
C’est le titre d’abord qui m’a intrigué… Qui est cette Petite Poucette ? « […]Ces dernières décennies virent la victoire des femmes, plus travailleuses et sérieuses à l’école, à l’hôpital, dans l’entreprise… que les mâles dominants arrogants et faiblards. Voilà pourquoi ce livre titre : Petite Poucette », voilà la raison du féminin, mais Poucette ? pouce ? Petite poucette est cette jeune femme que vous voyez (ou dont vous êtes), j’en suis sûre, quotidiennement, pianoter à toute allure sur le clavier de son téléphone portable.
A plus de 80 ans, Michel Serres reste étonnament jeune, plus jeune même que bon nombre d’entre nous. Et je pense que cette jeunesse qui habite l’oeil bleu et pétillant de Michel Serres est due à sa capacité à penser les grands bouleversements, et notamment celui que nous vivons aujourd’hui avec les nouvelles technologies, de manière dynamique et positive. il n’est pas de ces vieux barbons qui, crispés sur leurs savoirs, n’en démordent pas.
Ce basculement, selon lui, est aussi important que celui que nos sociétés occidentales ont vécu à la fin de l’Empire romain ou la Renaissance. Aucun changement ne se fait sans crise qui fait trembler les fondations de toute une société : finance, politique, école, Eglise, famille… Dans une société, complètement dépassée par le changement et qui n’arrive pas à suivre, Petite Poucette n’a pas le temps de larmoyer, il lui faut s’adapter et vite. Elle habite en ville la plupart du temps, et cela depuis les années 70,( la paysannerie a pratiquement disparu, aujourd’hui on ne compte plus qu’un pour cent d’agriculteurs) et ne part à la campagne que pour les vacances, histoire de respirer un peu. Cela ne l’empêche pas de se soucier de l’écologie, de faire le tri sélectif, et de se poser des questions sur le réchauffement climatique en mâchonnant une mèche de ses cheveux.
Elle n’est pas insolente en classe, ou à la fac, non, mais bavarde, bavarde. Elle n’écoute plus trop ses professeurs; de toute façon, 70 % de ce qu’ils ont appris est déjà obsolète, et sur ce qui reste, ils ne sont plus indispensables. Il suffit de pianoter sur son clavier et de se connecter sur internet pour trouver les réponses à de nombreuses questions. Le savoir devient beaucoup plus horizontal. Le professeur ne le détient plus exclusivement et par conséquent a perdu de son pouvoir : « Le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut. » Il raconte dans une interview que cela ne l’inquiète pas outre mesure, étant donné qu’on ne transmet pas quelque chose mais soi.
Petite Poucette n’a pas beaucoup d’aide, il faut le dire, car les Institutions des pays dans lesquels elle vit, peinent à se transformer et à inventer de nouveaux modes d’organisation. A un journaliste, le philosophe prédit qu’un jour il n’y aura plus personne à la Grande Bibliothèque car maintenant tout est accessible par internet. Il ne s’agit pas de regretter un monde en train de disparaître mais d’en inventer un nouveau. Toute civilisation vit ses crises et ses mutations. C’est une réalité et il faut faire avec, ni progrès ni catastrophe mais autre monde.
Petite Poucette n’a plus d’idéologie, n’adhère plus au sacro-saint « Travail, Famille, Patrie ». Et bien tant mieux pour elle et pour les siens ! Au moins, on ne l’accusera pas d’être une sorcière et elle a peu de chance, dans l’Occident qui l’a vue naître, de mourir lapidée (croisons les doigts tout de même, je n’ai pas tout à fait l’optimisme de Michel Serres) Ecoutons-le : « Sanguinaires, ces appartenances exigeaient que chacun fit sacrifice de sa vie : martyrs, suppliciés, femmes lapidées, hérétiques brûlés vifs, prétendues sorcières immolées sur des bûchers, voilà pour les églises et le droit; soldats inconnus alignés par milliers dans les cimetières militaires, sur lesquels parfois se penchent, avec compoction, quelques dignitaires, liste longue de noms sur les monuments aux morts – en 14-18 presque toute la paysannerie -, voilà pour la Patrie;camps d’extermination et goulags, voilà pour la théorie folle des « races » et la lutte des classes; quant à la famille, elle abrite la moitié des crimes, une femme mourant chaque jour des sévices du mari ou de l’amant. » On ne peut que lui donner raison, au fond…
A Petite Poucette, il faudra beaucoup lui pardonner, d’erreurs et de maladresses car elle est seule, seule dans un monde bruisant et murmurant, surpeuplé, où Dieu souvent s’est fait la malle, écoeuré sans doute des Hommes et de leur turpitudes.
Elle a des amis pourtant et pas seulement sur les réseaux sociaux, et ils sont « musulmans, sud-américains, chinois, elle les fréquente en classe et sur Facebook, chez elle, partout dans le vaste monde. »
Le virtuel n’est pas la menace qu’on croit, car les premiers êtres virtuels habitèrent les livres, Michel Serres dit et cela me fait beaucoup sourire que « Madame Bovary faisait l’amour virtuellement, et beaucoup mieux peut-être que la majorité de ses contemporains. » Il nous apprend aussi que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes zones du cerveau, qu’une nouvelle intelligence naîtra certainement car « le cerveau évolue physiquement. »
Par les blogs, et par le monde, pour la première fois de l’histoire, « on peut entendre la voix de tous ». Virtuelle, bavarde, chahuteuse et démocratique la parole se libère. A nous de savoir nous adapter, comme le dit l’auteur, au monde que nous avons créé !
Bien sûr, on peut répondre beaucoup de choses, mais pour un moment, je me laisse emporter par cette joie de penser et de philosopher en route pour demain. Et comme Poucette est partageuse et que les Poucets sont des Poucettes comme les autres, ce monde elle veut bien le partager.
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