Archives pour la catégorie Les hommes sont des femmes comme les autres

David Ebershoff – Danish girl

Danish girl de David Ebershoff traduit de l’américain par Béatrice Commengé , 200, et 2001 pour la traduction française, Editions Stock Collection poche Libretto, n°401

Vignette Les hommes sont des femmes comme les autresQu’est-ce qu’être un homme, ou une femme ? Pourquoi en certains êtres le sexe psychique ne correspond-il pas au sexe biologique ? Et pourquoi est-il si difficile parfois de respecter les limites étroites assignées à chaque sexe ? Cette assignation d’une identité sexuelle a des conséquences que personne n’ignore : des statuts et des rôles bien différents sont attribués à chaque sexe auxquels il doit  se conformer sous peine d’être exclu du groupe social.

A Copenhague, en 1925, Einar Wegener et Greta Waud sont mari et femme et tous deux peintres. Un jour Greta, en l’absence de son modèle, demande à Einar de revêtir une robe et des bas et de poser pour elle. Einar est troublé, et de cette confusion naît Lili, qui petit à petit va prendre la place d’Einar.

Einar se sent femme, d’ailleurs lorsque Lili paraît, tous les regards masculins se tournent vers elle.

Il va devenir le premier homme à changer physiquement de sexe. Einar Wegener deviendra Lili Elbe.

Les études sur le genre ont démontré que nous avons tous tous cinq identités sexuelles : chromosomique, anatomique, hormonale, sociale et psychologique qui coïncident ou non, révélant des identités ambiguës ou hybrides. C’est le cas de l’intersexualité.

Le chirurgien chargé d’opérer Einar découvrira que celui-ci possède des ovaires. En fait la confusion des genres que ressent Einar est confirmée par son intersexualité. Il est une personne de troisième sexe. Il est à noter que l’Allemagne depuis le 1er novembre 2013 est devenue le premier pays à donner le droit d’inscrire la mention « sexe indéterminé » sur le certificat de naissance d’enfants nés intersexuels afin de ne pas les condamner au choix d’une chirurgie corrective qui gommerait définitivement les caractéristiques biologiques de l’un des sexes.

Cette question de l’identité est passionnante parce qu’elle est au cœur de toute vie d’Homme.

Le roman est très bien écrit et se lit d’une traite, l’intrigue ménage savamment le suspense et ferre le lecteur. Un très bon moment de lecture…

  

Lili Elbe vers 1920                                              en 1926 (Photos Wikipédia, licence creative commons)

Et que le vaste monde poursuive sa course folle Colum Mc Cann

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Vignette Les hommes sont des femmes comme les autresColum Mac Cann  Et que le vaste monde poursuive sa course folle  10/18 domaine étranger

Let the great world spin, 2 009 – Belfond 2OO9 pour la traduction française

Colum Mc Cann est né à Dublin en 1965 et vit aujourd’hui à New York. « Et que le vaste monde poursuive sa course folle », a remporté le National Book Award.

Le roman est basé sur un fait réel : le 7 août 1974, Philippe Petit, funambule, a marché sur un câble entre les tours du World Trade Centre. Le funambule en a fait un récit personnel dans son ouvrage Trois Coups (Herscher, 1983). Le titre du roman « Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d’infinis changements » est emprunté au poème Locksley Hall d’Alfred Lord Tennyson.

Ce roman polyphonique s’articule autour de cet événement extraordinaire auquel vont assister ou prendre part les différents personnages du roman avec pour toile de fond New York, ville tentaculaire, cruelle et magnifique d’où s’élancent les Twin towers, symboles de l’Amérique triomphante. Dans la solitude de la grande ville, des personnages se côtoient, se frôlent parfois sans se connaître, s’ignorent le plus souvent : femmes ayant perdu leurs enfants pendant la guerre du Vietnam, prostituées sur le retour, junkies, prêtres ouvriers. Les fils se croisent pour former la trame du récit, tel ce câble tendu au-dessus du vide, au-dessus du monde. Temps arrêté et suspendu, moment de poésie et de beauté pure. Des événements en spirale s’enroulent autour de cette journée, des moments décisifs dans la vie des gens, des rencontres et des ruptures. Et ainsi va le monde, dans sa course, indifférent aux destinées humaines.

C’est un roman très bien construit, très bien écrit mais je n’ai pas ressenti de grande émotion, il me faut bien l’avouer, même si j’ai admiré les prouesses d’écrivain .

Dans la nuit Mozambique – Laurent Gaudé

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         Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculine Ce livre est constitué de quatre récits, quatre nouvelles, quatre voix et des hommes, engagés dans l’Histoire et dans la violence de ce monde, victime ou bourreau le plus souvent, en proie à la culpabilité et aux souvenirs. Des esclaves qui tentent de s’échapper, un capitaine négrier, un ancien poilu reconverti en mercenaire et trafiquant, un poète qui se souvient de la femme qu’il a aimée, ou trois officiers de marine qui se retrouvent chaque année autour d’un bon repas, ces histoires sont des histoires d’hommes.

Dans la nouvelle « La nuit Mozambique » un rituel s’instaure, chaque convive doit à son tour raconter une histoire. Dans ce récit, l’Afrique est figurée, convoquée, espace de fantasme et de projection dont Laurent Gaudé avoue ne pas savoir s’il correspond à la réalité mais qui libère quelque chose qui a trait à l’écriture. A propos d’un autre livre, il avouait ne jamais situer ces récits dans un espace proche: l’ailleurs a une magie que le proche n’a pas, elle sert de révélateur, à la manière d’une plaque photographique, à sa propre intériorité. Elle est peut-être l’éloignement de l’universel …

De ces hommes, on approche la sueur, les corps échauffés par la violence, ruinés par la vieillesse, corps en fuite, corps en mouvement. Même lorsque les hommes sont assis, ils voyagent à leur corps défendant, ils évoquent, ils racontent et alors surgissent les bateaux et les éléments. Tels ces clandestins entassés dans la coque, sacrifiés à l’égoïsme et à l’argent. Le teint est fiévreux, la brûlure apparente, la nuit enveloppe les tragédies d’une touffeur presque tropicale. Les dents crissent, les fronts frappent les poutres.

Pas d’épanchement, seulement « la tristesse des hommes face à leur finitude », tout au plus la vieillesse donne-t-elle « des mains de vieille femme », car les jeunes hommes ont des mains de « fauve » et des sourires arrogants, la violence, dit une personnage, « je la sentais en moi, par jaillissements».

Je me suis laissée prendre par ces histoires sombres, presque souterraines, mais sans passion. J’aime beaucoup Laurent Gaudé, et je le lis régulièrement parce que je le trouve intéressant mais j’avoue que ces univers où le masculin est âpre et torturé m’oppressent un peu.

Le printemps des poètes : rencontres autour de Bruno Doucey

 

  

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineCe soir, vendredi 13 mars, à la bibliothèque de Meulan avait lieu une rencontre poétique avec trois enchanteurs de plume, Peter Bakowski, Habiba Djahnine et Bruno Doucey, écrivain, poète et éditeur.

Un moment d’une belle profondeur, des voix d’une singulière richesse, des textes, des poèmes en multiples échos de nos remous, de nos respirations intimes, de nos multitudes d’êtres. Les mots des poètes tissent des mondes toujours sur le point de sombrer, anéantis de pesanteur mais lumineux, aériens et rebelles. Comment traduire les émotions que provoquent les mots des autres ?

J’ai découvert les éditions Bruno Doucey avec MariaMercè Marçal, et puis quelques autres poètes dont je n’ai pas toujours parlé, souvent par manque de temps, mais aussi parce que l’immersion dans les textes poétiques nécessite, pour moi, une remontée par paliers de temps indéfinis. Le temps de la poésie est un temps qui peut se distendre indéfiniment, vous laisser dans un état de stupeur, qui vous rend incapable de toute autre parole que la leur.

Ces trois poètes m’ont laissé comme toujours dans un état certain de sidération : Peter Bakowski, digne héritier de Jacques Prévert, et Jack Kerouac  sait faire chanter le quotidien dans ses poèmes, comme si un détail, un objet, était éclairé d’une lumière soudaine, sous le feu des mots tels des projecteurs, et acquerrait ainsi une beauté ignorée mais puissante :

« Joe regarde

ses mains;

des mains  qui ont manié

la corde, le fer à marquer, la cisaille,

l’aiguille et le poêlon… »

Je vois les mains de Joe, et

« elles se débattent avec un bouton de chemise,

pour témoin : le miroir de la salle de bain,

juge argenté,

impossible à corrompre. »

Tout est question de regard, n’est-ce pas ?

A Habiba Djahnine, je pourrais emprunter ses mots :

« Sur le sens magique qu’elle donne aux mots

Elle réinvente sa colère, sa fureur, ses sanglots

La tempête fait rage dans son âme fébrile

Lui boit ses larmes et laisse le vent l’envahir. »

Le corps est en résonance, il ploie, vente, coule comme une eau, s’enracine ou s’évade de toute identité qui l’enfermerait.

Habiba Djahnine en écrit l’alphabet :

 » Tout commence

Avec les éclats du feu

Corps présents à nous

Nous présents au monde

Sans identité, sans langue, sans pays.

Le temps d’une main caressante

A suffi à éveiller le doute

Le tourment, le silence… »

Bruno Doucey, voyageur infatigable, éveilleur de mots, n’a jamais cessé d’écrire, tout au long d’une vie consacrée à l’aventure des mots et à la rencontre des autres :

« Écrire de feu l’eau claire

la pente du sourcil

la traque du jaguar

Écrire d’un bond ta peau

le sable des lisières

l’aube des sentinelles. « 

Il ouvre ainsi des routes et des passages pour nous inviter à suivre, comme il le dit, le sentier parfois escarpé mais riches d’aventures de la poésie….

Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles de Bernard Maris

Je l’aimais beaucoup. Je l’écoutais souvent à la radio et je menais, en pensée, une conversation ininterrompue avec lui. Je l’avais rencontré au salon du Livre, et cet homme chaleureux, à l’intelligence claire, à l’argumentation implacable, à la culture vaste, profondément humaniste, était un interlocuteur passionnant et passionné.

Nos conversations silencieuses vont continuer, bon gré, mal gré.

Bernard maris Lettre aux gourous de l'économie qui nous ...« A quoi servent les économistes ? s’interroge Bernard Maris, le co-auteur de Ah ! Dieu ! Que la guerre économique est jolie !
Si l’économie est une science qui prédit l’avenir, le plus grand économiste s’appelle Madame Soleil. Rappel de leurs propos à l’appui, nos Minc, Attali, Barre et Sorman font pâle figure. L’oracle George Soros, vénéré pour avoir spéculé sur la livre et fait fortune, a perdu le double en jouant sur le rouble. Car tous ces experts qui viennent nous conter l’avenir et les bontés du marché ne cessent de se leurrer et de nous tromper en toute impunité, profitant de ce que la théorie économique est à l’agonie. Les nouveaux gourous Merton et Sholes, prix Nobel d’économie 1997, ont été ridiculisés par le naufrage de leur fonds spéculatif et ces adeptes du libéralisme sans entraves ont dû en appeler à l’argent des contribuables pour éviter un krach boursier. Quant au patron du Fonds monétaire international, le Français Michel Camdessus, il n’a vu venir ni les crises asiatiques, ni celles du Mexique et du Brésil.
Les Balladur, Tietmayer, Trichet, Dominique Strauss-Kahn et autres marchands de salades économiques ont surtout une fonction d’exorcistes. Dans un monde sans religion, ils sont devenus les conteurs intarissables des sociétés irrationnelles, chargés de parler sans cesse afin d’éviter que le ciel ne nous tombe sur la tête. » Présentation de l’éditeur.

deuil

Adieu

deuil

Charb, Cabu, George Wolinski ,Tignous, Honoré, Bernard Maris, Soren Seelow, Honoré , Moustapha, Michel Renaud, Franck, Ahmed.

La Maison du sommeil – Jonathan Coe – La dimension politique du sentiment amoureux

La maison du sommeil

Jonathan Coe La maison du sommeil folio n° 3389 Gallimard 1998 pour la traduction française

461 pages

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineJonathan Coe est un de mes auteurs préférés bien que ces livres ne soient pas toujours des coups de cœur. Cela tient à leur dimension politique(au sens de vie dans la cité), au talent qu’a l’auteur de capter l’air du temps et de donner une voix à travers ses personnages à ceux qui dans la société n’en ont pas toujours.

J’avais assisté, il y a quelques années, lors d’un week-end en Lorraine, à Nancy  à la 9e marche des fiertés. Dans une atmosphère joyeuse et festive, des revendications importantes étaient portées par les manifestants, et je venais juste de finir le livre de Jonathan Coe avec le sentiment qu’il faisait écho aux préoccupations de son temps sur la question de l’orientation sexuelle et du genre.

On a parfois ce sentiment d’une cohérence entre l’art et la vie. Le véritable artiste, selon moi, est capable d’une totale empathie avec ses personnages ; il sait exploiter toute la gamme des sensations, endosser n’importe quel destin, quitte à changer de genre et de sexe.

Voilà pour les considérations générales et sans davantage révéler l’intrigue de ce livre.

Ce livre raconte les destinées de cinq jeunes étudiants qui se rencontrent à Ashdown, vieille demeure anglaise perchée sur les falaises, qui sert de résidence universitaire et leurs retrouvailles 12 ans plus tard. Ils ont, entre autres points communs, d’avoir des relations singulières avec le sommeil, soit qu’ils en manquent, c’est le cas de Terry, cinéphile passionné, soit qu’ils souffrent de narcolepsie, c’est celui de Sarah ou qu’ils l’étudient passionnément, comme Gregory et ses assistants transformant Ashdown une décennie plus tard en clinique destinée à soigner les patients qui souffrent de troubles de sommeil.

Les chapitres sont regroupées en cinq grandes parties correspondant chacune à une période du sommeil, de l’état de veille au sommeil paradoxal. On glisse d’une époque à l’autre, c’est-à-dire des années1983-1984 à celle de l’année 1996 de manière tout à fait harmonieuse, chaque personnage se replongeant dans le passé de sa vie étudiante où se nouèrent les premières amitiés et les premières amours. Car il s’agit au fond dans ce livre d’une incroyable histoire d’amour entre deux êtres, et de son pouvoir de les transformer au plus profond d’eux-mêmes. Cette énergie pour aller vers l’autre tire sa force du désir qui meut l’amoureux et de sa capacité à aller jusqu’au bout de ses rêves. Que deviendrions-nous si nous ne rêvions plus ? D’où le désir pourrait-il tirer sa force ? Le sommeil est-il une perte de temps ou est-il l’antichambre ou s’épanouit la vie inconsciente nécessaire à toute vie équilibrée ? Telles sont quelques-unes des questions que pose ce livre. Et en repensant à la marche des Fiertés ce week-end à Nancy, et à quelques-unes des pancartes pleines d’humour, je pense  avec Jonathan Coe, que l’amour n’est pas une question de sexe ou de genre, mais une réelle capacité à rêver sa vie et à vivre ses rêves.

On néglige trop souvent  la dimension politique de toute vie amoureuse car une des pancartes de cette marche rappelait que dans certains pays l’homosexualité est un crime, qu’ici être homosexuel ou trans signifie être privé souvent du droit de fonder et d’avoir une famille. Etre amoureux est obéir aussi à des codes et à des interdits sociaux. L’histoire littéraire est remplie de ces amours impossibles mais la vie aussi…

La porte des enfers- Laurent Gaudé /Renversement du personnage de la mère

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineLaurent Gaudé est un auteur toujours imprévisible. Aucun livre ne ressemble à un autre et dans ce livre-ci le personnage de la mère opère un renversement de la piéta, de la madone qui est particulièrement intéressant.

Un couple uni éclate à la mort de leur enfant unique victime d’une balle perdue dans un règlement de comptes à Naples . Le père accablé erre dans la ville tandis que la mère, folle de douleur, n’accepte pas la mort de son fils et demande au père d’aller le chercher…jusqu’en enfer.

Le récit bascule alors et raconte l’épopée du père dans sa descente vers les enfers. Il va chercher son fils et le trouve après un périple plein de dangers. Mais qu’adviendra-t-il d’eux, le retour est-il possible et la tragédie s’annuler ? Rien n’est si sûr…

 Ce beau livre de Laurent Gaudé, magnifiquement écrit, avec une maîtrise remarquable de la langue et de la construction du récit, pose la question du deuil et de la séparation. Ce moment de souffrance est aussi le moment de la rupture dans l’ordre des générations, et de la transmission. Le père n’apprendra plus rien à son fils et ne pourra plus lui léguer son expérience et son savoir . Aussi est-ce le monde qui meurt ce jour-là dans le dernier souffle de l’enfant.

L’auteur nous livre aussi une vision très personnelle des enfers, en rupture avec l’enfer chrétien bien qu’il utilise, même s’il s’en défend, un vocabulaire qui rappelle cet héritage : les âmes qui attendent, qui pleurent, qui gémissent. Mais ce sont plus des références mythologiques que mystiques. A chaque deuil, ce sont des morceaux de nous-mêmes qui meurent avec les défunts, mais aussi des morceaux d’eux qui restent en nous. Notre mémoire est le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Aussi ce roman n’est-il pas sombre, car la mort permet de penser la vie, de construire du sens, et d’appréhender une question largement évacuée par les sociétés occidentales dévorées par le consumérisme.

La littérature est aussi cette quête du sens. La mère maudit le monde plusieurs fois, elle ne se résigne pas à la mort de son fils, sa colère est sa manière de garder son fils vivant . A l’instar de cette mère, la littérature est cette bataille pour donner vie et souffle aux grandes questions qui agitent le Monde. Laurent Gaudé dit dans une interview qu’il veut faire entrer le monde entier dans ses livres, et intégrer des personnages qui n’y ont pas accès habituellement parce qu’ils sont des exclus. Ces personnages un peu cabossés par la vie permettent d’explorer toute la gamme des sentiments . On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Et c’est un peu vrai. Pas tout à fait cependant, je pense à cette écriture des bonheurs minuscules de Philippe Delerm par exemple.

C’est aussi une belle histoire d’amour, même si le couple éclate dans un premier temps avec la mort du fils, un lien ou un fil invisible qui est celui de la narration les tient unis ensemble, et c’est peut-être cela qui est, à mon avis, le plus beau dans la littérature.

Interview de Laurent Gaudé

Capillaria ou le pays des femmes Frigyes Karinthy

capillaria

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineCapillaria ou le pays des femmes de Frigyes Karinthy, Minos Editions de la Différence, traduit du hongrois par Véronique Charaire. Dessins de Stanislao Lepri
Publié en Hongrie en 1926

Capillaria ou le pays des femmes, publié en 1926 est une utopie qui présente un renversement politique des rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes dans un contexte socio-historique où le combat féministe gagne quelques victoires en Europe ( en 1918 les femmes britanniques de plus de trente ans peuvent voter, en 1920, ce sont les américaines blanches).
Ces nouveaux droits acquis bouleversent les mœurs, et certains intellectuels ou écrivains prennent part au débat. Ces changements sont ressentis comme une menace par la plupart, et la crainte d’une société dominée par les femmes qui se vengeraient des siècles d’oppression subis pour réduire les hommes en esclavage s’exprime dans les romans, essais ou les journaux de manière parfois très violente.

Capillaria imagine donc cette situation : un médecin plonge au fond des mers après un naufrage. Il y découvre une société composée de très belles femmes, les Ohias, qui ont réduit en esclavage les bullocks (clin d’œil à bollocks) petits êtres masculins laids et de petite taille qui s’obstinent à construire des tours pour parvenir à la surface de la mer. Les Ohias sont homosexuelles et assurent la reproduction en mangeant la cervelle des bullocks. Le médecin nous rapporte ses observations sur l’organisation sociale des Ohias et par ses échanges avec la reine nous livre les réactions de celle-ci sur les us et coutumes britanniques.

Alors, bien sûr, les clichés ne manquent pas, les Ohias ne réfléchissent guère, vivent uniquement dans le présent, et n’ont pas d’autre idéal que celui de s’occuper d’elles-mêmes. Elles sont belles, évidemment, et leur vie se passe à chercher des plaisirs et des joies raffinés. Elles comprennent le monde à travers les sensations et ne s’embarrassent pas de réflexions ou d’argumentations inutiles. Les bullocks s’occupent de métaphysique, de science et d’histoire et ne cessent de se faire la guerre. Ils sont obnubilés par le progrès.

C’est un avertissement, qui vise à montrer ce que serait une société uniquement composée de femmes et dont les hommes seraient exclus. Il se moquent des féministes qui revendiquent des droits égaux pour les deux sexes. Les femmes ont-elles été si malheureuses que cela ?
« Pendant ces longs siècles d’oppression, les hommes travaillaient pour entretenir les femmes et celles-ci, privées de tous les droits, ne pouvaient que s’occuper d’elles-mêmes. Dans cette situation désespérée, leur seule ressource était de profiter des joies de la vie, sans se fatiguer nullement, et de développer la beauté de leur corps. Les hommes avaient un but, une profession, un travail, les femmes étaient obligées de se contenter d’être aimées, adulées et comblées. »
Il est très difficile de comprendre la position de l’auteur dans ce texte. Il me semble, mais je suis loin d’en être sûre, que l’auteur pense qu’en lieu et place de libérer les femmes, ce sont d’abord les hommes qu’il faudrait libérer, que c’est un changement radical de société qui serait nécessaire afin qu’hommes et femmes puissent être heureux ensemble. Les féministes sont « des hommes avortés » tout au plus. Et les hommes féministes, des hommes de génie qui s’expriment à la place des femmes.
Dans sa postface, il n’est pas plus clair et s’exprime à l’aide de courtes histoires dont on est censé tirer une signification.
Enfin on aboutit à cela :
« L’être humain n’existe pas, il n’y a que des hommes et des femmes. Et plus l’homme est masculin, plus il est humain, plus la femme est féminine, plus elle est humaine. »
Le féminisme n’est pas la voie, ce qu’il faudrait détruire, c’est tout un système qui s’est élaboré sans les femmes.
« Il aurait fallu détruire tout un dictionnaire erroné : on s’est contenté d’élaborer des erreurs nouvelles pour masquer les anciennes. Comme on ne pouvait appliquer à la femme les définitions inventées par l’homme, on l’a exclue du monde de l’intellect, on l’a reléguée dans le monde extérieur, dans le domaine des sens ; on l’a transformée en concept biologique faisant partie de la nature extérieure, en phénomène mystérieux que l’homme doit étudier. »

Finalement on ne sait jamais vraiment où il est… En tout cas, pas féministe, c’est sûr…

La femme de hasard – Jonathan Coe

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Jonathan Coe – La femme de hasard ( 1987), folio, Gallimard, 2007 pour la traduction française

 Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineImaginez une vie où tout serait soumis au hasard ! Il n’y aurait plus de place pour l ‘élection ou la prédilection : vous choisiriez vos vêtements, votre nourriture ou vos amis au hasard qui les mettrait sur votre route. Et c’est lui également qui déciderait de votre destin.

Vous en remettriez totalement à lui et vous n’auriez plus besoin de choisir : un ami en vaudrait un autre, les amours seraient interchangeables (d’ailleurs y aurait-il encore de l’amour ? ) dans une sorte de déterminisme aveugle et total. « L’apologie du détachement, serine un des personnages, vis ta vie comme elle est censée être vécue. A moitié endormi, de préférence. »

Mais peut-être avec un peu de chance auriez-vous rencontré l’homme ou la femme de votre vie mais peut-être pas. Vous baigneriez alors dans une bienheureuse indifférence … Bienheureuse ?

« Rien de grand ne s’est fait sans passion » assurait Hegel. Et s’il est vrai que la passion peut faire souffrir, l’ennui, lui, peut vous tuer. A ne rien espérer, vous ne serez pas déçus, c’est sûr, mais vous n’avez aucune chance d’être comblé. Prévert disait que l’espoir est « une sale petite maladie » qui conduit à l’inaction mais elle permet au moins d’accueillir ce qui répond à nos attentes avec bonheur. Le gai désespoir que prônait Marguerite Duras n’est pas à la portée de tout le monde et peut-être ne lui a-t-il pas si bien réussi…

Jonathan Coe nous raconte ici l’histoire de Maria, jeune fille qui rêve d’une vie tranquille et sans histoires, à la manière de son chat Sefton car « Sefton lui semblait avoir tout compris à la vie, sur tous les plans. Les buts de son existence étaient peu nombreux, et tous admirables : se nourrir, rester propre, et par-dessus tout dormir. Maria se disait parfois qu’elle aussi pourrait être heureuse, si seulement on pouvait lui permettre de se restreindre à ces trois sphères d’activité. » Maria se rêve à l’abri des désordres de la passion car elle est hostile « à l’idée d’être contente ou exaltée sans raison. »

Elle va être, dés lors, le jouet des événements, ballottée au gré des rencontres, indifférente à la vie et aux autres. Jusqu’au jour où ce bel équilibre est menacé par l’amour et un homme…

Jonathan Coe interpelle le lecteur, le prend à partie joue avec lui, appuie parfois où ça fait mal.

Au fond qui n’a jamais vécu ces sombres périodes d’ennui, si profondes qu’à peine un fil vous rattache à la vie ? Qui n’a jamais goûté au soleil noir de la mélancolie, qui ne s’est jamais perdu au cœur de ce spleen si cher à Baudelaire  ?

Cela a pu durer une heure, un jour, un mois, plus longtemps peut-être. Le talent de Jonathan Coe est d’en faire le fond d’un caractère et d’une vie.

Car, existe-t-il des vies où il ne se passe rien, où l’on va inexorablement de désillusion en désillusion ? Oui, répond en filigrane Jonathan Coe, il y a des gens véritablement seuls et désespérés dont la vie est une longue suite de jours : « Plus que cinquante ans à tirer » pense Maria.

Vous pouvez toujours attendre, personne ne viendra, vous pouvez toujours crier, personne ne vous entendra.

Vous n’aurez pas d’autre vie, pas d’autre chance. A bien y réfléchir, vous ne risquez pas grand-chose avant de mourir : le seul risque que vous prenez est de vivre, tout simplement, de vous déchirer sur quelques épines, de mourir de désespoir (pas plus d’une heure !), de vous abîmer dans quelques grands bonheurs, de suffoquer de joie ou de bonheur une fois par décennie. Tout bien considéré, ce n’est pas si terrible.

Vous dire que j’aime l’écriture de Jonathan Coe serait presque un euphémisme. Son écriture a une « plasticité » qui lui permet d’habiter totalement un personnage d’homme ou de femme, une capacité d’empathie, une ironie mordante mais jamais méchante… Je lirai tous ces livres, livres en bois, livres en fer, ou alors je vais en enfer…

La première œuvre de Jonatahn Coe, il devait avoir une vingtaine d’années…

Photo de groupe au bord du fleuve – Emmanuel Dongala / La voix des casseuses de pierres

emmanuel dongala

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineCogner, casser, frapper, marteler, pulvériser, inlassablement, des pierres dans une carrière au bord d’un fleuve africain pour gagner quelques sous, à peine de quoi survivre, à la merci d’un éclat dans l’œil, un doigt fracturé ou écrasé. Vie de misère, vie de femme

Mais d’autres choses moins friables que les pierres pourraient elles aussi voler en éclats dans ces vies de femmes marquées par la pauvreté, la guerre, l’oppression au travail, dans une société corrompue et totalitaire, où la tradition admet les violences sexuelles et domestiques.

Ces mains pour frapper, pour caresser, pour saisir, mains douces, exigeantes et tenaces de femmes qui désirent, de femmes qui veulent , de femmes prêtes à leur premier envol.

Emmanuel Dongala leur prête sa belle voix d’homme, sa plume alerte, son écriture sensible et intelligente mais sa colère aussi. : […] dans ta tête tu te demandais, en se référant à ce que toi aussi tu avais vécu, s’il y avait pire endroit pour une femme sur cette planète que ce continent qu’on appelle Afrique.

La quinzaine de femmes qui frappent inlassablement sous le soleil décident de vendre leur sac de gravier plus cher désormais car elles se rendent compte que les intermédiaires qui les leur achètent les revendent sur les chantiers trois fois leur prix. Elles décident de prendre leur destin en main au risque même de leur vie pour enfin espérer un avenir meilleur.

Elu meilleur roman français 2010 par la rédaction de Lire, prix Virilio 2010, prix Ahmadou-Kourouma 2011, ce roman décapant loin des clichés de cartes postales  s’inscrit avec talent dans la tradition du roman social et humaniste.

Né en 1941, Emmanuel Dongala a quitté le Congo au moment de la guerre civile de 1997. il vit aux Etats-Unis où il enseigne la chimie et la littérature africaine francophone à l’université.

C’est Malika qui m’a donné envie de lire ce livre…

La lettre écarlate – Nathaniel Hawthorne

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Nathaniel Hawthorne – La lettre écarlate – Traduction de Marie Canavaggia –Gallimard 1954 pour la traduction française

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineDans l’Amérique puritaine de l’époque coloniale, il ne fait pas bon enfreindre l’un des dix commandements. Les dignitaires ecclésiastiques  règnent en despotes sur la petite communauté de protestants de Nouvelle-Angleterre et gouvernent d’une main de fer leurs ouailles. Hester fera les frais d’une loi d’airain qui condamne les femmes adultères. A midi, sous un soleil de plomb, son bébé dans les bras, elle doit subir la réprobation de la foule sur l’estrade où autrefois on condamnait les criminels au pilori. Pour stigmatiser son infamie, une lettre A pour Adultery devra être cousue sur sa poitrine.

Ce passionnant roman, dont l’héroïne, magnifique, est digne des tragédies antiques, posent autant de questions sur la forme que sur le fond.

Lorsqu’un écrivain est prisonnier du carcan idéologique de son époque, ou de son propre système de croyances, comment ses personnages peuvent-ils évoluer ?

Un puritain hommes de lettres doit-il, avec ses semblables, condamner la pauvre Esther coupable d’infidélité, ou peut-il lui assurer une certaine rédemption tout en condamnant sa faute ? Il faut ajouter que pour le protestantisme, issu de Calvin , « Le salut revient à ceux que Dieu a élu « par sa seule bonté et miséricorde en JCNS, sans considération de leurs œuvres, laissant les autres en icelle, corruption et damnation pour démontrer en eux sa Justice comme ès premiers il fait luire les richesses de sa miséricorde », dit le texte. (source Wikipédia). L’homme ne peut se sauver par ses propres œuvres.  Je ne connais pas assez ces théories du puritanisme religieux mais elles doivent avoir leur importance. Esther aurait pu s’enfuir, refuser de porter cette lettre infamante – la loi humaine n’est pas strictement identique à la loi divine – mais elle choisit, par amour, de porter le poids de son acte. Elle le revendique même car elle a agi par amour contre la loi des hommes. Elle l’a placé au-dessus de toute loi. Cette pesanteur lui vaut la grâce. Elle symbolise le libre arbitre de l’individu.

Dans ce système de valeurs, on peut tout de même être assuré d’une chose : le crime ne peut être récompensé par le bonheur des amants ici-bas. Aussi le personnage d’Esther, acquiert-il une dimension tragique. Elle doit assumer le poids de sa faute et expier son crime pour pouvoir être sauvée. Toutefois le talent de Nathaniel Hawthorne lui permet de dépasser ses propres impératifs catégoriques : tout d’abord son expérience personnelle lui a fait rencontrer Melville qui se soucie comme d’une guigne des conventions, et dont ses nombreux voyages ont éclairé les vues, et sa propre réflexion  comme sa sensibilité comprennent les élans et la personnalité d’Esther. Pourrait-il dire comme Flaubert le disait de sa Bovary, « Esther, c’est moi » ?

Ce roman est un conte chrétien fantastique, le malin y fait des apparitions remarquées et les sorcières se réunissent la nuit dans les bois. De quoi frissonner un peu ! L’intensité dramatique naît ici du conflit entre le devoir et l’amour, entre l’individu et la société, entre la loi morale et le sentiment. Esther regrettera-t-elle ses élans amoureux, la punition aura-t-elle été pédagogique ? Je vous laisse lire le roman…

En tout cas, un très beau personnage de femme…

M’ont donné envie de lire ce livre : Nadael (mais je n’ai pas retrouvé son article) et  Annie qui a écrit un billet passionnant dans lequel elle nous apprend, entre autres, que ce personnage d’Hester a été inspiré par l’histoire vécue par Elisabeth Pain.

Thérèse Desqueyroux Miller/Mauriac

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Vignette les grandes héroïnesLe dernier film de Claude Miller est l’occasion de redécouvrir le roman de François Mauriac et cette bouleversante héroïne qu’est Thérèse Desqueyroux magnifiquement interprétée par Audrey Tautou. Le réalisateur a su filmer la solitude intérieure de cette femme enfermée à la fois dans son milieu, la bourgeoisie provinciale, son ignorance et tourmentée par des aspirations que son éducation, ou plutôt son manque d’éducation, ne lui permettent pas de satisfaire. Elle ne trouvera pas d’autre moyen que de tenter d’empoisonner son époux…

Au début du livre, Thérèse ressort libre du palais de justice alors qu’elle est coupable. Tout a été fait pour étouffer le scandale et préserver la réputation des Desqueyroux. Elle tente de comprendre les raisons de son acte, ou plutôt ce qui a causé ce geste qu’elle n’a ni véritablement voulu, ni pensé. Thérèse se méfie de ses propres pensées, elle est « compliquée » et pense que le mariage va l’aider à remettre de l’ordre dans ses idées, à devenir « raisonnable ». Passionnée et entière, elle étouffe dans un mariage sans amour, si différente de son mari par les aspirations et la sensibilité. Mais comment se révolter ? Comment soulever cette chape de plomb qui la cloue à terre, comment se libérer des liens qui l’entravent ? Elle ne cherche pas d’excuse ni qu’on la plaigne, d’où cette impression de froideur et d’indifférence,  mais tente de dire et de comprendre qui elle est.

La réponse de son mari et de la famille est sans appel, justice sera rendue à l’intérieur de la famille, en huis-clos, par des gens qui furent des proches, et apparaît aussi monstrueuse que l’acte qu’elle a commis. Qui véritablement est la victime ?

Dans le film, à Bernard qui l’interroge sur les raisons véritables de son acte, elle répond : « Pour lire dans vos yeux un trouble, une interrogation ». Mais son mari, confit dans ses certitudes ne peut le comprendre.

J’ai lu sur Wikipédia, que cette histoire a été tirée d’une histoire vraie, celle d’Henriette Canaby qui fut accusée en 1905 d’avoir voulu empoisonner son mari Émile Canaby, courtier en vins bordelais alors endetté. Mauriac assista à son procès le 25 mai 1906. Elle fut acquittée grâce au témoignage de son mari qui voulait sauver les apparences.

Les trois saisons de la rage – Victor Cohen Hadria

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Victor Cohen Hadria – Les trois saisons de la rage – Prix des libraires – Le livre de poche n°32530 – Editions Albin Michel 2010

« Qu’importe tout cela, à présent elle est libre. Orpheline, veuve et libre. » Libérée de la tutelle du mari et du père. »

Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineIl y a des prix qui sont comme des bons crus auxquels on peut faire confiance sans aucune hésitation : le prix des libraires est de ceux-là, et le prix des lectrices Terrafemina et sa sélection va devenir, je le sens, une référence, tant le comité de sélection a su privilégier des ouvrages de qualité. Pour l’instant, aucun des livres soumis à nos votes ne m’a ennuyée et nombreux parmi eux ont été de belles découvertes. L’année prochaine, c’est sûr, je lirai encore la sélection proposée.

Le livre de Victor Cohen Hadria est une petite merveille et j’ai pris beaucoup de plaisir à sa lecture. Outre le fait qu’il est extrêmement bien écrit, dans une langue fluide, claire et élégante, ce livre est aussi un témoignage extrêmement bien documenté sur la vie et les mœurs dans le monde rural au temps des guerres napoléoniennes. Il possède également une dimension politique et philosophique vraiment intéressante sur l’homme, son destin et ses turpitudes à travers le journal et les réflexions d’un médecin de campagne.

Jean-Baptiste Le Cœur est médecin de campagne au cœur de la Normandie profonde, plus exactement à Rapilly, où il exerce son Art, dans ce dix-neuvième siècle qui se voit bouleversé par des innovations importantes, comme le chemin de Fer, mais aussi de nouvelles idées et de nouvelles pratiques dans le champ de la médecine : le premier vaccin contre la variole a été mis au point en 1798, de nouvelles conceptions en matière d’hygiène se développent dans la prévention des épidémies et des infections post-opératoires.

Jean-Baptiste tente d’écrire un traité sur la rage et ses causes, mais distrait par ses propres émois amoureux, son ouvrage s’infléchit au gré de ses rêveries érotiques (il est veuf et en mal d’amour) vers un tour très personnel. Sa théorie sur les causes de ce mal a de quoi surprendre de nos jours et paraît bien fantaisiste. Ce libre penseur est convaincu que le désir sexuel, s’il n’est pas satisfait, peut causer les plus grands désordres physiques et mentaux. Il observe combien les interdits qui pèsent sur le corps et sa libre jouissance entravent le bon développement des individus.

Les hommes s‘en arrangent plus ou moins bien ; il existe des maisons de Tolérance pour calmer de trop fortes ardeurs et les multiples aventures qu’un homme peut se permettre sans encourir la réprobation sociale qui guette les femmes dont la nature trop sensuelle conduirait aux mêmes ébats. Mais bien sûr, c’est une constante dans les sociétés, la femme assure la pureté de la descendance et sa sexualité doit être bien gardée. Les premiers préservatifs apparaissent déjà et des techniques plus ou moins hasardeuses pour éviter les grossesses. Sous des manières hypocrites, les contemporains de Jean-Baptiste s’en donnent à cœur joie. On brave l’interdit, quitte à aller à confesse et à réciter quelques pater noster.

Mais attention, avertit un père, « Dieu sait que je serais mal placé de condamner les amusettes que l’on accomplit dans les granges et que je n’aurais guère de droit à t’enseigner ce que tu devrais faire de tes humeurs. », pour autant le mariage est chose sérieuse, on prend une vraie épouse, pour la vie, le travail et la descendance. D’ailleurs, on porte les femmes trop ardentes aux Carmélites car « quelquefois toute cette frénésie se peut résoudre dans l’amour de Dieu. ».

Cette condamnation de la sexualité par la religion, l’ignorance des femmes à l’égard de leur corps, couvrent les pires abus et les pires excès. L’homme, s’il n’est pas éduqué, se laisse submerger sans plus de raison par cette sexualité débordante et aveugle, se privant du même coup de l’amour et la complicité d’une vraie compagne.

Dans un roman passionnant, Victor Cohen Hadria conduit ses personnages de main de maître de cette rage de vivre et d’aimer à un équilibre plus subtil qui pour autant ne condamne pas les passions du corps. A lire …

La voix de Kyoko – Murakami Ryu

Kyoko

Vignette les grandes héroïnesKyoko est née des mains de son créateur, Ryû Murakami, écrivain à la réputation sulfureuse, qui utilise dans ses romans le sexe, le sadomasochisme, la drogue, la guerre comme « moyens d’éclater la conscience de soi ». Mais ici, dans ce livre, il abandonne ce procédé pour se laisser prendre à la beauté, la grâce et la force de son héroïne.

Kyoko, jeune fille élevée près d’une base militaire, décide d’aller à New-York pour retrouver le jeune GI qui lui a appris à danser. Elle va revoir son héros dans des circonstances tragiques mais l’accompagnera avec courage vers sa destination finale. « Elle passe, comme une brise légère, au milieu de réfugiés, d’exilés, de malades du sida et d’homosexuels ».

Une narration éclatéepermet de suivre son périple. Sept narrateurs différents racontent le moment ou les circonstances où ils l’ont rencontrée et livrent ainsi, chacun à sa manière, un aspect de sa personnalité.

Elle permet aussi de battre en brèche un certain nombre de préjugés sur les Japonais, le plus courant et le plus tenace, selon lequel on ne peut jamais savoir ce que les Japonais pensent en les regardant. Ce n’est pas le cas de Kyoko en tout cas, qui est particulièrement expressive : son visage exprime la joie , la tristesse de manière si intense que ceux qui la regardent en sont particulièrement touchés. La voir triste « c’était comme si la fin du monde était arrivée ». Elle possède une telle présence, qu’elle en devient presque « éthique », comme si la force et la pureté de son âme forçaient le respect et empêchaient qu’on lui fît du mal.

Mais l’essence de l’expressivité de Kyoko réside en fait dans la présence d’une ombre derrière son sourire. Elle a appris « que pleurer ne change rien », que « personne n’est plus fort que le chagrin et la solitude ». Et ce savoir, au lieu de l’amoindrir, de l’affaiblir, lui donne une certaine force. Son regard a un « éclat perçant ».

Elle est capable de se contrôler, même quand elle est au bord du désespoir, ou complètement désemparée. Et cette force peut-être appelle la compassion. Sa volonté est inébranlable et elle juge selon ses propres critères pour élaborer des choix très personnels ; elle n’est pas du genre à suivre le plus grand nombre. « c’était quelque chose de grand qui la poussait en avant, la faisait réfléchir, agir ». Mais la nature en ce qui concerne les femmes n’est jamais loin, car Kyoko, selon un des témoins « sentait, pensait et agissait en suivant un courant puissant et naturel. » Mais ce concept qui tout au long de l’histoire a servi à assujettir la femme à des déterminismes surtout culturels subit ici une légère modification, une sorte d’indétermination dans le contenu qui laisse toute liberté à l’héroïne.

Tout en elle est subtile et fragile : elle possède une « voix de canari dans un sac de soie », de longues jambes fines, des lèvres délicates et bien dessinées et des traits réguliers.

Mais l’auteur abandonne là les clichés de la féminité : Kyoko ne déteste pas boire un coup à l’occasion et a passé quelque temps à conduire des camions au Japon. Elle est une femme moderne qui, si elle n’a pas abandonné l’arme de la douceur, a conquis aussi des qualités viriles.

Mais surtout, elle danse merveilleusement le cha-cha-cha, le mambo et la rumba colombienne. Elle représente merveilleusement une  femme japonaise moderne, creuset où se mélangent la sensualité des danses latines occidentales, et le raffinement de la culture japonaise.

On sent l’auteur terriblement amoureux de son héroïne, et son écriture sous le joug de ce sourire mystérieux et puissant… L’écrivain est  captif d’un personnage qui lui échappe toujours, qui ne s’enferme pas dans le roman et qui une fois le livre refermé, continue à danser inlassablement dans notre mémoire…

« Kyoko est une fable sur l’espoir et la renaissance.

J’espère que tous les gens qui vivent une situation difficile et désespérante et refusent de s’y laisser enfermer, continuant à chercher un moyen de s’en libérer, seront touchés par cette oeuvre, et y puiseront du courage. »

Ryû Murakami , 4 octobre 1995, L.A.

« Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro

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Vignette Les personnages féminins dans l'ecriture masculineJadis, Kath, Ruth et  Tommy ont été élèves à   Hailsham : une école idyllique, où ne règne aucune compétition, mais le souci de développer la créativité de chaque élève. Dans un superbe bâtiment, au cœur de la verdoyante campagne anglaise, des enfants semblent à l’écart du monde extérieur, élevés dans l’idée qu’ils sont différents,  leur destin  singulier, hors du commun , et leur rôle vis-à-vis de la société de la plus grande importance. C’est pourquoi ils doivent veiller à leur bien-être physique et moral afin de pouvoir servir au mieux la société dans laquelle ils entreront un jour.

Mais pour quelle raison les a-t-on réunis là ? C’est par un retour en arrière, une immersion dans le passé que Kath revisite leur passé commun afin de trouver un sens à leur destinée tragique. Cette enfance apparemment heureuse, par de nombreux signes prémonitoires, des événements au premier abord insignifiants, présage  un avenir douloureux. Aucun des élèves ne sait réellement à quoi ressemble le monde extérieur, ni à quoi  il doit s’attendre une fois qu’il aura quitté l’école.

Ils savent qu’ils sont spéciaux et que leur avenir sera différent de celui du commun des mortels. Cependant, jamais ils ne songent à se révolter et à contester la place qui leur est assignée. Ils tentent seulement de donner un sens à leur vie condamnée par avance, à leur absence totale de liberté.

Kazuo repose ici la question qui hante toute son œuvre : pourquoi obéit-on, pourquoi laisse-t-on se produire l’inacceptable, pourquoi renonce-t-on si facilement au bonheur et à l’amour alors qu’il faudrait se battre pour eux? C’est également le cas du majordome dans « Les vestiges du jour » qui laisse partir la femme qu’il aime. Nous nous soumettons à des impératifs qui nous dépassent, qui sont posés par des instances supérieures : l’Etat, Dieu, l’Eglise, à seule fin de servir l’intérêt de quelques-uns. Pourtant nous n’avons qu’une vie, et le bonheur est à vivre ici et maintenant.

          Kazuo Ishiguro esquisse ses portraits par petites touches lumineuses, à la manière des estampes japonaises. L’écriture est délicate, pleines de non-dits, de sous-entendus, de double-sens, et de mystère. Sous l’apparente quiétude, couve la menace qu’on sent omniprésente. A lire absolument.

 

Puissant, troublant, et dérangeant.