Archives pour la catégorie ♥♥♥ – J’ai beaucoup aimé

Valentine Goby – La note sensible ou L’amour est un malentendu

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Valentine Goby   La note sensible    Editions Gallimard   2002     Folio n°4029    235 pages

Une jeune femme emménage dans un vieil immeuble parisien. Elle doit donner des cours d’anglais aux élèves de la Cité de la musique. Mais voilà les cloisons qui séparent son appartement de celui de son voisin sont bien minces et elle entend tout ce qui se passe, ou presque, chez lui.  Cette intrusion dans son intimité va avoir des conséquences inattendues… Va naître alors une étrange passion.

 « Dis-moi comment tu aimes, je te dirais qui tu es ». Nos histoires d’amour révèlent beaucoup de nous-mêmes car nous y investissons notre histoire, nos failles et nos manques mais nous l’embellissons aussi de nos rêves et de nos bonheurs. J’avoue que celle-ci est une histoire tout à fait spéciale. L’univers sonore tout d’abord dans lequel elle se déploie, aux accents du violoncelle, et la voix dont la narratrice connaît presque tout : chantée, parlée, mêlée de raclements de gorge,  ou joyeuse dans les sifflotements du matin. Peut-on tomber amoureux d’une voix ? Et de quelqu’un à travers cette voix ?

La partie d’un tout peut-elle contenir toutes les qualités de ce tout ? La voix d’un homme peut-elle nous dire qui est cet homme ? Ou n’est-ce qu’un miroir aux alouettes ? Un élément que nous fantasmons et qui ne dit rien d’autre que nous-mêmes ?

Je me suis demandée aussi en lisant cette histoire en quoi l’amour que nous ressentons peut nous mettre vraiment en danger. Peut-on vraiment mourir d’amour ? Ou ce dont nous mourrrons n’est-il que la blessure qui saigne en nous depuis l’enfance ? La peur d’aimer ne vient-elle de la conscience de nos propres fragilités, et d’un manque tellement grand que, aucun amour, si grand soit-il ne pourrait le combler ?

La lecture de ce livre est très agréable mais comme pour le précédent livre de l’auteure, je suis restée en-deçà. Je ne me suis pas totalement laissée prendre. Pourtant, chaque livre me donne envie de lire un autre livre de Valentine Goby. Peut-être parce que je sens à chaque fois la personnalité d’un grand auteur, qui a des choses à dire, et qui les dit de manière toujours originale. A suivre donc…

Lecture commune avec Philisine Cave

Destins de femmes dans le roman populaire en France et en Angleterre au XIXe siècle (1)

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Dans ce livre clair mais érudit, on apprend une foule de choses passionnantes.

Tout d’abord, que le roman populaire du XIXe siècle,  parce qu’il cherche à plaire à un large public et aussi parce qu’il dépend de la presse dans laquelle il paraît sous forme de feuilleton, bouscule rarement les conventions établies par la mentalité bourgeoise dominante. Et si le mariage, l’adultère et le divorce sont les thèmes récurrents dans ces romans ; ils ne servent la plupart du temps qu’à illustrer le code moral que les femmes doivent suivre et le prix à payer pour celles qui auraient quelques velléités à en sortir.

Des liens étroits d’ailleurs existent entre le portrait physique et la caractérisation psychologique des personnages féminins selon leur statut (jeune fille, épouse, fille perdu et criminelle.)

Pascale Hustache les décrit très précisément et de manière rigoureuse. C’est passionnant, je vous assure, et l’écriture est fluide.

Mais Balzac, Victor Hugo, Paul Féval, Wilkie Collins se font « le miroir d’une société en pleine mutation, et reflètent la place et le rôle qu’y tiennent les femmes. » Leur vocation réaliste, ou leur dimension de chronique sociale pour certains apportent des renseignements précieux à cet égard.

D’ailleurs il est amusant de constater avec l’auteure que  si les romans français ont la réputation d’axer leurs intrigues sur la légèreté des moeurs,  le roman anglais par contre dépeint surtout des marâtres et des criminelles.  Difficile d’en tirer des conclusions !

Les grands romanciers tels Balzac et Dickens utilisent eux aussi quelques ficelles du roman populaire dans leurs romans même s’ils excèdent bien sûr le genre par la qualité et la maîtrise de l’écriture.

Pascale Hustache dégage quatre genres assez distincts :

Dans une première catégorie, le roman de mœurs met en scène des bourgeois et des nobles débauchés, tandis que leurs femmes, livrées à elles-mêmes, seules et mal aimées succombent à leur tour à la tentation. Il n’est alors question que de femmes adultères, de jeunes filles à l’honneur perdu ou de mères coupables. De quoi donner un parfum d’interdit à ces lectures…

Hommes et femmes s’affrontent dans un univers où la femme est la proie et l’homme le chasseur. Le schéma en est la femme chrétienne, modèle de courage et de soumission, délaissée ou trahie par un homme soumis aux appétits de la chair et jouet de femmes perverses aux mœurs douteuses.

Dans le roman d’aventures, règne le crime. Et les personnages louches, prostituées ou meurtrières, héroïnes cherchant à se venger ou à réparer des injustices du sort sont légion. Mais la femme n’y tient pas le rôle principal, elle est juste une auxiliaire, précieuse certes, et un outil de vengeance.

          Le roman social quant à lui cherche à dénoncer les maux  d’une société capitaliste injuste où les riches exploitent les pauvres. Par un mécanisme de compensation, le méchant est puni et le juste toujours récompensé.

Le roman populaire à sensation fait la part belle aux femmes qui font « naître le mystère, l’épaississent puis contribuent à le dévoiler ». Elles sont souvent courageuses et ont du caractère . Elles ne sont pas dénuées d’une certaine perversité parfois pour parvenir à leurs fins.

Le roman populaire est non seulement le miroir de la société mais un outil de propagande, mettant à jour pour le lecteur attentif les schémas conducteurs de la société. Il avertit des dangers de la vie réelle ou qu’ils présentent comme tels et devient pédagogique puisqu’il tente d’apprendre aux lecteurs et surtout aux lectrices l’ordre naturel et social des choses.

Les œuvres d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue  entre autres, sont classées parmi les plus grandes réussites du roman populaire.

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Voir aussi :

Les femmes dans la littérature française de Marie Rabut.
Les marginaux : femmes, juifs et homosexuels dans la littérature européenne d’Hans Mayer.
Destins de femmes dans le roman populaire en France et en Angleterre au XIXe siècle de Pascale Hustache.
La femme victorienne, roman et société de Françoise Basch.
Rêves d’amour perdus : les femmes dans le roman du XIXe siècle d’Annie Goldmann.

Effi Briest – Theodor Fontane

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Le roman Effi Briest dépeint la condition des femmes dans la Prusse bourgeoise du XIXe siècle. Effi est un personnage complexe, à la fois victime d’un monde soumis aux lois des conventions morales, et à la faiblesse de son caractère et du manque de fermeté de ses valeurs.

Le baron von Innstetten demande la main d’Effi, fille de la femme qu’il a aimée autrefois et qui a refusé sa  demande en mariage pour lui préférer un meilleur parti. Il a une quarantaine d’année et Effi à peine dix-sept ans. Il est devenu un fonctionnaire embourgeoisé, et ne manque pas d’ambition. Effi va se soumettre à la décision de ses parents et se marier sans amour. Bien qu’elle juge le baron trop âgé, elle se laisse séduire par son ambition et sa position sociale. Par ennui, elle commet l’adultère avec un homme qu’elle n’aime pas véritablement. Cette liaison est découverte quelques années plus tard , et ostracisée par toute une société régie par un monde soumis aux lois des conventions morales, commence alors la descente aux enfers de la jeune femme…

Ce roman de la fin du XIXe siècle dépeint la situation des femmes de cette époque en Allemagne et en Prusse. La morale puritaine et son impératif de pureté exige des femmes un comportement exemplaire. Elles doivent être soumises et obéissantes et se montrer des mères dévouées. La sexualité des femmes est taboue puisqu’elles sont censées se consacrer exclusivement à la maternité. C’est pourquoi elles doivent être prudentes car elles sont à la merci de l’opinion et du qu’en dira-t-on dans une société qui se soucie uniquement du paraître. Leur comportement, leur tenue vestimentaire comme chacun de leur propos sont décortiqués par une bourgeoisie à la morale étriquée et préoccupée de plus en plus par les valeurs matérielles et l’argent.

Cette suprématie du paraître sur l’être engendre une grande hypocrisie sociale dont sont victimes d’abord les femmes parce qu’elles ne peuvent être socialement autonomes, mais aussi les hommes. Et chacun a sa responsabilité dans une certaine mesure dans ce qui lui arrive. Ici pas de naturalisme à la Zola, même si Effi cite « Nana » qu’elle n’a visiblement pas lu. Le déterminisme n’est pas total. Il y a des choses ou des orientations que l’on peut choisir.

Ainsi le personnage de cette cantatrice dans le livre qui vit des amours interdites et mène une carrière de chanteuse lyrique. Elle semble éprouver un certain bonheur. Ce qui pêche avec Effi, c’est qu’elle est faible et ne va pas au bout de la passion. Elle est perdue aussi par son ambition et son manque de courage. Mariée trop jeune, victime d’un mariage arrangé dont ses parents sont responsables, elle a pourtant le choix d’orienter sa vie dans une certaine mesure. Le mari détruit trois existences car il n’a pas le courage d’affronter le ridicule du mari trompé pourtant personne d’autre que lui ne connaissait la liaison de sa femme qui semblait avoir cessé depuis longtemps. Son code de l’honneur est le fruit de ses limites morales et intellectuelles.

 Car c’est par faiblesse ou par bêtise  que hommes et femmes dégradent les valeurs en conventions. Aucun amour ni générosité ne les irradient plus ; elles deviennent comme des écorces vides. Ainsi des parents renient leurs enfants, des amis leurs amis au mépris de la solidarité la plus élémentaire.

            Effi appelle peut-être un nouveau type de femme désireux de prendre en main son destin et dont la force et le courage moral permettra de briser le carcan des conventions sociales. On dirait en tout cas que c’est ce que Theodor Fontane appelle de tous ses vœux.

J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre car l’auteur observe finement ses personnages et il peint cette jeune femme avec beaucoup de tendresse même s’il marque les limites du personnage.. J’avais vu l’adaptation que Rainer Werner Fassbinder avait réalisée en 1974, classique du film de femmes dans la grande veine des mélodrames sirkiens. Mais les personnages mis en page, les fondus en blanc, les cartons se superposant à la voix du réalisateur donnent un récit un peu long et ennuyeux alors que le livre est tout le contraire.

Le confident – Hélène Grémillon

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Hélène Grémillon Le confident Plon JC Lattès 2010

La mère de Camille vient de mourir. Au milieu des habituelles lettres de condoléances, une enveloppe un peu plus épaisse attire son attention. En lisant ce courrier inattendu, non signé, elle pense que c’est une erreur, que l’expéditeur s’est trompé de destinataire. Mais une étrange confession va suivre qui va bouleverser sa vie, et lui enlever tous les repères qu’elle pensait si stables et immuables.

         On ne peut rien dire d’autre de cette histoire au risque de lui enlever tout ce qui en fait le sel. D’ailleurs je vous recommande d’en refuser tout résumé un peu détaillé. Il s’agit ici d’un excellent suspense psychologique, orchestré de main de maître par Hélène Grémillon.

Le lecteur va de surprise en surprise et la fin opère un retournement de situation qui ne peut qu’enchanter le lecteur.

          Il faut quelques dizaines de pages pour s’acclimater à l’univers de Camille et pour saisir tous les enjeux de l’étrange confession dont elle est la destinataire. Une fois que vous serez à la bonne température, décommandez tous vos rendez-vous, préparez-vous un thermos de thé ou de café, quelques sandwichs dans une assiette, laissez un message sur le répondeur de votre employeur, et poursuivez votre découverte. Ce livre vous enchaînera à sa lecture, et jamais vous ne connaîtrez de liens plus étroits et plus doux. Cette tension et cette attente est très proche de l’état amoureux. Son dénouement vous procurera un très grand plaisir et peut-être vous mettrez-vous à ronronner (si cela vous arrive, ou si cela vous est arrivé, dites-le-moi).

Une auteure à suivre…

Ce livre m’a donné envie de découvrir  la vie d’Elizabeth Vigée-Lebrun et quelques ouvrages fort instructifs :

Hygiène et physiologie du mariage. Histoire naturelle et médicale de l’homme et de la femme mariés. Hygiène spéciale de la femme enceinte et du nouvé-né. Ces ouvrages sont censés stimuler la fécondité au XIXe siècle et sont encore utilisés dans les années 30.

Le gouvernement de Vichy avait pris quelques mesures pour relancer la natalité : interdiction de l’avortement, interdiction de la contraception et interdiction de toute information sur la sexualité.

Ablutions, flagellations, urtications, rien n’était épargné aux femmes stériles afin qu’elles puissent concevoir. A cette époque, une femme n’avait guère d’existence en-dehors de ses fonctions reproductrices et le mariage instituait la plus petite unité de base : la famille, qui assurait la solidité et la permanence de la mère patrie, ainsi qu’une main d’œuvre pour ses usines, ses ateliers et ses administrations.

Lac aux dames – Vicki Baum

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Lac au Dames, Vicki Baum, Le livre de poche n° 167 (1962 ?), paru en 1932 en langue allemande, rédité en Phébus Libretto en 2008 (240 pages)

Je ne sais pas d’où Vicki Baum tient sa réputation de légèreté, peut-être à sa collaboration avec le cinéma Hollywoodien, aux lieux où elle plante ses décors, Grand Hôtel, plage, endroits exotiques , ou alors aux personnages eux-mêmes dont quelques-uns sont occupés à des vies mondaines sans grand intérêt. En tout cas, cette réputation est fausse, Vicki Baum est loin d’être un auteur superficiel même si certains de ses personnages, eux, le sont.

Dans Lac aux Dames, les drames sont silencieux et passent le plus souvent inaperçus. Les classes sociales se côtoient sans jamais se mélanger, un mur invisible les sépare qui est le souci de la bienséance et l’argent.

Nous sommes en 1930, et sur les rives d’un lac tyrolien se dressent le grand hôtel Petermann et l’établissement de bains où Urbain vient de se faire embaucher comme maître-nageur. Commence alors une vie difficile, soumise aux caprices de la météo, puisque le jeune homme vit uniquement des leçons de natation qu’il donne. Tiraillé presque quotidiennement par la faim, Urbain vit également tous les émois d’une passion naissante avec une jeune fille fortunée qui loge à l’hôtel. Mais leurs amours sont bientôt compromis et la tragédie guette.

Sous-titré Un roman gai d’amour et de disette, (on cherche vainement la gaieté dans ce roman), ce roman montre la virtuosité de l’auteur à analyser les rouages d’une société rigide à l’agonie avant la grande crise des années qui suivront. Elle décrit un monde crispé sur les apparences et d’une extrême cruauté. L’individu ne vaut que par sa position sociale, et doit absolument cacher la moindre faille au risque d’en mourir.

Ce roman est aussi une peinture sociale de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Les femmes se débarrassent peu à peu du corset, font de la gymnastique, flirtent et dansent au sein d’une jeunesse avide de plaisirs. Elles commencent à travailler, May revendique ce droit : «  Je travaille mes huit heures par jour comme tout homme qui se respecte […] ». Les relations entre les sexes évoluent elles aussi ; les femmes deviennent camarades et compagnes. Toute une société semble en mouvement pour sombrer à nouveau quelques années plus tard dans l’holocauste.

J’ai lu ce roman parfois dans une tension extrême, tellement j’étais prise par l’histoire, dans les affres de ce jeune homme. J’ai découvert une auteure talentueuse, qui manie l’ironie et la satire sociale avec beaucoup de virtuosité. Vicki Baum est à redécouvrir !

Kuessipan – Naomi Fontaine

Kuessipan

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Kuessipan Naomi Fontaine Mémoire d’encrier, 2011

Kuessipan, en langue innue signifie « à toi ». Naomi Fontaine est innue de Uashat,

A qui Naomi Fontaine écrit-elle, me suis-je demandée ?

  « Lettres à mon bébé. A ma mère. A ma grande sœur. A Dieu. A mon père. A Lucille. A Jean-Yves. A l’agente de l’éducation du Conseil de bande de Uashat et de Mani-utenam. Aux parents de mon ex. A mon ex. A moi-même. A ma petite sœur. Au premier ministre du Québec. A mon frère. A Gabriel. A mon grand cousin Luc. A Nicolas D. A William, mais pas le Prince. A ce monde cruel. A mon peuple. Au père de M. Aux gens tristes. Aux enfants du futur. »

En repassant la liste de tous ces destinataires, je n’ai pas su où me ranger. Vu que je ne suis ni Dieu, ni Le Premier Ministre du Québec, je faisais partie soit du monde cruel, soit des gens tristes. Mais ne me reconnaissant ni dans l’un, ni dans les autres je me suis dit que Naomi Fontaine m’avait oubliée.

  Pourtant comme tous les grands textes, son « roman » est universel, et sa langue est belle. Elle raconte dans un geste ancestral qu’ont parfois les femmes : « j ’ai tissé d’après ses mains usées, son dos courbé », elle entremêle les fils de sa propre expérience à la nôtre.

  Je ne sais rien des réserves indiennes, ni de l’alcool qui rend fou, ni des filles sans père, ou de la drogue qui décime, l’inceste qui avilit, l’alcool qui rend violent, la solitude qui immole, le suicide ou le viol. D’ailleurs Naomi Fontaine avertit qu’elle n’en parlera pas, qu’elle mentira effrontément, en toute connaissance de cause. Pourtant elle ne parle que de cela. Comme en creux.

  Elle parle de ce qui tue son peuple menacé de disparition mais aussi de sa grandeur et de sa force. Un vieil homme coiffé de ses plumes et de ses mocassins ira parlementer avec un chef d’Etat, un chasseur attendra parfois des journées entière pour se retrouver face à un caribou, des tentes sur la rive, la glace sur le lac. Les rituels et les tambours qui accompagnent les danses …

        On veut bien venir avec elle pour quelques heures, le temps de voir et de se dessiller les yeux, le temps de tremper notre mémoire à la sienne, d’entremêler nos doigts : ceux qui écrivent à ceux qui de ce livre tournent les pages.

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Nos pleines lunes – Sophie Krebs

Nos pleines lunes

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Médaillée du conservatoire de Pari, Sophie Krebs est professeur de formation musicale. Passionnée de pédagogie, elle invente en 2003 la méthode rythmo, une méthode d’apprentissage du rythme au travers des mots. Les jeux de société Rythmo ont obtenu une médaille d’Or au Concours Lépine International.

  Le livre de Sophie Krebs est un chant d’amour à deux voix. Chant d’amour et parfois de désespoir. J’ai eu cette image d’une écriture tendue comme un fil entre deux êtres, qui vibre à chaque émotion de l’un ou de l’autre. Le tempo est vif, presque trop parfois, car les chapitres alternent rapidement les deux voix , l’une faisant écho à l’autre, dans des registres différents.

La douceur de l’une : « Il fait doux ce matin. Giroflées. Romarin. », l’âpreté de l’autre, « La colle ça poisse. J’aime pas quand ça poisse ».

Lucas attend Lolita ; elle doit venir le voir à Noël. Il prépare le sapin en son honneur. Ses journées sont suspendues à l’attente et les événements qui la rythment, bonheurs minuscules ou tragédies, nous apprennent peu à peu son histoire.

Laetitia est photographe : « Capter l’instant m’a toujours soulevé de terre. Un grand mystère venu d’ailleurs ! C’était comme des ailes. De belles grandes ailes qui m’auraient prise par magie. » Sa vie a le tempo rapide d’une valse, d’une danse, puisque parfois danse et musique se confondent. C’est étonnant : « Rue Mouffetard (3). Le fleuriste (3). Une nouvelle jacinthe (5). Une blanche aujourd’hui.(6) ».

L’intrigue se construit par petites touches et on est pris par l’énigme de ces destins dont les fils se croisent et s’entrecroisent jusqu’à nous donner la trame. Le suspense est poétique et il est parfois difficile de laisser le livre. Ce n’est qu’à la fin que le motif apparaît enfin et l’on n’est pas déçu.

Souvent, l’écriture alterne des phrases longues et brèves et on a l’impression d’écouter le bruit des vagues.

            L’écriture de Sophie Krebs est très travaillée, ourlée parfois dans de la soie, ou dans la déchirure. Elle demande une écoute intérieure.

Il faut lire « Pleines lunes », c’est un très beau texte.

Le ciel de bay City – Catherine Mavrikakis / Entre le ciel et l’enfer …

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Catherine Mavrikakis – Le ciel de Bay City – Sabine.Wiespieser Editeur 2009

  Catherine Mavrikakis est née à Chicago en 1961, d’un père grec et d’une mère française. Elle enseigne la littérature à l’Université de Montréal. Ses livres précédents, romans et essais, ont été publiés au Québec.

En 1979, elle choisit Montréal, où elle fait des études de littérature et une dépression, qui la conduira à de longues années de psychanalyse.

Ses recherches tentent de penser l’imaginaire de l’aveu, de la souffrance à nommer dans le récit contemporain (Christine Angot, Chloé Delaume, Guillaume Dustan, Anne-Marie Alonzo). Elle s’intéresse aussi au processus créateur dans la théorie psychanalytique et dans le discours tenu par les écrivains. Elle est participante de longue date au festival littéraire international Metropolis bleu.

Le ciel de Bay City est un ciel plutôt menaçant, violet qui vire au noir, chargé de pollution, de souvenirs de guerre et de traumatismes.

« Au-dessus de nos têtes, les cadavres planent, les esprits voltigent et mêlent leurs corps éthérés, souffrants, hargneux aux gaz toxiques et chauds des usines essoufflées du Michigan ».  L’œil rivé aux nuées, dans cette ville du Michigan où elle est née, Amy, petite fille de juifs polonais, tente de trouver une place et de vivre malgré le secret familial qui entoure  la mort de ses grands-parents et son ascendance juive.

D’ailleurs, sa mère recueillie et adoptée pendant la guerre par de bons catholiques normands tente à tout prix d’oublier le passé, laissant sa fille démunie et livrée à ses obsessions.

Des quatre éléments , l’air et le feu sont les plus puissants, ils embrasent ce roman d’un souffle et d’une écriture puissante qui sonde la mémoire et le traumatisme inter-générationnel. Que nous faut-il porter de nos ancêtres ? Quelle part de leur histoire est vraiment la nôtre ? Sommes-nous à jamais maudits ? Telles sont les questions qui hantent ce récit. Le feu anéantit, brûle autant qu’il sanctifie, des bûchers funéraires de Bénarès où l’âme quitte le corps pour accomplir ses migrations aux fours crématoires d’Auschwitz de sinistre mémoire où tant de juifs furent assassinés et dépouillés de toute humanité.

Entre le ciel et l’enfer, Amy a bien du mal à respirer de son souffle maladif d’asthmatique, toujours au bord de l’asphyxie, en proie au vent qui « s’engouffre d’est en ouest, du nord au sud, en hurlant, en hululant son chagrin ». Le ciel de l’Amérique est « multicolore, mais il ne porte que les couleurs d’une peine ». Peuplé par des vagues d’immigrants venus d’Europe et d’ailleurs, « loin de la Seconde Guerre mondiale et de ses charniers ouverts sous le firmament paisible »,fuyant la misère et l’horreur et portant avec  eux leur exil et leur chagrin, les Etats-Unis d’Amérique sont devenus le pays d’Amy et de sa fille : « les vents des Grands Lacs ont soufflé sur mes cheveux dès ma naissance et les ont emmêlés à jamais » avoue-t-elle.

Toutes les menaces de fin du monde habitent ce ciel méphistophélique, bombe atomique d’Hiroshima , avions kamikazes du onze septembre,  la folie des hommes, et ce secret terrible…

Amy parviendra-t-elle à savoir la vérité sur sa famille ? Au bout du compte, lorsque « l’hymen céleste s’est déchiré et les entrailles de Dieu ont enfin crevé. Cela pue. »

Peut-être existe-t-il d’autres chemins initiatiques, où l’eau des fleuve attire à eux les ciels furieux et permettent aux hommes d’apaiser leurs souffrances… Peut-être après le feu, l’air et l’eau, la terre permet-elle aux hommes de s’enraciner, de trouver un foyer et de cesser d’errer ? Peut-être, après tout, ne sommes-nous pas condamnés à l’apocalypse …

 

Vous le saurez en lisant l’écriture somptueuse de Catherine Mavrikakis, qui sans conteste est une grande dame de la littérature francophone. Son livre est un véritable objet littéraire, extrêmement bien écrit, d’une plume qui cisèle et qui fait chanter la langue ! Ce n’est pas un page-turner, il est parfois lent, se mérite, mais vous emporte au-delà et au-dedans de vous même. Un grand et beau voyage.

 

Depuis 2000, elle a publié cinq romans : Deuils cannibales et mélancoliques (Trois, 2000), Ça va aller (Léméac, 2002), Fleurs de crachat (Leméac, 2005), Le ciel de Bay City, (Héliotrope, 2008, Sabine Wespieser, 2009), Les derniers jours de Smokey Nelson ( Héliotrope, 2011) et une pièce de théâtre Omaha Beach (Héliotrope, 2008). Elle a écrit un essai-fiction sur la maternité avec Martine Delvaux: Ventriloquies (Leméac, 2003) et rédigé un essai: Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran (PUM, 2005). En 2010, elle fait paraître L’éternité en accéléré (Éditions Héliotrope)  où elle a condensé les entrées de son blogue.

1/19

Argentine =) Eugenia AlmeidaElsa Osorio –  Lucía Puenzo –  Canada =) Naomi Fontaine –  Lucie LachapelleCatherine MavrikakisDianne WarrenCuba =)  Karla SuárezEtats-Unis =)  Jennifer Egan –  Louise Erdrich –  Nicole Krauss –  Rebecca Makkai –  Toni MorrisonJulie Otsuka –  Karen Russell –  Janet Skeslien Charles –  Vendela Vida –   Mexique =) Sabina Herman –  Pérou =) Grecia Cáceres 

  

74 invités, 19 femmes… Ce n’est qu’un hasard, bien sûr…

Peu nombreuses, elles seront moins médiatisées à part, bien sûr, Toni Morrison qui, malgré son Prix Nobel, reste assez mal connue du grand public.

Je vais donc toutes les lire et parler d’elles ! J’étalerai ces lectures sur plusieurs mois

Premières années – Marie d’Agoult / Vivre et écrire au XIXe siècle

Marie d'Agoult

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Marie d’Agoult(1805-1876)- Premières années – Folio collection Femmes de lettres 2009

La critique littéraire a opéré des coupes sombres dans la littérature féminine des siècles passés quant elle ne l’a pas carrément passée sous silence. Les écrits de femmes furent longtemps considérées comme des œuvres mineures.
Qu’en est-il du  XIXe siècle ? Quel nom d’écrivaine retient-on de cette période hormis Georges Sand ? Et pourtant il y en eut d’autres, dont Marie d’Agoult, qui dut surtout sa célébrité à une longue liaison avec le compositeur Franz Liszt mais qui écrivit pourtant plusieurs essais historiques et politiques, un roman, ainsi que des poèmes,  proverbes et nouvelles.

 

L’édition présentée ici a été établie et présentée par Martine Reid à partir d’une œuvre plus vaste « Mes souvenirs » publié en 1977 par Calmann-Lévy après la mort de l’auteure. Martine Reid a repris le texte de cette édition, du chapitre II au chapitre XVII. Quelques coupures ont été effectués dans l’ensemble pour une raison de calibrage du volume.

Ce petit livre est intéressant à bien des égards : outre qu’il offre l’histoire de soi par le biais de l’autobiographie, il fait de nombreuses références à l’histoire du temps.
Marie d’Agoult non seulement donne de précieuses informations sur la France de la Restauration, et sur la mentalité de ses contemporains mais entreprend une critique sans complaisance de ses multiples travers en même temps qu’elle souligne ses paradoxes.

Elle écrit dans une langue élégante mais vivante, croque à merveille les situations, campe les personnages en quelques phrases et anime son récit de descriptions vivantes et de portraits dont on sent la justesse psychologique.

Elle évoque d’abord ses premières années d’une enfance choyée avant son départ pour le couvent.
Du mariage qui suivit quelques années plus tard, on sait qu’il fut
désastreux et qu’après la mort de sa fille Louise, elle vécut une
profonde dépression.

Sa rencontre avec Liszt fut un tournant décisif dans son existence : elle quitta tout, ignora les codes de conduite de la bonne société et ses préjugés nobiliaires, et vécut une vie de femme libre.

Elle décrit le milieu conservateur qui fut celui de sa famille, sa morale souvent rigide et hypocrite, plus soucieuse du qu’en-dira-t-on que de véritable intégrité morale, où les femmes sont soumises au père puis au frère aîné. Toutefois cette aisance lui permit d’être éduquée :
« Ma mère et ma bonne allemande […]me faisaient lire des contes de Grimm, réciter des fables de Gellert ou des monologues de Schiller. »

Elle put suivre son père à la chasse et à la pêche, éprouver l’ivresse due à l’activité physique et à la vie au grand air.

Elle étudie lors de leçons « sans pédantisme , sans réprimandes, abrégées dès que se trahissait dans mon attitude la moindre fatigue ,[…] exemptes  de ces surexcitations de l’amour-propre qui , dans les rivalités des pensions et des lycées mêlent si tristement la jalousie à l’ambition d’exceller ».

Le frère est « un père plus jeune, comme un guide, comme un appui  dans le monde que je ne connaissais pas. »

Sous la tutelle du père puis du frère, puis de l’époux, Marie de Flavigny suit les coutumes de son temps, qu’elle rejettera plus tard pour vivre ses amours avec Liszt. Le discours des jeunes années est à bien des égards un discours de soumission. Elle se réfugie au couvent dans un mysticisme profond.
Elle raconte aussi quelle était l’instruction des jeunes filles dans la maison d’éducation la plus renommée de France.
Ces jeunes filles savaient à peine l’orthographe mais « Il était entendu qu’une demoiselle bien élevée, lorsqu’elle entrait dans le monde, devait avoir appris avec ou sans goût, avec ou sans dispositions naturelles la danse, le dessin, la musique, et cela dans la prévision d’un mari qui, peut-être, il est vrai, n’aimerait ni les arts ni les bals, et qui, au lendemain du mariage, ferait fermer le piano, jeter là les crayons, finir les danses, mais qui, possiblement aussi, en serait amateur. »

Il y a dans ce récit des « Premières années » un accent de profonde révolte qui le rend particulièrement attachant et émouvant. Parole longtemps oubliée d’une femme qui marqua son temps, et posa avec d’autres, les fondations du féminisme.

Marie d'Agoult (1843), portrait by Henri Lehma...
Marie d’Agoult (1843), portrait by Henri Lehmann (1814 – 1882) (Photo credit: Wikipedia)

Un été sans les hommes – Siri Hustvedt

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Chaque mois, nous commémorons la disparition d’Hubert Nyssen en publiant un article sur un des livres publiés par Actes Sud (grâce à l’initiative de Denis.du blog « le bonheur de lire »).

  Un été sans les hommes de Siri Hustvedt, Actes Sud 2011, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf.

              Mia, poétesse de son état, a sombré temporairement dans la folie. Une psychose l’a terrassée pendant de longs mois, suite à la découverte de la liaison de son mari avec une femme plus jeune qu’elle. De cet effondrement, elle va se relever lentement le temps d’un été. En effet, elle décide de quitter New York pour se réfugier auprès de sa mère qui habite désormais dans une maison de retraite du Minnesota, entourée de ses amies veuves et octogénaires. Elle va animer par ailleurs un groupe de poésie avec sept jeunes adolescentes dont le groupe sera la proie de rivalités et de la confusion des sentiments . Mia en profite pour faire le point sur sa vie dans un récit où elle dénonce la société patriarcale qui impose encore et toujours des relations de soumission aux femmes et leur confère une invisibilité sociale qu’elles n’aperçoivent même plus tellement elles l’ont intériorisée.

La narratrice va entreprendre une renaissance, une reconstruction, au sein d’un groupe de femmes de plusieurs générations, dont le réseau de relations au maillage serré  lui permet de réinventer la vie quotidienne. Dans un spectre très large de générations qui va du nourrisson à de vieilles dames octogénaires , le récit explore les différentes façons dont les femmes construisent leur identité. Les plus âgées  profitent d’une liberté chèrement acquise à la mort de leur mari, et les plus jeunes sont en quête de la reconnaissance de leurs pairs.

La narratrice rappelle que pour les grecs, les femmes étaient des hommes invertis, alors qu’au XVIIIe siècle hommes et femmes étaient perçus sur le mode d’une différence radicale : ils n’avaient plus rien de commun. Hommes et femmes sont différents par certains aspects ; leurs expériences divergent à travers des rôles sociaux qui vont déterminer une partie de leur personnalité; mais quel niveau de différence fait la différence ?  Les différences de genre, bien sûr, mais pas seulement… Chacun doit trouver une réponse qui lui est personnelle : suivre la voie qui lui est tracée ou en inventer une autre.

Le récit est mené à la façon d’une comédie avec de nombreuses allusions cinématographiques aux films américains. Des dessins émaillent le livre qui assurent une causticité joyeuse et intriguent le lecteur. Mia l’interpelle fréquemment car il est le témoin du bon déroulement de l’histoire.

Je me suis laissée prendre par ce récit, cette « lecture de soi » d’une femme confrontée au passage du temps. J’ai suivi le fil de ses  méditations , me les suis appropriées au rythme de la page, en ai fait mes propres interrogations dans une lecture bienheureuse.

Invitation à la vie conjugale – Angela Huth

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 Angela Huth – Invitation à la vie conjugale – Gallimard (mars 2000) – Collection folio

A travers l’histoire de plusieurs couples, Angela Huth décline l’amour conjugal aux prises avec le quotidien.

             Frances Farthingoe est un tantinet superficielle, pense son mari passionné par les blaireaux, et qui préfère passer la nuit à les observer plutôt que de s’occuper de son épouse. Délaissée par son mari et sans réel projet, elle se morfond dans sa luxueuse demeure. Attachée à la vie mondaine, elle décide d’organiser une fête somptueuse dans son manoir d’Oxford et y convie ses amis les plus proches : Rachel et Thomas Arkwright, étrangers l’un à l’autre, Mary et Bill Lutchins, couple qui a su traverser les années sans dommage, Martin et Ursula Knox, heureux et amoureux, Ralph, célibataire endurci qui se consume pour un amour impossible, Rosie, la mère de Ralph, artiste peintre, femme libre, célibataire, et qui ne dédaigne pas les aventures.

« Balzac a posé une très bonne question : Un homme peut-il éternellement désirer sa femme ?
– Et qu’a t-il répondu ? ».

 Chaque couple de cette histoire répond à sa manière : il n’y a pas de recette universelle qui garderait contre l’usure du quotidien et la disparition du désir. Une multitude d’embûches, et d’épreuves de toutes sortes menacent l’équilibre des couples : tout d’abord le démon de l’habitude qui « dévore tout. » mais aussi l’aptitude de chacun à vivre les compromis sans renier sa personnalité. Regarder dans la même direction, élaborer des projets communs, savoir se créer et se recréer sans cesse, être intéressant pour soi et pour l’autre, autant d’exigences que seuls quelques élus pourront satisfaire. Nos amours nous ressemblent, ils sont diablement imparfaits, parfois un peu lâches, et souvent sans imagination. La vie est faite de répétitions, de rituels, d’une matérialité terne car nous sommes condamnés à gagner notre vie ou pour les plus oisifs à trouver  comment alimenter les journées.

« Dans le mariage, les marées changeantes sont plus saines que les eaux dormantes. Elle s’était donc résignée aux rencontres, séparations, rencontres, séparations, à cette invariable bascule. C’était sa façon de traiter le gouffre qui sépare toutes les âmes humaines. »

            Certains d’entre nous d’ailleurs n’essaient même plus, l’amour heureux est une véritable épreuve de marathon, mieux vaut se résigner à sa disparition en espérant qu’il jette ses derniers feux avec au moins un peu de panache. Rester seul, préserver sa liberté, vagabonder de corps en corps, est le choix de certains, mais la solitude est parfois terrible à supporter. Pour d’autres, même « Un amour non partagé a […] un terrible pouvoir. Parfois, ils ne veulent même pas s’en libérer. »

« Il n’y a pas d’amour heureux… » écrivait Louis Aragon ; Balzac remarque que « L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. Quelque mot simple, une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir. »

Un homme peut-il éternellement désirer sa femme ? A cette question, il semblerait selon l’auteur qu’il ait répondu :
 « – Oui. Définitivement oui. » Bill embrassa Mary sur le nez. »

  Mais incontestablement, l’amour véritable se crée entre deux êtres libres. Et les femmes au foyer, en tout cas dans ce roman, ont bien du mal à trouver des satisfactions dans une relation asymétrique, condamnées  à l’effrayante vacuité d’une existence dévouée aux soins du foyer.

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
          Il n’y a pas d’amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
          Il n’y a pas d’amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passerRépétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
          Il n’y a pas d’amour heureuxLe temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
          Il n’y a pas d’amour heureux

Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
          Il n’y a pas d’amour heureux
          Mais c’est notre amour à tous les deux

Louis Aragon (La Diane Francaise, Seghers 1946)

En lecture commune avec Dominique

L’impossible pardon – Randy Susan Meyers

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Née à Brooklyn, Randy Susan Meyers a toujours été passionnée de littérature. Pour ce livre, elle s’est inspirée de son travail auprès des victimes de violence domestique. Elle vit aujourd’hui à Boston avec son mari et ses deux filles.

           Comment vivre lorsque votre père est un assassin ? Comment échapper à la culpabilité et au tourment ? Comment vivre et se reconstruire ? Telles sont les questions douloureuses que pose ce roman à travers l’histoire de Louise et Merry, dont le père, ivre, a assassiné la mère alors qu’elles n’avaient que 6 et 10 ans. Comment simplement survivre à un pareil drame ?

Louise, dite Lulu, essaiera de se protéger en oubliant, et raye une fois pour toutes son père de son existence, du moins le croit-elle, tandis que la cadette en proie à une culpabilité qui la ronge et l’empêche d’être heureuse, rend visite à son père en prison.

            Est-on déterminé par nos actes, sommes-nous ce que nous faisons ou y a-t-il en nous quelque chose qui y échappe ? La conscience morale, le pouvoir de se retourner sur ses actes et de les juger, d’éprouver de la peine et du remords est-il ce qui nous permet de ne pas coïncider totalement avec nos actions même si nous en portons l’entière responsabilité ?

Dire que nous sommes responsables suppose que nous sommes libres, que nous pouvons juger de la valeur et les conséquences possibles d’un acte et que nous connaissons, les règles, les lois et les contraintes auxquels nous sommes soumis dans la société où nous vivons. Une personne violente sous l’emprise de drogues ou d’alcool est-elle encore responsable de ses actes ? On peut penser que oui, puisque rien ne l’obligeait à se droguer ou à boire plus que de raison. On pourra alléguer les circonstances qui poussent à la violence telle personne ou telle autre. Mais si ces circonstances peuvent alléger la sanction, en aucun cas elle n’efface l’acte.

Le mal qui est fait ne peut être défait sans aucun doute, mais peut-on réparer ?  Est-il possible de payer sa dette à la société et plus encore à un être proche, voire à un membre de sa famille? Ce roman ne répond pas à toutes ces questions mais il tente de montrer comment des victimes de violences peuvent tenter de reconstruire leur vie.

  Randy Susan Meyers sait adopter le ton juste, en totale empathie avec ses personnages, sans verser dans ce qui pourrait n’être qu’une tragédie sordide. Elle ne force jamais le trait, d’une écriture sensible et généreuse, évitant les jugements expéditifs et le ton moralisateur. Un livre bien écrit  qui permet de réfléchir à des questions qui à des degrés divers ne peuvent manquer de nous concerner.

Comme des larmes sous la pluie de Véronique Biefnot

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Véronique Biefnot Comme des larmes sous la pluie, éditions Héloïse d’Ormesson, 2011, Le livre de poche 2012.

    Ce livre est un thriller amoureux, nous prévient la quatrième de couverture, d’où l’importance de la découverte, de l’adrénaline qui monte peu à peu chez le lecteur au fil d’un récit qui devient de plus en plus haletant. Ce qui va m’obliger à scinder mon article en deux, une première partie pour ceux qui ne l’ont pas lu ou veulent le lire et une seconde partie pour ceux qui l’ont déjà lu ou ne comptent pas le lire.

  Première partie

Simon Bersic tombe sous le charme de Naëlle qu’il croise dans le métro. Magnifique et mystérieuse, elle semble lui échapper sans cesse, ou peut-être l’étrangeté de son comportement vient-il de sa méconnaissance des codes sociaux et des rituels qui président aux relations humaines. Une voix douloureuse et inquiète d’enfant parfois s’élève et entrecoupe le récit. Alors qu’il croit enfin la connaître et que toutes les promesses de l’amour semblent sur le point de se réaliser, Simon est entraîné au cœur de l’histoire douloureuse et tourmentée de Naëlle, qui fit en son temps la une des faits divers de la Belgique.

  C’est un récit époustouflant que conduit ici Véronique Biefnot de main de maître malgré quelques platitudes dans le récit, et une analyse du sentiment amoureux un peu conventionnelle. Il n’en reste pas moins que de la première à la dernière page vous êtes happé par le récit et que c’est à bout de souffle et exsangue qu vous fermez enfin le livre, à la dernière page. Bouleversant, souvent intelligent, parce qu’il pose des questions non seulement pertinentes mais complètement actuelles sur le genre, -qu’est-ce qu’être un homme, une femme- parfaitement construit, et c’est là aussi sa force, « Comme des larmes sous la pluie » est un récit au vitriol dont vous ne sortirez pas complètement indemne. Lisez-le !

Deuxième partie

            Inspiré par l’affaire Dutrou qui a secoué la Belgique et suscité l’incompréhension la plus totale devant la monstruosité du personnage et les actes qu’il a commis, ce récit mêle la voix d’un enfant, désespéré, à l’histoire d’amour qui se noue entre Simon Bersic et Naëlle. Simon Bersic est écrivain, une sorte de Marc Lévy version belge, qui a perdu sa femme et vit en reclus avec son fils.

          Dans ce roman, l’amour est le refuge des êtres profondément blessés , le lieu d’une possible résilience. Véronique Biefnot non seulement raconte un de ces sauvetages amoureux, mais évoque également la difficulté de l’identité sexuelle à travers l’expérience de la double appartenance sexuelle, le genre fluide ainsi le nomme-t-on,  qui nous rappelle que nous avons tous cinq identités sexuelles : chromosomique, anatomique, hormonale, sociale et psychologique et que si parfois elles coïncident, parfois aussi elles ne convergent pas, révélant des identités ambiguës ou hybrides. Naëlle est un de ces êtres au bord du vertige,  flirtant avec l’intersexualité et dont l’identité est trouble.

L’amour peut-il nous aider à réparer les outrages subis, à cicatriser les anciennes blessures de l’enfance ? « Et c’est ici que se situe la résilience : dans notre capacité à nous appuyer sur ce qu’il y a de plus constructif en nous pour recommencer à construire en dépit de nos blessures », explique Boris Cyrulnik, théoricien de la résilience.

C’est quitte ou double ! On ne sait pas vraiment pourquoi certaines personnes trouvent la force en elles de s’extraire de la violence de leur propre histoire et parviennent à transformer les traumatismes en énergie positive. L’amour agrandit souvent les blessures et réactive la peur de l’abandon chez nombre d’entre nous. On sait aussi, intuitivement, qu’il n’est pas donné pour toujours et qu’il peut nous être enlevé aussi soudainement qu’il nous a été donné. La rupture peut être une tragédie et il faut une certaine force et une réelle assise dans l’existence pour pouvoir la surmonter et continuer à vivre. On peut aussi mourir d’amour, la littérature ne manque pas d’exemples de Tristan et Iseult à  Roméo et Juliette !

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Lessing (Doris) – Victoria et les Staveney

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English: Doris Lessing, British writer, at lit...
English: Doris Lessing, British writer, at lit.cologne, Cologne literature festival 2006, Germany (Photo credit: Wikipedia)

Née en Iran le 22 octobre 1919 de parents britanniques, Doris Lessing a six ans quand sa famille décide de s’installer dans l’actuelle Rhodésie du sud. Elle quitte l’école à 15 ans et travaille d’abord comme gouvernante puis comme dactylo et standardiste à Salisbury.

En 1938, elle commence à écrire des romans et se marie à l’âge de dix-neuf ans avec Frank Wisdom, avec qui elle aura deux enfants. Elle le quitte en 1943 pour Gottfried Lessing dont elle aura un fils.

De retour en Angleterre en 1949, elle publie l’année suivante son premier roman, « The Grass is singing » (Vaincue par la brousse) qui raconte l’histoire des relations entre la femme blanche d’un fermier et son serviteur noir. Elle a publié ensuite « Les enfants de la violence », fresque romanesque d’inspiration autobiographique qui comprend « Martha Guest » (1952), « Un mariage comme il faut » (1954), L’écho lointain de l’orage (1958) et « La cité promise » (1966). Elle y retrace la vie de Martha Quest, son enfance en Rhodésie et sa vie dans l’Angleterre de l’après-guerre.

Son œuvre la plus connue est « Le carnet d’or » (1962), roman autobiographique là encore, (décidément elle se sera beaucoup nourrie de sa propre expérience), considéré comme un classique par le mouvement féministe.

A partir de 1979, elle place ses intrigues dans l’univers de la science-fiction : « Canopus in Argos : Archives » en 2 volumes, « Shikasta »1979, et « Mariage entre les zones 3,4,et 5 » (1981).

Elle a été une romancière aux idées engagées et s’est intéressée très tôt à la politique. Elle a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2007.. A aujourd’hui plus de 90 ans , elle a accompli l’essentiel d’une œuvre variée et originale dont pas moins de 35 ouvrages traduits en français.

Victoria et Staveney (2008), 2010 pour la traduction française de Philippe Giraudon (J’ai lu n°9519).

Court roman d’une centaine de pages, Victoria et les Staveney ouvre le récit lorsque Victoria, métisse de neuf ans, pénètre pour la première fois chez une riche famille blanche de Londres. Elle découvre un monde parallèle insoupçonné, cultivé et libéral où règne le politiquement correct. En effet, il est de bon ton dans un tel milieu où l’on affiche des idées socialistes d’envoyer ses enfants à l’école publique du quartier, quitte à les en retirer ensuite pour qu’ils fassent une bonne scolarité. C’est cette ambivalence profonde qu’analyse implacablement Doris Lessing, avec une certaine férocité. Elle montre de manière très juste, sans jamais céder à la caricature, l’étanchéité de ces deux mondes qui se touchent, à une rue parfois l’un de l’autre, mais ne se rencontrent jamais.

Victoria retrouvera les Staveney quelques années plus tard, et ce qui se présentait comme une chance, l’opportunité d’une vie meilleure se révèlera une lente dépossession d’elle-même.

J’ai beaucoup aimé l’écriture au scalpel de Doris Lessing, sa finesse et son extrême maîtrise. Cela m’a donné envie de découvrir toutes les facettes de son œuvre.

Puisque mon coeur est mort – Maïssa Bey

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Maïssa Bey est le nom de plume de Samia Benameur. Elle est née en 1950 en Algérie.

Maïssa Bey est le nom de plume de Samia Benameur. Elle est née en 1950 en Algérie.

Elle a suivi des études de lettres à Alger à Alger puis enseigne le français dans l’ouest algérien. Elle anime l’association « Paroles et écritures » à Sidi-Bel-Abbès depuis 2000 dont l’objectif est la création d’une bibliothèque avec organisation de rencontres avec des auteurs, ateliers d’écriture et animations diverses.

Elle a reçu en 2005 le grand prix des libraires algériens pour l’ensemble de son œuvre.

Maïssa Bey « Puisque mon cœur est mort, éditions de l’aube poche, 2011

L’auteure rappelle avec ce récit la décennie sombre des années quatre-vingt-dix en Algérie, lorsque le FIS s’est rallié en 1992 à la lutte armée qui a fait de nombreuses victimes parmi les civils algériens, victimes collatérales de l’affrontement entre les Islamistes et le pouvoir. La crise semble s’être résolue par le « pardon », l’amnistie de leurs crimes et le retour des « repentis » qui avaient pris le maquis pour s’engager dans des actions terroristes, dans leur foyer, après avoir accepté de déposer les armes en échange d’une impunité totale.

Mais ce récit est avant tout celui d’une mère, de sa douleur et de son désir de vengeance. Ce deuil prématuré et sa violence font d’Aïda une femme solitaire et rebelle, fermée à tout ce qui n’alimente pas son chagrin. Le souci des convenances et du qu’en-dira-t-on qui avaient jusque-là guidé sa vie s’efface progressivement devant les turbulences de sa douleur. Maïssa Bey décrit les soubresauts du cœur dans une langue précise et parfois abrupte mais toujours infiniment poétique.

Les femmes sont condamnées au silence et à la pudeur. Même leur douleur se doit d’être « raisonnable » et intérieure. Emprisonnées dans ce carcan, qui demande une constante maîtrise de soi, mais aussi une négation des sentiments et du droit à les exprimer, Aïda s’insurge et rompt les amarres avec sa communauté. Elle est la seule femme à ne pas porter de djellaba et à oser sortir de chez elle la tête découverte.

« Il leur faut des silences et des prières. Des visages fermés, des yeux baissés et des formules conventionnelles. »

Elle rencontre alors d’autres mères, comme ces mères de disparus qui à Alger tiennent des sit-in pour réclamer des nouvelles des leurs. Des mères qui ont aussi perdu leurs enfants, d’un milieu social beaucoup plus défavorisé, qui doivent surmonter des difficultés matérielles insolubles, la promiscuité avec les autres membres de leur famille, et dont le courage et la ténacité va lui permettre de trouver ses propres ressources pour avancer jusqu’au dénouement final …

Je me suis laissée prendre par l’écriture de Maïssa Bey même s’il ne se passe, à vrai dire, pas grand-chose dans ce livre. On se laisse gagner par le récit de cette femme, on entre en empathie avec elle et on la porte jusqu’au bout de la lecture, même si la fin, inattendue, attriste et déconcerte. On comprend depuis le début

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Maïssa Bey – Comédie du Livre 2010 –

qu’il n’y aura de toute façon aucun happy end possible et que la tragédie répondra à la tragédie. L’écriture d’une grande qualité, brève et précise, tourmentée et sèche, ou profonde et triste sert le récit magnifiquement. Elle est la petite musique intérieure qui nous captive tout au long du récit.

Mrs Dalloway – Virginia Woolf

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Virginia Woolf est née en 1882 à Londres au sein d’une famille bourgeoise et cultivée ; son père était  critique littéraire et ami de Henry James, Tennyson et GeorgeEliot ; et fonda le « Dictionary of National biography ».

Elle devint un écrivain célèbre et publia de nombreux livres, romans et essais. Peu après le décès de sa mère, débuta une longue suite de dépressions qui la conduisit au suicide en 1941.

Elle révolutionna la théorie du roman dans « Mrs Dalloway ».

Ce livre pourrait n’être au premier abord que le récit de la journée d’une femme, Clarissa  Dalloway, qui prépare une réception. Un matin, elle décide d’aller acheter des fleurs…

Clarissa est la femme de Richard Dalloway, membre du parlement. Elle a 52 ans, est encore assez belle et se souvient des jours passés au fil de sa promenade.

Elle appartient à la bourgeoisie anglaise et doit tenir son rang : elle reçoit les personnalités utiles à la carrière de son mari comme toute bonne épouse « victorienne ». Mais elle est à la charnière de deux mondes à travers sa fille Elizabeth qui, éduquée, pourra choisir une de ces nombreuses professions qui sont désormais accessibles aux femmes. Sous une apparence futile, cette femme possède une faille, une insatisfaction profonde qui la mine malgré son amour de la beauté et de la vie.

Big Ben sonne les heures, rappelle le temps qui passe et la fragilité de toute chose.

Clarissa descend Bond Street et nous lisons le contenu de ses pensées et celles de chacun des inconnus qu’elle croise. Chaque personnage est relié aux autres dans d’invisibles correspondances.

Virginia Woolf bouscule ici les conventions du roman réaliste, et fait disparaître l’intrigue classique car il n’y a pas d’histoire proprement dite.  Elle s’attache à l’essentiel qui est invisible et ne garde que les éléments strictement indispensables.  Les personnages font écho les uns aux autres et servent de fil conducteur au récit, offrent un ordre intelligible : on apprend que Clarissa a aimé un homme « Peter Walsh « , et l’auteur nous livre un peu plus loin les pensées de ce même Peter qui font écho à celles de Clarissa. Le dénouement de Mrs Dalloway est si vague qu’il laisse place à toutes les interprétations possibles. Pourtant on perçoit bien à travers le personnage de Septimus, jeune homme traumatisé par la guerre et qui songe au suicide, la fragilité de Clarissa.  L’intrigue devient alors « un mouvement organique en quelque sorte, qui progresse presque inconsciemment, qui n’est pas sorti d’une idée préconçue, qui a gardé toute la complexité et l’imprévisibilité des faits humains. » 

Virginia Woolf était une fervente admiratrice de Proust et on retrouve dans son roman la palette impressionniste : « Mais même après la disparition des choses, la nuit en reste pleine ; vidées de leurs fenêtres, elles existent avec plus de poids, exprimant ce que la franche lumière du jour, ne parvient pas à transmettre – la confusion et l’incertitude des choses regroupées là dans l’obscurité. »

L ‘obscurité des profondeurs, il s’agit bien de cela, de cet aspect de nous-mêmes que nous ne connaissons pas, notre inconscient, qui ne laisse filtrer que des images autorisées et éparses.

Clarissa n’est pas sereine malgré des apparences assez lisses, elle subit l’assaut « d’un monstre tapi dans les profondeurs ». Lorsqu’on connaît la vie de l’auteur, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec ses longs moments de dépression, les hallucinations dont elles souffrit. Elle les dépeint longuement dans le personnage de Septimus. Elle raille l’incapacité des médecins qui ne prescrivent que de faux remèdes, impuissants qu’ils sont à soulager la souffrance de leurs malades qu’ils abandonnent à eux-mêmes.

Mais elle livre aussi son émerveillement devant la beauté des choses, leur profusion et leur scintillement.

Un très beau roman, à l’écriture poétique et parfois douloureuse, mélancolique et prophétique à la fois. Une écriture d’une densité, d’une maîtrise exceptionnelle dans une construction d’une grande rigueur. A lire absolument.

Le roman psychologique de Virginia Woolf de Floris Delattre, p 220 Librairie philosophique J. Vrin