop fort. Ne pas s’exprimer sur un ton catégorique. Ne pas s’asseoir en écartant les jambes pour être bien assise. Ne pas s’exprimer sur un ton autoritaire. Ne pas parler d’argent. Ne pas vouloir prendre le pouvoir. Ne pas vouloir occuper un poste d’autorité. Ne pas chercher le prestige. Ne pas rire trop fort … »

Heureusement mon expérience n’est pas tout à fait celle de Virginie Despentes, et les hommes, la plupart du temps, ont été des amis (mais pas toujours non plus). Pourtant je comprends parfaitement ce qu’elle raconte quand elle explique comment chacun de nous est assignée à « son genre », comme s’il était assigné à résidence. Et combien il est difficile parfois d’oser, quand on est une femme. Simplement parce qu’on vous a dit ce que devait être une femme. Néanmoins la douceur est, à mon avis, une conquête féminine, et il est heureux qu’elle sache la donner, la communiquer. De la même façon, la douceur des hommes est signe de leur force, parce qu’elle suppose une maîtrise et un équilibre parfaits de toutes leurs pulsions; en ce sens  elle est l’exact contraire de la faiblesse. Un homme violent est faible, mais un homme qui accepte en lui sa douceur, montre sa force, inégalée.

Parfois les hommes et les femmes se rencontrent au lieu même de cette douceur en eux, qui est leur force. Et c’est heureux.