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Elan d’elles – Collection d’Elan sud – Muriel Rossi/Les centiments

J’aimerais présenter la collection « Elan d’elles », créée par la maison d’édition Elan Sud et que je trouve particulièrement intéressante dans son projet.

Cette collection est présentée comme résolument « féminine » sans être « féministe », et rassemble des textes intimistes dans lesquelles la voix singulière d’une femme se fait entendre, révélant la difficulté qu’il y a parfois à être « Femme d’ici ou d’ailleurs dans un monde résolument masculin. »

      Son intérêt réside aussi dans le fait qu’il s’agit d’une collection, et non de l’ensemble des publications, comme le font les éditions « Des femmes » ou « Le chèvrefeuille étoilé », qui s’insère ainsi harmonieusement dans une pluralité de démarches et de voix.

 J’ai lu le premier livre de la collection, celui de Mireille Rossi, « Les centiments », « Toute petite unité de mesure à valeur fluctuante ».

Les-centiments

  L’objet « livre » est très soigné, la pagination élégante et la qualité du papier comme de l’impression assurent une lecture confortable.

J’ai lu ce livre d’une traite, en une après-midi. Il s’en émane un charme subtil, une atmosphère feutrée, une lecture à mi-voix, qui ont fait qu’une fois commencé je ne l’ai plus lâché.

On renoue ici avec une tradition liée au féminin en littérature, l’exploration de la sphère de l’intime et des sentiments qui, parce qu’elle n’est pas exclusive et ne cherche pas à être un genre où l’on cantonne l’écriture féminine, trouve sa place  et se réinvente dans notre modernité.

        Mireille Rossi pose la question de l’écriture et de la création et interroge cette nécessité  , cette urgence que ressent celui qui écrit à « contresigner ce que d’autres vivent sans en faire de copie ». Elle l’enracine dans un texte où s’organisent de nombreuses filiations, à la mère, à sa grand-mère mais aussi à l’enfant qui ne naîtra pas. Elle y établit aussi la genèse de son désir d’écrire et de raconter ce qu’elle observe et les gens qu’elle croise, qu’elle devine. Elle prouve si besoin n’était qu’il n’y a pas de création ex-nihilo, mais qu’on crée avec son propre fond au sein d’une histoire singulière dans un réseau de relations et dans un espace déterminé. Elle explore toutes ces figures dans sa relation à l’impossible amant, relation démultipliée à l’infini dans d’autres histoires où la quête est tout aussi problématique.

Si raconter c’est tisser, Mireille Rossi utilise souvent l’image des fils de soie , du cordon qui la relient de tous les endroits d’où elle vient à tous ceux où elle va au fil des saisons qui rythment le récit et le clôt également sur lui-même. Elle raconte et se raconte, se livre et se délivre dans des pages où le ton est aussi parfois celui de la confidence plus que de la confession, le ton celui du murmure, explore les failles et les blessures, les absences et les deuils qui donnent aux sentiments ce goût de cendre et de mélancolie.

Salon du livre 2011 – Le monde de l’édition est-il misogyne ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre Laure Limongi (éditrice), Joy Sorman (auteur), Nathalie Lacroix (libraire), Jean-Marc Roberts (éditeur), Christine Détrez (sociologue) en partenariat avec Causette.

Le monde de l’édition est-il misogyne ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre Laure Limongi (éditrice), Joy Sorman (auteur), Nathalie Lacroix (libraire), Jean-Marc Roberts (éditeur), Christine Détrez (sociologue) en partenariat avec Causette.

« Le milieu littéraire est-il misogyne ?

Compte rendu du débat mars 2011 Salon du Livre de Paris
En apparence le monde littéraire est un des moins misogynes qui soit, les femmes y sont très présentes, que ce soit dans l’édition ou parmi les auteurs. A y regarder de plus près les choses sont un peu plus compliquées et la répartition des rôles pas toujours égale. Quelles places occupent les uns et les autres? Quel prestige, quelle reconnaissance, quelle image? Les femmes ont-elles vraiment une place privilégiée dans le monde littéraire, ou au contraire un rôle assigné, délimité, contraignant? Autant de questions que ce débat vise à soulever. »
Les femmes sont très présentes dans le monde de l’édition et représente la majorité des salariés. Pourtant quel rôle jouent-elles, est-il délimité à certaines taches ou à certains postes, quelle place occupent-elles dans la hiérarchie ?

A vrai dire, la misogynie est plutôt moins présente dans le milieu de l’édition que dans d’autres milieux mais il faut envisager plusieurs niveaux de différenciation. Si il y a plus de femmes que d’hommes qui écrivent, ce quotient s’inverse au sommet de la pyramide. Les postes à responsabilité qui déterminent les choix en matière de publication ou de ligne éditoriale sont détenus par des hommes. Ainsi, les auteurs masculins obtiennent davantage de prix littéraires, observe Christine Détrez.

Joy Sorman ajoute qu’il y a un processus de non-prise de parole des femmes qui s’autocensurent. D’une part, on peut remarquer qu’il y a une partition de genre et que l’autofiction est davantage « fabriqué » par les femmes, la sphère du privé étant le domaine qui leur est plus particulièrement réservé. D’autre part, il y aurait des sujets plus spécifiquement féminins, ainsi peu de femme écrivent sur le rap.

L’écriture est aussi conditionnée par le public auquel elle s’adresse. La Chick-litt est destinée aux filles mais relève davantage selon Joy Sorman d’un phantasme d’éditeur masculin et de représentations commerciales. Les lecteurs et les lectrices s’amusent aussi à brouiller les pistes, et la littérature manga  dans sa catégorie destinée plus spécifiquement aux garçons est aussi beaucoup lue par les filles. La réception des œuvres, en fait, n’est pas aussi séparée que cela.

Jean-Marc Roberts (éditeur) raconte qu’ Annie Ernaux et Christine Angot sont appelées par leur prénom alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de faire la même chose pour un auteur masculin.

Des tentatives ont été faites de recruter à parité hommes et femmes sur des postes à responsabilité mais on s’est aperçu au fur et à mesure que seuls les hommes restaient. Les femmes n’étaient pas là au moment des promotions parce qu’elles avaient des enfants et ne trouvaient pas de relais dans leur vie familiale ou sociale (manque de crèches ?)

Christine Détrez (sociologue) indique également qu’il est très difficile pour des étudiantes de mener une thèse sur le genre car les professeurs habilités, en majorité des hommes ne sont pas intéressés par ce genre de sujet. Il y a eu également la crainte chez les chercheurs qu’à investir des travaux sur le genre, on ne laisse de côté les inégalités sociales. Ce n’est pas la même chose d’être une femme de milieu aisé ou de milieu populaire.

Nathalie Lacroix (libraire) du comptoir des mots souligne qu’il a fallu attendre 5 ans pour que le livre de Judith Butler, Trouble gender soit traduit en français. Et aujourd’hui le genre est un sujet plutôt travaillé par des femmes. Dans le domaine de la librairie, si les employées sont surtout des femmes, les patrons sont des hommes et les éditeurs sont des hommes dans la grande majorité des cas.

Peut-être alors faut-il mettre la pression.

Laure Limongi (éditrice) pense que malgré tout les choses avancent, qu’un changement se fait et que nous sommes sur la bonne voie.

Les femmes ne doivent pas se cantonner à un domaine, elles doivent investir tous les domaines où sont les hommes. C’est pourquoi une démarche comme celle du Chèvrefeuille étoilé qui n’édite que des femmes est plutôt une ghettoïsation.

Jean-marc Roberts avoue qu’il ne fait pas attention au genre quand il publie un livre. Ce qui compte c’est le contenu. Il est contre l’idée de quotas

Joy Sorman souligne que l’histoire du féminisme est récente , 40 ans à peu près et qu’eu égard à cette très courte histoire, on a beaucoup avancé depuis Virginia Woolf et « Une chambre à soi ».

Le journaliste de Causette conclut en disant que leur équipe est pour un féminisme joyeux qui favorise un retour des uns avec les autres et je suis d’accord avec lui.

Des femmes en littérature – Martine Reid

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Je me rends compte aujourd’hui que je ne me suis jamais demandé pourquoi j’étudiais uniquement les œuvres d’auteurs masculins à l’école et que pratiquement aucun nom d’auteur féminin ne me venait à l’esprit quand je considérais les siècles passés. Je pensais certainement comme beaucoup que les femmes avaient très peu écrit à cause de leur condition qui le leur interdisait et du manque d’éducation. Il fallait attendre la libération des femmes et Simone de Beauvoir  pour que les femmes aient pleinement accès à l’écriture.

Je comprends aujourd’hui que l’effacement progressif des femmes dans l’histoire littéraire a été un acte politique au sein de sociétés où des rapports de domination s’exerçaient au détriment des femmes.

Simone de Beauvoir elle-même méconnaît cette histoire, considérant que l’exercice de la littérature est essentiellement masculin et que les femmes avant de prétendre être les égales des hommes dans ce domaine doivent se libérer de leurs servitudes (les tâches domestiques, la maternité, etc). Sa position universaliste lui interdit l’exploration et la réflexion sur le genre comme condition d’accès à la littérature. Elle ne cherche pas à déconstruire les concepts, à envisager leur phallocentrisme.

Ce n’est que dans les années 70 avec Hélène Cixous et Luce Irigaray que l’écriture sera interrogée dans son rapport au corps féminin, non pour l’y circonscrire mais pour en transcender les limites. Grâce aux études anglo-saxonnes, l’histoire des femmes sera réévaluée dans tous les domaines de la création. Il ne s’agit pas de chercher une écriture propre aux femmes mais de comprendre comment leur histoire et leur condition a influé non seulement sur leur création mais aussi sur la réception de leurs œuvres et comment ces œuvres ont été marginalisées.

Mais pour cela fallait-il encore que les femmes écrivissent, ce qui n’était pas évident tant on les en décourageait. D’ailleurs les rares femmes qui écrivaient étaient au XVIIe des nobles puisque seules celles-ci avaient reçu une éducation qui même si elle était relativement pauvre dans les couvents de l’époque ne leur en donnait pas moins les rudiments de la lecture et de l’écriture. Celles qui avaient cette prétention subissaient la pression symbolique de toute une société patriarcale qui considérait que non seulement les femmes n’avaient ni suffisamment d’esprit ni assez d’éducation pour le faire mais qu’elles risquaient à cause de leur activité littéraire abandonner leurs tâches domestiques et négliger leur foyer et leurs enfants. Elles devenaient ainsi des putains et des monstres.

Mme de Staël le remarque déjà, les femmes risquent « se distraire de leurs devoirs naturels et entrer en rivalité avec les hommes. »

Une femme doit savoir rester à sa place et être digne des qualités propres à son sexe : pudeur, réserve et discrétion et ne pas devenir une sorte de prostituée par la publicité qui est offerte à son nom lorsqu’elle devient auteure.

Il s’agit de maintenir les femmes dans le domaine étroit de la vie domestique. Certains proposeront même au lendemain de la Révolution de les empêcher d’apprendre à lire. L’espace littéraire se définit ainsi comme un champ de forces dans lequel jouent à plein des rapports de domination et de sujétion.

Mais lorsque les femmes malgré toutes les pressions qu’elles subissent s’obstinent à écrire, une autre stratégie consiste à les cantonner dans des styles et des genres qui les empêchent de rivaliser vraiment avec les hommes.

Des tentatives sont ainsi faites de définir une écriture féminine ou des genres dans lesquels la femme auteure excellerait du fait de sa nature. Les femmes auteures elles-même vont dans ce sens comme Germaine de Staël qui remarque que les femmes excellent dans les œuvres d’imagination et la peinture des sentiments.

Ainsi c’est entendu depuis le milieu du XVIIe siècle, les caractéristiques naturelles de la femme, sa vivacité, sa mobilité, sa sentimentalité et son goût du détail impriment à son écriture les caractères indélébiles de son sexe !

Une chambre à soi – Virginia Woolf

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Virginia Woolf – Une chambre à soi – Denoël 1977

En 1928, chargée de faire l’ouverture d’une conférence sur le féminisme en traitant du thème « Les femmes et le roman », Virginia Woolf évoque dans ce court pamphlet, comment les femmes, placées sous la dépendance spirituelle et économique des hommes, ont été empêchées d’écrire.

Dans ce livre, on entend véritablement la voix de Virginia Woolf. Peut-être parce qu’il a été écrit pour être dit et possède de ce fait une oralité propre. Une voix vibrante, exaspérée parfois, ironique. Une voix bouleversante et quelquefois prophétique. Un texte qui redonne sa mémoire aux femmes, qui les lie à cette lignée d’ancêtres, à cette longue lignée de femmes épouses, ménagères, filles, mères,  et qui ne furent  rien d’autre que cela.

Elle imagine parcourir les rayons d’une bibliothèque à d’Oxbridge, lieu imaginaire, où seuls les étudiants et les professeurs ont le droit de marcher sur la pelouse, les femmes devant se contenter du gravier. Et elle témoigne de sa propre colère devant les déclarations de ce professeur qui encore en son temps stipulent que les femmes sont intellectuellement, moralement et physiquement inférieures aux hommes. Elle s’interroge : pourquoi cet homme est-il ainsi en colère contre les femmes ? S’il insiste ainsi sur leur infériorité, n’est-ce pas pour prouver sa propre supériorité et ainsi établir son autorité ? Et la femme n’est-elle pas ce miroir indispensable dans lequel il peut contempler son incontestable supériorité ?

Accéder à l’égalité des droits et des statuts est se libérer de cette tutelle qui vous assigne à la seule fonction de miroir pour devenir soi-même maître de sa vie et de ses choix. Pour cela, les femmes doivent accéder à l’indépendance économique et financière qui permet de décider des orientations de sa propre existence. Une femme qui veut écrire doit posséder les moyens d’assurer sa subsistance pendant qu’elle écrit et qu’elle n’est pas encore publiée. Elle doit aussi posséder une chambre à elle, un lieu où elle peut se réfugier pour travailler sans être interrompue. D’ailleurs, elle explique que c’est une des causes de la prédilection des femmes pour le roman : on peut l’écrire dans une pièce commune, où l’on vous interrompt fréquemment car son écriture nécessite moins de concentration que la rédaction d’un essai.

Elle remarque que si les personnages féminins envahissent la littérature écrite par les hommes, les femmes, elles, sont étrangement absentes de l’Histoire. On n’a pratiquement aucun témoignage des femmes avant le XVIIIe siècle car elles n’écrivaient ni poèmes, ni mémoires, à peine quelques lettres. Il n’existe pas non plus, regrette-t-elle, d’Histoire des femmes qui pourrait nous renseigner sur les conditions d’existence de ces dernières mais ce qui est sûr c’est qu’elles étaient et mariées  et assujetties très tôt à tous les travaux domestiques.

Les quelques femmes qui auraient voulu se révolter et assumer une vie libre, n’auraient pas résisté à la pression psychologique, au déchirement, à la solitude, à la réprobation sociale et à l’exclusion qui en découle. Les femmes devaient se battre contre l’image qu’on leur renvoyait d’elles-mêmes car dès leur berceau, on leur assenait qu’elles étaient inférieures, qu’elles ne pouvaient faire ni ceci, ni cela. Comment être assuré de soi-même et de ses capacités dans ces conditions ?

Les femmes ont pu commencer à devenir des écrivains à part entière quand elles ont pu gagner de l’argent en étant publiées. C’est ainsi que Jane Austen et Emily Brontë purent écrire. Elles le firent à leur manière, comme écrivent les femmes,  dit Virginia Woolf et non comme des hommes. Elles furent sourdes aux conseils qui disaient aux femmes ce qu’il fallait écrire et comment. Virginia Woolf pense à son époque que l’esprit d’une femme est différent de celui d’un homme, bien qu’ils soient égaux en dignité et en valeur. Elle utilise la métaphore de l’allure et de la démarche. Ce que l’on vit, les épreuves que l’on traversent, travaillent l’esprit différemment, comme l’eau travaille le lit de la rivière. En ce sens,  il  y a bien une écriture féminine. Non qu’elle soit d’une essence différente mais seulement parce qu’elle est travaillée de l’intérieur par des sensations, des expériences intérieures, et des conditions de vie différentes. Elle a une vision parfois différente et élargie parce que ses expériences lui ouvrent des champs de possibles différents.

Mais il y a fort à parier que lorsque les femmes auront leur liberté de mouvement, elles répartiront différemment leurs ressources et leur énergie, et écriront différemment. Mais en femme de son temps, elle insiste plus sur les différences que sur les ressemblances et en matière d’éducation se révèle très conservatrice.

Les choses changent cependant, et il sûr qu’un jour les femmes pourront bénéficier d’une indépendance intellectuelle parce qu’elles accèderont à l’indépendance matérielle. Et Virginia Woolf prophétise : « Logiquement elles participeront à toutes les activités, à tous les emplois qui leur étaient refusés autrefois. » Elles auront alors une chambre à soi, où elles pourront écrire.

Purge de Sofi Oksanen

Purge par Oksanen

Purge de Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien cagnoli, Editions Stock, Paris, 2010 Quatrième de couverture :

En 1992, l’union soviétique s’effondre et la population estonienne fête le départ des Russes. Mais la vieille Aliide, elle, redoute les pillages et vit terrée dans sa maison, au fin fond des campagnes.
Ainsi, lorsqu’elle trouve Zara dans son jardin, une jeune femme qui semble en grande détresse, elle hésite à lui ouvrir sa porte. Ces deux femmes vont faire connaissance, et un lourd secret de famille va se révéler, en lien avec le passé de l’occupation soviétique et l’amour qu’Aliide a ressenti pour Hans, un résistant.

Aliide Tru est estonienne. En 1992, son pays retrouve l’indépendance après un demi-siècle de chape soviétique et elle est déjà âgée lorsqu’elle fait la connaissance de Zara, jeune femme venue se réfugier dans la cour de sa maison.

Aliide a connu l’invasion allemande puis l’occupation soviétique. Entre les deux femmes, rien n’est dit, on devine peu à peu un secret si lourd qu’il ne peut être dit, un secret dont elles partagent des pans entiers sans le savoir. Un secret indicible, car les mots impuissants ne pourraient faire autrement que « s’entrechoquer », se « recroqueviller aux mauvais endroits ». Ce secret est logé dans le corps des femmes, lieu de tous les désirs mais aussi de toutes les violences, partie la plus tendre, la plus douce mais aussi la plus vulnérable. Ce que Sofi Oksanen dénonce ici est la façon dont le corps des femmes est pris en otage, comment elles en sont dépossédées par des hommes pour n’être plus que des objets de marchandage. Ici les femmes ne font pas l’histoire, tout au plus peuvent-elles l’esquiver.

Zara, deux fois plus jeune « sent la peur à plein nez », et Aliide reconnaît cette odeur , la palpe et la fait sienne. Ce qu’elle a passé sa vie à vouloir oublier revient à fleur de mémoire, ce qu’elle avait fui la rattrape inexorablement.

Les informations sont distillées peu à peu, on devine plus qu’on ne sait. Qu’est-ce qui s’est passé que ces femmes expient dans leur corps, quelle faute ont-elles commise, existe-t-il une possible rédemption ? Et pourquoi inlassablement des hommes pillent-ils le corps des femmes ?

Ainsi « Tout se répétait », « il venait toujours de nouvelles bottes de cuir chromé, toujours de nouvelles bottes, semblables ou différentes, mais qui avaient la même façon de marcher sur la gorge. Dans la forêt, les tranchées s’étaient refermées, les douilles ternies, les blockhaus écroulés, les morts à la guerre s’étaient décomposés, mais les événements déjà vus se répétaient. »»

La mémoire d’Aliide est comme sa maison, pleine de cloisons amovibles, de caches de placard et de chausse-trappes. Dans cet infernal labyrinthe, Zara tendra un fil que sans le vouloir la vieille dame saisira afin de trouver une possible sortie. Car sous son apparente aigreur, elle est aussi guérisseuse et concocte des potions médicinales dans son arrière-cuisine : crèmes de souci, prêle des champs, menthe, mille-feuille et carvi. Purge peut être entendu à double sens, ce qui purge est à la fois ce qui violente, les indésirables que l’on a éliminés au nom de l’histoire, misérables assassinats politiques, et ce qui guérit en permettant l’élimination de ce qui fait mal.

Ainsi est la lecture du livre de Sofi Olsanen.

 

Prix de littérature de l’Union Européenne 2010

Le prix de littérature de l’Union Européenne,  ouvert aux 37 pays participant au programme «Europe créative» dans les secteurs de la culture et de la création, récompense tous les ans les meilleurs écrivains émergents en Europe. Les critères sont assez exigeants, puisqu’il faut avoir publié entre deux et quatre œuvres et avoir déjà été nominé.

Il est organisé par un consortium composé de la Fédération des libraires européens (EBF), de la Fédération des associations européennes d’écrivains (FAEE) et de la Fédération des éditeurs européens (FEE).

Les œuvres de femmes sont bien représentées mais elles sont très peu traduites en français. D’ailleurs, le fait est que les ouvrages primés sont, dans leur ensemble, très peu traduits. Pour un prix qui vise à  « promouvoir une diffusion plus large de la littérature européenne; encourager les ventes transnationales de livres; renforcer l’intérêt pour l’édition, la vente et la lecture d’œuvres littéraires étrangères », le résultat est un peu décevant en ce qui concerne les traductions en français. toutefois, très belle initiative, l’Europe existe, bel et bien, quoi qu’on en dise.

2010

Belgique : Peter Terrin, De Bewaker (Le gardien , Gallimard 2013)

*Chypre : Myrtó Azína Chronídi, To Peirama

*Danemark : Adda Djørup, Den mindste modstand

Estonie : Tiit Aleksejev, Palveränd (Le pèlerinage [Intervalles, 2018)

Finlande : Riku Korhonen, Lääkäriromaani

*Allemagne : Iris Hanika, Das Eigentliche (Une fois deux, Le livre de poche,2011)

Luxembourg : Jean Back, Amateur

Roumanie : Răzvan Rădulescu, Teodosie cel Mic (Théodose le Petit , Editions Zulma, 2015)

*Slovénie : Nataša Kramberger, Nebesa v Robidah

*Espagne : Raquel Martínez-Gómez, Sombras de unicornio

République de Macédoine : Gorce Smilevski, Сестрата на Зигмунд Фројд (Sigmund Freud’s Sister) (La liste de Freud, Belfond, 2013)

*ouvrage de femme

5 livres de femmes primés sur 12.

1 livre de femme traduit sur 4 

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Quand le requin dort – Milena Agus

   

 Milena Agus – Quand le requin dort – Liana Levi Date de parution : 04-03-2010, 160 pages traduit de l’italien par Françoise Brun

A travers la narratrice, jeune fille sarde de dix-huit ans, nous suivons les péripéties d’une famille sarde pas comme les autres ! Un père qui voyage tout le temps, surtout en Amérique latine, une mère angoissée et fragile qui a une passion pour la peinture, une tante très belle mais seule, un frère enfermé dans sa musique, composent le tableau familial.

 Dans ces eaux troubles de la tragi-comédie familiale, le requin dort parfois, et les malheurs de l’existence  cèdent la place à quelques périodes de bonheur, aussi ne faut-il pas le réveiller. La narratrice, prise dans les tourments de l’adolescence, joue les jeux dangereux de l’amour et de la mort à travers une passion débridée pour son amant violent et marié.

 D’ailleurs, c’est le thème récurrent dans ce livre, les relations des hommes avec les femmes, sont toujours malheureuses ou impossibles, et on a du mal à comprendre la ferveur des femmes pour des hommes volages ou violents mais en tout cas peu fiables. Ces relations sont vouées à l’échec dès le départ.

L’histoire, narrée par cette jeune fille a un ton presque enfantin, et s’esquisse par touches successives. Elle a la violence crue de la lumière , le chant profond et rugueux de la terre…

J’ai été beaucoup moins séduite par cette histoire que par les deux autres, à savoir, Mal de Pierre et Battement d’elles. Peut-être ce jeu avec la mort de la narratrice m’a-t-il mis assez mal à l’aise, même si j’ai pris plaisir à lire ce roman, plaisir renouvelé à chaque fois que je lis cette auteure.

 

La mort heureuse d’Albert camus

la mort heureuse

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Dans ses carnets, de 1936 à 1938, apparaissent des plans, indications et bouts d’essai concernant un projet romanesque qui aura pour titre, en 1937, « La mort heureuse ».

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineC’est l’histoire banale au premier abord  d’un homme qui veut à tout prix être heureux et qui ira jusqu’à commettre un crime pour cela. On sait l’importance de cette problématique pour Camus, qui tout au long de son œuvre incarnera ses idées philosophiques dans différents personnages.  En effet, la conquête du bonheur est difficile, et Camus affirme que non seulement« L’héroïsme est peu de chose, le bonheur est plus difficile », mais aussi qu’il est impossible d’être heureux tout seul et que la solidarité et l’engagement (La Peste) sont indispensables à la vie dans une communauté d’hommes. Le héros, Patrice Mersault, faisant fi de la morale bourgeoise , et voulant être heureux à tout prix, arrivera à une impasse qui est aussi celle du roman. Camus abandonnera ce projet et écrira « l’Etranger ».

Le narrateur le dit bien : « Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semble que la seule tâche des hommes fût de vivre et d’être heureux ». Le héros , dans cette communion avec la nature, jouissant d’ un corps plein de santé, éprouve « l’exaltation » qui remue le monde et rejoint « l’enthousiasme de son cœur ». Il célèbre ces noces de l’homme avec ce qui l’entoure.

Lucienne est belle et femme, elle fait pleinement partie de la nature  : «  Avec ses cheveux blonds en arrière, son nez petit et droit et l’élan magnifique de ses seins, elle figurait et sanctionnait une sorte d’accord secret qui la liait à la terre et ordonnait le monde autour de ses mouvements. »

Car l’homme ne peut être heureux qu’ici et maintenant, dans un corps préservé de la maladie, épanoui et fort, dans une sorte d’animalité proche de l’inconscience.

Et cette santé n’est pas seulement l’apanage de l’Homme mais aussi celle d’endroits, de ville telle Gênes ,« assourdissante, qui crevait de santé devant son golfe et son ciel, où luttaient jusqu’au soir le désir et la paresse ».

Le héros dans cette vigueur retrouvée, débarrassée de la pauvreté qui est une entrave au bonheur, peut enfin ressentir la « soif, faim d’aimer, de jouir et d’embrasser ».

Le corps pour s ‘épanouir a besoin de la mer, du soleil et de la lumière propre aux pays méditerranéens.

Cette noce que célèbre l’homme avec le monde prend des accents poétiques, voire lyriques, d’une immense beauté :

« Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, l’eau du ciel battue par son bras et Alger à ses pieds, autour d’eux comme un manteau étincelant et sombre de pierreries et de coquillages ».

L’homme, jeté dans un monde « plus dense et plus noir » où «  une secrète palpitation d’eau annonçait la mer »

C’est pourquoi la mort peut être douce car elle est le retour ultime au monde, un éparpillement de molécules qui se mêlent à d’autres dans une suprême inconscience, un retour au chant de la terre.

L’homme doit devenir ce qu’il est dans un long cheminement, en revenant à l’expérience originelle dans cette communion avec la nature. Et pour être en accord avec le monde, telle Lucienne, il doit se libérer des contraintes physiques, morales et culturelles.

Le héros vit de manière non-conventionnelle, affranchi de la pauvreté, retranché souvent dans une bienheureuse mais éprouvante solitude pour une remontée vers l’essentiel, essayant de retrouver une sensation du temps et de son écoulement. Les seules personnes que rencontre le héros sont eux-mêmes des marginaux, ainsi les étudiantes de « la maison devant le Monde » ou ce pêcheur taciturne.

A lire absolument pour les amoureux de Camus…

L’échappée belle d’Anna Gavalda

l'échappée belle

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Cet ouvrage est paru hors commerce chez France Loisirs en 2001. C’est la version revue et corrigée par l’auteur

 

          C’est l’histoire de trois frères et sœurs qui se retrouvent lors d’un mariage et décident de s’en échapper pour retrouver le petit dernier qui est gardien d’un château en province.

 

          La lecture d’un roman d’Anna Gavalda est toujours une expérience jubilatoire ; on est touchés par l’humanité de ses personnages avec lesquels on sent une étrange empathie, même s’ils sont différents par l’âge et la situation sociale. Ils sont des sortes de kaléidoscopes dans les fragments duquel on se reconnaît, en partie, mais jamais totalement.

 

          L’écriture de Gavalda est pétrie d’humanisme mais dénuée de complaisance. Ses personnes sont toujours un peu décalés, en marge de la société dans laquelle ils vivent ou en dehors de la morale bien-pensante. Est-ce par faiblesse ?

« Pourquoi sommes-nous ainsi tous les quatre ? pourquoi les gens qui crient plus fort que les autres nous impressionnent-ils ? Pourquoi les gens agressifs nous font-ils perdre nos moyens ? »

       C’est ce décalage qui produit des effets poétiques parce qu’il génère une sorte de spleen à la Baudelaire : une telle joue au poker, telle autre vient de divorcer ou est gardien dans un château. Aucun de ses personnages ne cherche à exploiter les autres, non, mais tous sont à la recherche d’un bonheur impossible. C’est une philosophie de la joie et du lien qui court dans ce roman comme dans tous les autres : le lien social, la jouissance du moment présent.

On ressort de la lecture le sourire aux lèvres, même si au fond il ne s’est pas passé grand-chose.

 

Le complot contre l’Amérique de Philip Roth

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Le complot contre l’Amérique de Philip Roth Gallimard 2006

   jaime-adoréjaime-adoréjaime-adoré     

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineComme vous le savez peut-être, Charles Lindberg, le célèbre aviateur a battu le président Roosevelt aux élections présidentielles de 1940 en devenant le 33e Président des Etats-Unis ! Un président pacifiste, qui tient des propos pro-nazis et qui tient à garder les États-Unis hors des conflits qui déchirent l’Europe. Il a signé un pacte de non-agression avec Hitler afin de renforcer les liens entre les deux pays et dans son discours radiophonique à la nation, accuse les juifs de vouloir pousser les États-Unis à la guerre afin de préserver leurs intérêts.

Le petit Philip Roth,  âgé de sept ans à l’époque, va raconter  ce qu’a vécu et ressenti la famille pendant cette époque, et surtout l’antisémitisme de plus en plus manifeste qui va s’exprimer dans les discours et les actes de leurs contemporains.

Un même conflit  va opposer les deux frères, Philip et Sandy, fervent admirateur de Lindberg dont il cache les portraits qu’il a dessinés au fusain dans son carton à dessins.

Bien sûr, vous connaissez l’histoire, les États-Unis vont entrer en guerre contre l’Allemagne, mais vous savez peut-être moins comment Lindberg a fini sa présidence.

Où se situe la frontière entre la fiction, le roman, et la réalité ?

Car il s’agit bien d’une reconstruction fictive de l’histoire, faits réels et imaginaires s’entremêlent sans cesse. Ce qu’on appelle en littérature une uchronie, un non-temps qui permet de mettre en situation et d’expérimenter une hypothèse. Que se serait-il passé si Roosevelt n’avait pas été réélu une troisième fois ?

Vous le saurez en lisant ce livre. Lorsqu’on l’a ouvert, on ne le lâche plus. Philip Roth joue avec son lecteur au chat et à la souris, il s’amuse à le perdre dans un écheveau de détails ou de fausses pistes. Quant au lecteur, il sort de ce récit échevelé un peu pantelant.

Le conflit, la femme et la mère Elizabeth Badinter

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Elizabeth Badinter – Le conflit, la femme et la mère

 

 

            vignette Les femmes et la Pensée« On ne naît pas femme, on le devient », cette célèbre formule de Simone de Beauvoir a résumé à elle-seule l’approche culturaliste de la condition féminine. L’identité féminine ne vient pas d’une essence, d’une nature féminine qui existerait de toute éternité mais elle est constituée par une société patriarcale qui impose ses normes et son pouvoir. Il s’agit de contrôler la procréation et la filiation. C’est pourquoi la vertu féminine est l’objet d’une surveillance constante, (duègnes, gouvernantes, etc) afin de limiter les relations sexuelles hors du mariage.

Cette approche critique a alimenté nombre des revendications féministes. Ce modèle reposait sur la complémentarité des sexes et non sur la ressemblance et l’égalité, introduisant une stricte différenciation des rôles et des destins : la femme admirable, la mère, devait se sacrifier à ses enfants car elle était la plus à même de le faire.

Ce modèle battu en brèche dans les années 60, 70par les féministes, revient aujourd’hui en force à travers des discours pseudo-médicaux des partisans de la leche league et autres qui prônent l’allaitement et préconisent le retour des femmes au foyer pendant au moins les premières années de la vie de l’enfant. Tout ceci, bien sûr, dans l’intérêt et le bien-être de l’enfant.

Le levier sur lequel appuie ces militants, est le sentiments de culpabilité des mères, qui subissent la pression sociale et idéologique de ce que devrait être la bonne mère. Les femmes qui ont d’autres désirs, ou qui se sentent incapables d’assumer ce modèle, peuvent se sentir déchirées par des exigences contradictoires et vivent un profond malaise.

Les tenants de ces nouvelles normes qui voient insidieusement le jour, affirment que l’allaitement par le biberon, la garde précoce des enfants par un tiers mercenaire (nourrice, crèche) sont nuisibles au bon développement de l’enfant. Des études sont publiées qui vont dans ce sens afin de donner une crédibilité accrue aux arguments qui sont avancés.

Il s’agit, en effet, de créer un consensus social et une obligation morale, par le fait, qui ne peut qu’aboutir  à la mise à l’index de toutes celles qui dérogeraient à ce modèle.

La diversité des aspirations féminines n’est plus prise en compte. Il y a une voie et une seule.

Les politiques visant à aider les femmes à concilier leur rôle de mère et leurs aspirations professionnelles ou leur désir profond, sont, dans certains pays pratiquement inexistantes (voir l’Allemagne et le Japon). Cet état de fait contribue à renforcer la voie du tout ou rien : soit je me conforme à la norme ambiante, soit je ne fais pas d’enfant au risque de créer un conflit intérieur où s’opposent des désirs contradictoires et le sentiment d’être dans une impasse.

Elizabeth Badinter explique de cette manière la baisse du taux de natalité dans ces pays. La France, parce qu’elle a su développer des politiques favorables au femmes, création de crèches et de l’école maternelle, mais aussi politiques familiales pour celles qui souhaitent rester à la maison les deux premières années, ont permis jusqu’à présent de concilier les différentes aspirations des femmes en n’imposant pas un seul modèle. Or, ce fragile équilibre n’est-il pas à nouveau menacé ?

 

« Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineJadis, Kath, Ruth et  Tommy ont été élèves à   Hailsham : une école idyllique, où ne règne aucune compétition, mais le souci de développer la créativité de chaque élève. Dans un superbe bâtiment, au cœur de la verdoyante campagne anglaise, des enfants semblent à l’écart du monde extérieur, élevés dans l’idée qu’ils sont différents,  leur destin  singulier, hors du commun , et leur rôle vis-à-vis de la société de la plus grande importance. C’est pourquoi ils doivent veiller à leur bien-être physique et moral afin de pouvoir servir au mieux la société dans laquelle ils entreront un jour.

Mais pour quelle raison les a-t-on réunis là ? C’est par un retour en arrière, une immersion dans le passé que Kath revisite leur passé commun afin de trouver un sens à leur destinée tragique. Cette enfance apparemment heureuse, par de nombreux signes prémonitoires, des événements au premier abord insignifiants, présage  un avenir douloureux. Aucun des élèves ne sait réellement à quoi ressemble le monde extérieur, ni à quoi  il doit s’attendre une fois qu’il aura quitté l’école.

Ils savent qu’ils sont spéciaux et que leur avenir sera différent de celui du commun des mortels. Cependant, jamais ils ne songent à se révolter et à contester la place qui leur est assignée. Ils tentent seulement de donner un sens à leur vie condamnée par avance, à leur absence totale de liberté.

Kazuo repose ici la question qui hante toute son œuvre : pourquoi obéit-on, pourquoi laisse-t-on se produire l’inacceptable, pourquoi renonce-t-on si facilement au bonheur et à l’amour alors qu’il faudrait se battre pour eux? C’est également le cas du majordome dans « Les vestiges du jour » qui laisse partir la femme qu’il aime. Nous nous soumettons à des impératifs qui nous dépassent, qui sont posés par des instances supérieures : l’Etat, Dieu, l’Eglise, à seule fin de servir l’intérêt de quelques-uns. Pourtant nous n’avons qu’une vie, et le bonheur est à vivre ici et maintenant.

          Kazuo Ishiguro esquisse ses portraits par petites touches lumineuses, à la manière des estampes japonaises. L’écriture est délicate, pleines de non-dits, de sous-entendus, de double-sens, et de mystère. Sous l’apparente quiétude, couve la menace qu’on sent omniprésente. A lire absolument.

 

Puissant, troublant, et dérangeant.

No et moi – Delphine de Vigan

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Adolescente surdouée, Lou Bertignac rencontre No, SDF. Elle tente de la sauver, l’accueille chez elle et l’aide à prendre un nouveau départ. mais No a touché le fond, trop blessée par la vie. Elle repartira de son côté.

La question posée ici est : à partir de quel moment est-il trop tard dans la vie de quelqu’un ? A quel moment le basculement s’est-il produit ? Pourquoi à un moment donné cesse le désir de vivre et de se battre? A quel moment, l’individu va-t-il se laisser dévaler la pente?

 » Sommes-nous de si petites choses, si infiniment petites, que le monde continue de tourner, infiniment grand, et se fout pas mal de savoir où nous dormons? ».


Nos souffrances n’ont pas de poids, personne ne viendra nous sauver ou soulager nos maux. Le pire mal des sociétés humaines est cette indifférence.


Delphine De Vigan  montre ainsi le paradoxe : nous sommes capables des plus extraordinaires découvertes scientifiques, d’envoyer des avions supersoniques et des fusées dans l’espace, mais aussi de laisser mourir des gens dans la rue. La puissance de cette raison qui semble si  efficace et la faiblesse du cœur et des sentiment, la tragédie de l’Homme, en fait, incapable d’amour.

L’élégance des veuves – Alice Ferney

L-elegance-des-veuvesUne force obscure pousse les corps les uns contre les autres, creuse le désir et fait chanter la chair car « le sang et la chair ont une éternité derrière et devant eux. »

Le livre d’ Alice Ferney, à travers une chronique familiale, rythmée par les décès et les naissances dans un cycle vital, explore la condition des femmes au début du XXe siècle dans le milieu de la bourgeoisie.
Le destin des femmes est d’être mère, de « s’occuper de la maison, des repas, des invitations, de l’enfant à venir, de son époux et de ses amies ». Les couples ne font pas l’amour mais des enfants. Le conservatisme religieux pèse sur le destin des femmes de la bourgeoisie qui à l’instar de Mathilde, un des personnages principaux, enchaîne une grossesse après l’autre. Dieu commande et la chair obéit, il donne et il retire.

Mathilde, épuisée par ses grossesses successives en mourra. Le mari sera complice de cette mort, car il sera resté sourd aux avertissements du médecin qui lui recommandait d’épargner une nouvelle grossesse à sa femme.
Pourtant le mariage d’Henri et de Mathilde est un mariage d’amour mais dans lequel aucun des deux époux ne remet en question le poids de la tradition. Mathilde aime ses enfants, car c’est l’enfant qui la fait et lui donne « une place dans l’immensité de l’inconnu ». La peau de ses enfants est « la continuation de la sienne », mère et enfant fusionnant ensemble. Elle semble être de ces femmes qui s’épanouissent dans la maternité.

Je mettrai ce livre en regard avec celui d’Elizabeth Badinter, « Le conflit. La femme et la mère », dans lequel elle dénonce le retour à un certain conservatisme qui réduit les femmes au statut de mère en les confinant à leur fonction de reproductrice, la maternité étant considérée comme l’expérience cruciale autour de laquelle s’articule l’identité féminine. C’est tout à fait ce que décrit Alice Ferney. La différence sexuelle définit le rôle de chacun dans la société. Il faudra attendre le combat des féministes, l’avènement de la contraception qui permet le contrôle des naissances et de l’émancipation financière des femmes pour changer la donne.

Cosmétique de l’ennemi – Amélie Nothomb

cosmétique de l'ennemi

La philosophie, en somme, est la multiplication des points de vue, qui en se répondant, en se faisant écho, tissent tout un réseau de significations. Elle n’est pas seulement un discours logique, ou une antithèse viendrait contredire la thèse avant de se fondre en elle dans une superbe synthèse . Dans notre culture, notre expérience, nos légendes et nos histoires, il y a tous ces éclats de miroir qui permettent ce tissage subtil.
Le mot texte vient du verbe latin texere qui signifie tisser, nous apprend Amélie Nothomb, dans « Cosmétique de l’ennemi ». Le texte serait d’abord un tissage de mots. Amélie Nothomb présente un dialogue entre un homme et son ennemi intérieur, son inconscient, un homme coupé en deux, abritant en lui-même un dangereux étranger. Terrifiante psychose. « Ces cloisons si étanches que tu as construites dans ta tête ne tiennent plus : elles cèdent. », avertit l’autre soi-même, l’ennemi.  Et dans cet étrange dialogue, qu’un meurtrier tient avec lui-même, surgit cette implacable réponse. « Il valait mieux que je sois étranger afin de me différencier de toi ». La partie refoulée devient l’autre soi-même, l’étranger, celui que l’on tient derrière la frontière de la conscience , frontière qui ne sera jamais franchie que dans le dédoublement.
 » C’est inquiétant, ça menace tes cloisons. Heureusement, la plupart des gens ont trouvé le remède : ils ne pensent pas. » On peut bien dire que le « je » est un autre , mais la plupart du temps, réconfortante certitude, « je suis moi, tu es toi, et chacun reste chez soi. » Ce superbe moi, plein d’orgueil, qui ne souffre aucune étrangeté.

Ne tirez pas …

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur - Harper Lee - Babelio

Quelle magnifique découverte que ce livre !

J’ai pensé tout d’abord que Harper Lee était un homme, puis j’ai découvert en m’intéressant un peu plus à la biographie de l’auteur qu’il s’agissait d’une femme, et que cette femme était la romancière la plus lue des Etats-Unis !

Son livre, paru en 1960, a eu un succès critique et public immédiat et il est devenu un livre culte. Depuis, Harper Lee, qui vit toujours dans sa ville natale, Monroeville (Alabama), n’ a plus rien publié et refuse toute interview.

L’histoire se passe en Alabama dans les années 1930 de la Dépression, racontée par une petite fille de 8 ans, Jean Louise. Son père, avocat, défend un Noir accusé d’avoir violé une Blanche. Or dans l’Amérique de ces années-là, beaucoup préfèrent voir pendre un Noir innocent qu’un Blanc coupable.  La narratrice et son frère, deux enfants du Sud, vont être confrontés à la violence , l’injustice et aussi à l’impuissance des adultes face à la brutalité et l’inéluctabilité du Mal.  Élevés  par un père veuf  qui veut leur inculquer un véritable sens moral, en étant un modèle d’intégrité, les enfants vont être amenés à construire des valeurs profondément humanistes.

L’un des deux enfants, la fille, est « la voix du livre, son chant profond »1.

J’ai senti ce livre comme un chant d’amour porté par les plus humbles et les plus fragiles de la société américaine des années 30, les enfants, les femmes, les Noirs et aussi cet enfant qui jusqu’à l’âge d’homme vivra reclus dans la maison de ses parents, intégristes religieux vivant en marge de la société de l’époque.

C’est pourquoi ce livre est terriblement bouleversant, ses accents ceux d’une véritable tragédie, dans une société où tout semble joué d’avance, et où la place de chacun semble immuable. Pourtant, cette société déjà secouée par la crise économique, est la proie d’une crise plus profonde qui est la crise des valeurs. L’injustice est tellement criante, la soif d’équité si immense qu’elle impulse le désir d’un nouvel ordre social qui ne relèguerait plus ni les femmes, ni les noirs, ni personne. Ainsi est décrit l’une des victimes de cet apartheid généralisé :

« Chacun de ses gestes était incertain, comme s’il n’était pas sûr que ses mains et ses pieds puissent entrer en contact avec les choses qu’il touchait. »2

Il est significatif que le livre soit porté par la voix d’un enfant, qui plus est d’une fille, car l’avenir est ouvert, les changements possibles et la place des femmes toujours à conquérir…

« Le sermon était une franche dénonciation du péché, un austère discours sur la devise de la bannière qui se trouvait derrière lui : il mit ses ouailles en garde contre les conséquences funestes des boissons capiteuses, du jeu et des femmes de mauvaise vie. Les bootleggers causaient pas mal de dégâts dans les Quartiers, mais les femmes étaient pires. Ainsi que cela m’était souvent arrivé dans ma propre église, je me trouvai de nouveau confrontée à la doctrine de l’impureté des femmes qui semblait préoccuper tous les hommes d’Eglise. »3

1  Michel Grisolia, l’Express.fr, du 01/02/2005

2 p 428, édition de poche

3 p 192, édition de poche